Skip to main content

Full text of "Notre-Dame de Lourdes [microforme]"

See other formats


t 


k 


NOTRE-DAME 


DE    LOURDES 


PAR 


HENRI  LASSERRE 


oimiAGB  honorI;  d'un  bref  spécial  adressé  a  l'acteur  par  sa  sainteté  le  pape  pie  IX 


DU  CABINET  DE  LECTURE  PAROISSIAL. 

1870. 


110 


bf 


»  .■?  ; 


BREF  DE  SA  SAINTETE  PIE  IX 

A  l'auteur  de  ~ 

NOTRE-DAME  DE  LOURDES. 


A  30N  BIEN-AIMÉ  FILS  HENRI  LASSERRE, 
PIE  IX,  PAPE. 

Blen-aîmê  Fils,  salut  et  bénédiction  apostolique. 

Recevez  nos  félicitations,  bien  cher  Fils.  Gratifié  jadis  d'un  insigne 
bienfait,  voiis  venez,  scrupuleusement  et  avec  amour,  d'' accomplir  le  vœu 
que  vous  avez  fait:  vous  venez  d^  employer  vos  soins  à  prouver  et  à  établir 
la  récente  Apparition  de  la  très-clémente  Mère  de  Dieu  ;  et  cela  d'une 
telle  manière  que  la  lutte  même  de  Vhumaine  malice  contre  la  miséricorde 
divine  sert  précisément  à  faire  ressortir,  avec  p/'«  de  force  et  d  éclat  la 
lumineuse  évidence  du  fait. 

Dans  V exposition  que  vous  faites  des  événements,  dans  leur  trame  et 
leur  enchaînement,  tous  les  hommes  pourront  voir  clairement  et  avec  certi- 
tude comment  notre  très-sainte  Religion  tourne  et  aboutit  au  véritable 
avantage  des  peuples  ;  comment  eVe  comble  de  biens  non-seulement  célestes 
et  spirituels,  mais  encore  temporels  et  terrestres,  tous  ceux  qui  accourent 
â  elle.  Ils  pourront  voir  comment,  même  en  V absence  de  toute  force  ma- 
térielle, cette  Religion  est  toute-puissante  â  maintenir  Vordre  ;  comment, 
parmi  Us  multitudes  émues,  elle  sait  contenir  dans  de  sages  limites  rem- 
portement  et  V indignation,  même  justes,  des  esprits  agités.  Ils  pourront 
voir  enfin  comment  le  Clergé  co-opère  par  ses  loganx  efforts  et  par  son  zèle  à 
de  tels  résultats,  et  comment,  bien  loin  de  favoriser  la  superstition, il  se 
montre  infiniment  plus  lent  et  plus  sévère  que  tout  le  monde,  quand  il  s\igit 
de  porter  un  jugement  sur  des  faits  qui  semblent  surpasser  les  forces  de 
la  nature.  '        .  - 

Avec  une  non  moins  vive  lumière,  votre  récit  rendra  manifeste  cette 
mérité,  que  V impiété  déclare  tout  à  fait  en  vain  la  guerre  d  la  religion, 
et  que  les  méchants  tentent  très-inutilement  di'entraver  par  des  machina- 
tions humaines  les  divins  conseils  de  la  Providence,  la  perversité  des 
hommes  et  leur  coupable  audace  servant  au  contraire  de  moyen  d  la  Pro- 
vidence pour  donner  à  ses  œuvres  plus  de  puissance  et  plus  de  splendeur. 
Telles  sont  les  raisons  qui  nous  ont  fait  accueillir  avec  la  pîus  vive  joie 
votre    livre    intitulé:    NOTRE    DAME    DE   LOURDES.     Xoui 
avons  foi  que  Celle  qui,  de  foutes  parts,  attire  vers  Elle,  pur  \'s  miracles 
de  sa  puii^ssaiice  et  de  si  bonté,  d'S  multitudes  de  pèlerins,  veut  également 
se  servir  de  votre  livre  pour  propager  plus  au  loin  et  exciter  envers  Ede  la 


—  IV  — 


piété  et  la  confiance  des  hommes^  afin  que  tous  puissent  participer  d  la 
plénitude  de  ses  r/rdces.  Comme  gacje  de  ce  succès  que  Nous  prédisons  d 
votre  œuvre,  recevez  Notre  bénédiction  apostolique,  que  Nous  vous  adressons 
bien  affectueusement  en  témoignage  de  Notre  gratitude  et  de  Notre  pater- 
nelle bienveillance. 
Donné  d  Rome,  près  Saint-Pierre,  le  4  septembre  18G9,  de  notre 

pontificat  Van  XXIV. 

PIE  IX,  PAPE. 


DiLECTO  FiLio  ÏÏENRICO  LASSERRE 
Plus  P.  P.  IX. 

Bilecte  Fili,  salutem  et  apostoUcara  Benedictionem. 

Gratulamur  tibi,  Dilecte  Eili,  quocl,insigiii  auctus  beneficio,  votum  tuum 
accuratissimo  studio  diligeutia(]'ie  exsolveris  ;  et  novam  clementissimae 
Dei  Matris  apparitionem  ita  testatam  facere  curaveris,  ut  conflictu  ipso 
humanœ  malitiœ  cum  cœlcsti  misericordia  claritas  eventus  firmior  ac  lucu- 
lentior  appareret.  Omnes  certe  in  proposita  a  te  reram  série  pers- 
picere  poterunt,  religionem  nostram  sanctissiman  vergere  ia  veram  popu- 
lorum  utilitatera  ;  conflLieiites  ad  se  omnes  supernis  juxta  et  terrenis  cumu- 
lare  beneficiis  ;  aptissimara  esse  ordiui  servando,  vi  etiam  submota  ;  cou- 
citatos  in  turbis  animorum  motus,  licet  justes,  compescere  ;  iisque  rébus 
sedulo  adlaborare  Clerum,  eumque  adeo  abesse  a  superstitione  fovenda,  ut 
imo  segniorem  se  prœbeat  ac  sever'orera  aliis  omnibus  in  judicio 
edendo  de  factis,  qune  naturœ  vires  excedere  videntur.  Nec  mi- 
nus aperte  p^tebit,  impietatem  incassum  indixisse  religioni  bellum, 
et  frustra  machinationes  hominum  divinie  Providentine  consiliis  obstare  ; 
quaj  imo  ncquitia  eorum  et  ausu  sic  uti  consucvit,  ut  majorem  inde  quœrat 
operibus  suis  splcndorem  et  virtutem.  Libentissime  propterea  ex- 
cepimus  volumen  tuum^  cui  titulus  Notre  Dame  de  Lourdes  ;  fore 
fidentcs,  ut  quiç  per  mira  potentiiie  ac  benignitatis  suœ  signa  undiquc 
frequentissimos  advenas  acccrsit  ;  scripto  etiam  tuo  uti  velit  ad  propa- 
gandam  latins  fovendamque  in  se  pietatem  hominum  accipere  possint. 
Hujus,  quem  ominamur,  exitus  labori  tuo  auspicem  accipe  Benedictionem 
Apostolicam,  quam  tibi  grati  animi  Nostri  et  paternse  benevolentiie  testem 
peramcnter  impertimus. 

Datum  R()m;\3,  apud    S.  Pctrum,  die,  4  Scptcmbris  18G0,  Pontificatus 
Nostri  Anno  XXIV . 

Plus  PP.  IX. 


PREFACE  PE  L'AUTEUR. 


A  la  suite  d'une  grâce  signalée,  dont  le  récit  tro'ivera  place  dans  lecoursdc  ce 
livre,  je  promis,  il  a  quelques  années,  d'écrire  l'histoire  des  événements  extraor- 
dinaires qui  ont  donné  lieu  au  pèlerinage  de  Lourdes.  Sij'aî  eu  le  tort  très-grave 
de  diflFérer  longtemps  l'exécution  de  ma  promes.'^e,  j'ai  mis  du  moins  une  cons- 
cience absolue  à  étudier  avec  un  soin  scrupuleux  le  sujet  que  je  voulais  traiter. 

En  présence  de  l'incessante  procession  de  visiteurs,  de  pèlerins,  d'hommes,  do 
femmes,  de  peuples  entiers,  qui  viennent  aujourd'hui  de  tous  côtés  s'agenouiller 
devant  une  grotte  déserte,  entièrement  ignoré  il  y  a  dix  ans  et  que  la  parole  d'une 
enfant  a  fait  tout  ù  coup  considérer  comme  un  sanctuaire  divin;  en  voyant  s'élever  le 
vaste  édifice  que  lu  foi  populaire  érige  en  cet  endroit  et  qui  coûtera  près  de  deux 
millions,  (c'est-à-dire  $400,000, £100,000,)  j'ai  éprouvé  le  besoin,  non-seulcmcnt 
de  rechercher  les  preuves  du  fait  surnaturel,  mais  encore  d'examiner  de  quelle 
manière,  par  quel  logique  euchainement  de  choses  ou  d'idées,  la  croyance  s'en 
était  ui  iversellement  répandue. 

Comment  cela  s'est-il  produit  ?  Comment  un  tel  événement  s'est-il  accompli 
en  plein  dix-neuvième  siècle  ?  (  •omment  le  témoignage  d'une   ignorante  petite 
fille  sur  un  fait  aussi  extraordinaire,  sur  des  Apparitions  que  personne  autour 
d'elle  n'apercevait,  a-t-il  pu  trouver  crédit  et  enfanter  de  si  prodigieux  résultats  ? 

Il  y  a  d(  s  gens  qui  répondent  d'un  mot  péremptoire  à  de  telles  questions,  et  le  mot 
de  "  superstition"  est  commode  pour  cela.  Pour  moi,  je  ne  suis  pas  si  expéditif  ; 
et  j'ai  voulu  me  rendre  compte  d'un  phénomène  si  en  dehors  du  cours  ordinaire 
des  choses  et  si  digne  d'attention  à  (juelque  point  de  vue  que  l'on  se  place.  Que 
le  31iracle  soit  vrai  ou  qu'il  soit  faux  ;  que  la  cause  de  ce  vaste  courant  de  peu- 
ples soit  dans  l'action  divine  ou  dans  l'erreur  humaine,  une  semblable  étude  n'en 
est  pas  moins  du  plus  haut  intérêt.  Je  remarque  cependant  que  les  sectaires  du 
Libre  Examen  se  gardent  bien  de  le  faire.  Ils  préfèrent  nier  tout  court.  C'est 
à  la  fois  et  plus  facile  et  plus  prudent. 

Je  comprends  tout  autrement  qu'eux  l'inquiète  recherche  de  la  vérité.  Si  nier 
tout  court  leur  paraît  simple,  aflBrmcr  tout  court  me  semblerait  hasardé. 

J'ai  vu  des  savants  parcourir  péniblement  les  sentiers  ardus  de  la  Montagne 
afin  de  s'expliquer  à  eux-mêmes  pourquoi  tel  insecte  qui  se  trouve  pendant  l'été 
sur  les  somîuets  se  rencontre  pendant  l'hiver  dans  les  vallons.  Cela  e^t  fort 
bien.  Je  me  dis  toutefois  que  les  grands  mouvements  humains,  que  les  causes  qui 
mettent  en  branle  des  multitudes  immenses  méritent,  peut-être  autant,  d'occuper 
et  d'exercer  la  sagacité  de  l'esprit.  L'Histoire,  la  Religion,  la  J?cience,  la  Philo- 
sophie, la  Médecine,  l'analyse  des  divers  ressorts  de  la  nature  humaine,  ont  un 
éyral  intérêt  à  cette  curieuse  étude. 

Cette  étude,  j'ai  voulu  la  faire  complète. 

Aussi  ne  me  suis-je  contenté  ni  des  documents  officiels,  ni  des  lettres,  ni  des 
procès-verbaux,  ni  des  attestations  écrites.  J'ai  voulu,  autant  que  possible,  tout 
connaître,  tout  v'oir  par  moi-même,  tout  f  lire  revivre  à  mes  yeux  par  le  souve- 
nir et  le  récit  de  ceux  «jui  avaient  vu.  J'ai  fait  de  longs  voyages  à  travers  la  France 
pour  interroger  tous  ceux  (\m  avaient  figuré,  soit  comme  personnages  principaux, 
soit  comme  témoins,  dans  les  événemems  que  j'avais  à  rac  nter,  pour  contrôler 
leurs  récits  les  uns  par  les  autres  et  parvenir  de  la  sorte  C»  une  entière  et  lumi- 
neuse vérité. 


—  VI  — 

Dans  mes  investigations  au  sujet  de  cette  divine  histoire,  j'ai  voulu,  en  un  mot, 
suivre  et  pousse,  aus.si  avant  que  cela  se  pouvait,  la  métliode  si  excellente  que  M. 
Thicrs  a  employée  avec  tant  de  supériorité  dans  les  longs  travaux  et  les  sagacea 
recherches  qui  ont  précédé  son  chef  d'œuvre  sur  le  Consulat  et  l'Empire. 

J'ai  la  confi;mce  que,  Dieu  aidant,  mes  eflForts  n'ont  pas  été  entièrement  vains. 

La  vérité  une  fois  connue,  je  l'ai  écrite  avec  autant  de  liberté  que  si,  comme 
le  duc  de  Saint-Simon,  j'eusse  fermé  ma  porte  et  raconté  une  histc're  destinée  à 
ne  paraître  que  dans  un  siècle.  J'ai  voulu  tout  dire  tant  que  les  témoins  sont  encore 
vivants  ;  j'ai  voulu  donner  leurs  noms  et  leur  demeure,  pour  qu'il  fut  possible 
de  les  interroger  et  de  ref  lire,  afin  de  contrôler  mon  propre  travail,  l'enquête  que 
j'ai  faite  moi-mCMue.  J'ai  voulu  que  chaque  lecteur  pût  examiner,  par  lui-môme, 
mes  assertions,  et  rendre  hommage  à  la  Vérité  si  j'ai  été  sincère  :  j'ai  voulu 
qu'il  pût  me  confondre  et  me  déshonorer  si  j'ai  menti. 

L'enquête  approfondie  à  laquelle  je  me  suis  livré,  les  documents  que  j'ai  con- 
sultés, les  nombreux  témoignages  que  j'ùi  entendus,  m'ont  permis  d'entrer  dans 
des  détails  circonstanciés  que  n'avait  pu  aborder  le  récit  sommaire  qu'on  avai  t 
publié  tout  d'abord,  et  de  rectifier  quelques  erreurs  qui  s'étai'-nt  introduites 
dans  la  chronologie  des  faits.  J'ai  rétabli  avec  un  soin  extrême  l'ordre  exact  des 
événem'  nts.  Cela  était  nécessaire  pour  bien  faire  concevoir  leur  suite  logique  et 
pénétrer  dans  leur  essence  intime. 

Etudier  les  faits  non-seulement  dans  leur  écorce  extérieure,  mais  dans  les 
délicatesses  de  leur  physionomie  et  dans  leur  vie  cachée,  avec  une  attention  cons- 
tamment en  éveil,  le  lien  souvent  lointain,  souvent  inaperçu  tout  d'abord,  qui  les 
unit  ;  comprendre  et  exposer  clairement  leur  cause,  leur  origine,  leur  génération  ; 
surprendre  et  voir  agir,  dans  d;^s  profondeurs  qu'on  tente  d'éclairer,  les  lois  éter- 
nelles et  les  harmonies  merveilleuses  de  l'ordre  miraculeux  :  tel  est  le  but  que 
j'ai  eu  la  hardiesse  de  concevoir. 

Avec  une  telle  pensée,  aucune  circonstance  n'était  indifférente  et  ne  devait 
être  négligée.  Le  moindre  détail  pouvait  contenir  une  lumière  et  permettre  de 
surprendre,  si  je  puis  ainsi  parler,  la  main  de  Dieu  en  flagrant  délit. 

De  là,  mes  recherches  ;  de  là,  la  forme,  très-différente  du  style  habituel  des 
histoires  oflEicielles,  (ju'a  prise  de  lui-même  mon  récit  ;  de  là,  tant  dans  la  relation 
des  Apparitions  que  dans  celle  des  guérisons  miraculeu.ses,  ces  portraits,  ces 
dialogues,  ces  paysages,  ces  circonstances  d'heure  et  de  lieu,  ces  constatations  de 
temps  qu'il  faisait;  de  là,  ces  mille  détails  qui  m'ont  coûté  tant  de  peine  à  relever, 
mais  qui  m'ont  donné,  à  mesure  que  je  les  recueillais  pieusement,  l'indicible  joie 
de  voir  par  moi-même,  de  goûter  tt  de  sentir,  dans  tout  le  charme  d'une  décou- 
verte à  peine  soupçonnée  à  l'avance,  l'harmonie  profonde  des  œuvres  qui  vieu- 
nent  de  Dieu. 

Cette  joie,  j'essaye  de  la  communiquer  à  mes  lecteurs,  à  mes  amis,  à  ceux  qui 
sont  curieux  des  secrets  d'en  haut.  Quelques-uns  de  ces  détails  arrivent  parfois 
avec  un  si  merveilleux  à-propos,  que  le  lecteur,  habitué  aux  dissonnances  de  ce 
monde,  pourrait  soupçonner  le  peintre  d'avoir  mis  de  la  complaisance  dans  son 
tableau.     3L\is  Dieu  est  un  artiste  qui  n'a  pas   besoin  (ju'on   invente  pour  lui. 

Les  œuvres  surnaturelles  qu'il  daigne  accomplir  ici-bas  sont  parfaites  par 
elles-mêmes.     Les  copier  fidèlement,  ce  serait  rencontrer  l'idéal. 

3Liis  ({ui  peut  les  copier  de  la  sorte?  Qui  peut  les  voir  dans  toute  leur  beauté 
et  leur  harmonie  ?  Qui  n'a  la  vue  troublée?  Qui  peut  pénétrer  tous  les  secrets 
de  ces  humbles  et  grandes  choses?  Personne,  hélas!  Presque  tout  nous  échappe 
et  nous  ne  faisons  (|u'entrevoir. 

Je  viens  d'oser  dire  ce  que  j'eusse  voulu  faire.  Le  lecteur  seul  verra  ce  que 
j'ai  fait. 


TABLE  DES  lATIEEES 


DE 


NOTRE-DAME  DE  LOURDES. 


Livre  1er  .'—Description  do  la  ville  de  Lour- 
des          1 

—  des  Roches  Massabiclle 3 

Bernadette  Soubirous  et  ses  parents 6 

11  fév.  1858.— Jeudi.— 1ère  apparition  ;  sa  des- 
cription        lo 

—  Sa   mère    défend    à    Bernadette 

d'aller  à  la  grotte 14 

14fév.— Dimanche.  — Sa  mère  lève  sa  dé- 
fense. 2de  apparition 15 

18  fév.— Jeudi.— Sème  apparition  :  Tromesse 

de  venir  pendant  quinze  jours. . .       18 
Livre  2ème.  —  Emotion   publique.  —  Les 

Libres-penseurs 22 

—  Conduite  du  clergé.— L'évêque  de 

Tarbes  l'approuve 2,5 

—  Ho.-itilités  du  pouvoir  oflBciel 30 

21  fév.— Dimanche.— Apparition  :  Trier  pour 

les  pécheurs 31 

—  Le  commissaire  de  police  fait  subir 

un  interrogatoire  à  Bernadette  ; 
nouvelle    défense  d'aller    à  la 

grotte 33 

22 fév.— Lundi.— Bernadette  à  l'école:  Elle 
est  poussée  vers  la  grotte.  — 
Point  de  vision 3i 

—  Le  père  Soubirous  lève  sa  défense.       39 
23  fév.— Mardi.— Apparition  :  Ordre  de  bâtir 

une  chapelle 41 

Livre  3ème  :—  Bernadette  et  M.  Payramale  : 
Je  veux  q  ne  les  prêtres  m'élève 
ici  une  chapelle 50 

—  M.    Payramale    demande     pour 

preuve   que    l'Apparition  fasse 
fleurir  un  égloutier .-Apparition.       53 

—  Apparition,  l'égloutier  ne  fleurit 

pas  :  Pénitence  !  ])enitc)wa .' 66 

—  Description  de  la  maison  des  pa- 

rents de  Bernadette 68 

—  Rernadetto  et  ses  parents  refusent 

une  bourse  pleine  d'or 69 

26  fév.— Apparition  :    Jaillissement    de    la 

Source , . .       60 


25  fév.  —  Explications  des   philosophes   et 

des  journaux 52 

26  fév.— Bernadette  à  la  Grotte:  Point  d'ap- 

parition         (34 

—  Guériîon  de  Louis  Bourriette 65 

—  Les  ouvriers  tracent  d'eux-mêmes 

un  st'ntier gg 

—  Troubles  des  Libres- Penseurs 70 

Livreéème:- 2  Mars  :— Bernadette  et  M.  lo 

Curé 7 

—  Conduite  de  l'Evèque  de  Tarbes  et 

de  son  clergé 73 

—  Conduite  du  préfet  des  Hautes- 

Pyrennéos  75 

4 mars: — Dernier  jour  de  la  quinzaine:  — 

Concours  extraordinaire "q 

—  L'Apparition  commande  à  Berna- 

dette de  boire  à  la  Fontaine 81" 

—  Guérison  du  petit  Justin  Bouho- 

horts 82 

—  Autres  guêrisons 87 

—  Attitude  des  Libres-penseurs 89 

—  Guérison  de  Benoîte  Cazeaux,  etc.  91 

25  mars  :— Apparition  :  Je  suis  l'Immaculée 

Conception 92 

Livre  5ème:— Le  ministre  des  cultes  et  le 

préfet  du  département 95 

—  Prudence  de  l'Evoque  de  Tarbes  .       97 

—  Lundi  de  Pâques,  Apparition  ;  le 

cierge 9^ 

—  Visions  ou  prestiges 99 

—  Les  ex-roto ,•  les  dons 101 

—  Bernadette  et  les  visiteurs 102 

—  Guérison  de  Uenri  Busquet 103 

—  Bernadette  à  l'épreuve 106 

—  Tentative  de  séquestration 110 

—  Dépouillement  de  la  Grotte llo 

Uyre  6ème  :  —  Nouvelle  attitude   des    in- 
croyants       118 

—  Guérison  de  l'enfact  Lasbareilles 

et  autres 119 


VIII 


TABLE  DES  MATIERES. 


Livre  Gèmc  :-Explication?  médicalos  ;  analyse 
de  l'eau  (le  la  Source,  parLatour 
de  Trie 123 

—  Guérisf^n   de   Catherine   Latapie 

Chouat 126 

—  Guérison  de  .AInrianne  Garrot ....      128 

—  —        de  3Iurie  Lanouo  Domen- 

K6 129 

—  Foi  persévérn-'-C  des  multitudes. .      131 

—  rrotostat'  us  contre  l'analyse  de 

M.  Latour 134 

—  Première  communion  de  Borna- 

dette 135 

—  Marche  irrésistible  des  événements.    136 

—  Violences  administratives.— iVrrêtè 

dupréfet 13!) 

—  Interdiction  de  boire  à  la  Source  et 

d'aller  à  la  Grotte 140 

—  Késerve  de  l'EvOque.— Murmures 

des  multitudes 144 

—  Trocès,  condamnations,  acquitte- 

ments       149 

—  La  saison  des  eaux.  —  Le  public 

européen loi 

—  Procès-verbal  contre  M.  L.  Veuil- 

lot,  et  l'amirale  P.ruat 152 

16  ju".'>(  t,  ISème  et  dernière  Appa- 
ritioii 154 

—  Ordonnance  de  l'Evf-que  oonsti- 

tuant  une  commission 156 

—  Le  ministre  des  cultes  et  l'Evêquo 

de  Tarbes 160 

—  Lettre  de  M.  Rcaland  à  l'Evêque 

de  l'arbes 161 

—  Réponse  de  3Igr.  Laurence   à  M. 

Rouland 162 

—  Analysie  de  l'eau  de  la  Source 

miraculeuse  par  M.  Filhol,  pro- 
festenr  de  chimie 164 

—  Libres-penseurs 167 

—  L'autorité  officielle  repousse  i'ex- 

amen 170 

—  Polémique  entre  les  mauvais  jour- 

naux de  Paris  et  l'£rc  impériale.     171 


Livre  6e:— LTnir^rs,  l'Union  et  journaux 

catholiques 172 

—  Napoléon  III 175 

—  Guérison  de  Jean  Marie  Tambour- 

né 179 

—  Guérison  de  Jeanne  Marie  Massot.      176 

—  —        de  Marie  Capdevielle. . .      178 
Mgr.  do  Salini.--,  M.  de  Ressiguier 

et  Napoléon  III  à  Biarritz 179 

—  Napoléon  III  ordonne  a  Massy  de 

rajiporter  son  arrêté ISO 

—  L'ar^'-té  est  rapporté  par  le  maire 

de  Lourdes 181 

Livre  9ème  :— M.  Massy  et  M.  Jacomet  ap- 
pelés à  d'autres  fonctions 83 

—  La  Commission  d'enquête  érigée 

l)ar  l'Evéque  se  rend  à  Lourdes.      184 

—  Méthode  des  opérations  de  la  Com- 

mission         135 

—  Guérison  de  Mme  Rizau 187 

—  Rapport  du  docteur  f  alamon 192 

—  Guérison  de  Mlle  Moreau  de  Saze- 

nay 194 

—  Rupport  du  médecin  Bermont 199 

—  Rapport  de  la  Commission  d'en- 

quête       200 

—  Mandement  de  l'Evêqûe  de  Tarbes.     203 

—  Construction    d'une    église    ans 

Roches  Massabielle 210 

Livre  lOème  :-Guérison  et  récit  de  M.  Lasserre 

auteur  de  cet  ouvrage 210 

—  Guérison  de  M.  Jules  Lacassagne.      219 
Livre  llème :— Transformation  de  la  Grotte.      229 

—  M.  le  curé  de  Lourdes  et  la  cons- 

truction d-^  l'église 230 

—  Statue  de  la  Ste.  Vierge,  l'Eglise 

et  la  crypte  souterraine 232 

—  Lourdes  aujourd'hui,  les  proces- 

sions, pèlerinages 234 

—  Les  morts  et  les  survivants  des 

personnages  qui  figurent  dans 
cette  histoire 237 

—  £a  sœur  Beruard 238 


FIN  DE  LA  TABLE. 


Notre-Dame  de  Lourdes. 


LIVRE  PREMIER. 

Lourdes. —  Les  Roches  Massabielle. —  La  famille  Soubirous.  —  Bernadotte. —  Première  et 
deuxième  Apparition. —  Rumeur  populaire —  Troisième  Apparition. 

La  petite  ville  de  Lourdes  est  située  dans  le  département  des  Hautes- 
Pyrénées,  à  l'embouchure  des  sept  vallées  du  Lavedan,  entre  les  dernières 
ondulations  des  coteaux  qui  terminent  la  plaine  de  ïarbes  et  les  premiers 
escarpements  abruptes  qui  commencent  la  Grande  Montagne.  Les  mai- 
sons, assises  irrégulièrement  sur  un  terrain  accidenté,  sont  groupées  pres- 
qu'en  désordre  à  la  base  d'un  rocher  énorme,  isolé  de  tout  et  sur  lequel  est 
hissé,  comme  un  nid  d'aigle,  un  formidable  château-fort.  Au  pied  de  ce 
roc,  du  côté  opposé  à  la  ville,  à  l'ombre  des  aulnes,  des  frênes  et  des  peu- 
pliers, le  Gave  court  tumultueusement,  brisant  ses  eaux  écumantes  contre 
un  barrage  de  cailloux  et  faisant  tourner  sur  ses  rives  les  roues  sonores  de 
trois  ou  quatre  moulins.  Le  fracas  des  meules  et  le  murmure  du  vent 
dans  les  branch2S  des  arbres  se  mêlent  au  bruit  de  ses  ondes  fuyantes. 

Ce  Gave  est  formé  par  les  divers  torrents  des  vallées  supérieures,  les- 
quels sortent  eux-mêmes  des  glaciers  éternels  et  des  neiges  immaculées  qui 
recouvrent,  dans  les  profondeurs  de  la  chaîne,  les  flancs  arides  de  la  Haute 
Montagne.  Le  principal  de  ces  affluents  vient  de  la  cascade  de  Gavarnie, 
qui  tombe  d'un  de  ces  rares  pics  que  nul  pied  humain  n'a  pu  encore 
gravir. 

Laissant  à  sa  droite  la  ville,  le  Château,  et,  sauf  un  seul  qui  est  à  sa 
gauche,  tous  les  moulins  de  Lourdes,  le  Gave,  pressé  d'arriver,  s'enfuit 
précipitamment  vers  la  ville  de  Pau,  qu'il  dépassera  en  toute  hâte  pour 
aller  se  jeter  dans  l'Adour  et,  de  là,  dans  le  Grand  Océan. 

Aux  environs  de  Lourdes,  le  passage  que  longe  le  Gave  est  tantôt  sau- 
vage et  dur,  tantôt  charmant.  Des  prairies  verdoyantes,  des  champs  cul- 
tivés, des  bois  épais,  des  rochers  ardus  se  mirent  tour  à  tour  dans  ses  eaux. 
Là,  des  terres  riantes  et  fertiles,  ces  points  de  vue  gracieux,  la  grands 
route  de  Pau,  sillonnée  à  toute  heure  par  les  voitures,  les  cavaliers  et  les 
piétons  ;  ici,  les  monts  farouches  et  leur  solitude  terrible. 

Le  pays  a  une  dévotion  particulière  à  la  Vierge.     Ley  sanctuaires  qui 

lui  sont  consacrés  sont  nombreux  dans  les  Pyrénées,  dep\iis  Piétat  ou 

A 


9  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

Garaison  jusqu'à  Bétharram.     Tous  les  autels  de  l'église  de  Lourdes  sont 
voués  à  la  Mère  de  Dieu. 

En  1858,  le  chemin  de  fer  n'y  passait  pas  encore  et  il  n'était  pas  même 
question  qu'il  y  en  eût  jamais.  Un  tracé  beaucoup  plus  direct  paraissait 
indiqué  d'avance  pourl  a  ligne  des  Pyrénées. 

La  cité  toute  entière  et  la  forteresse  sont  situées,  comme  nous  l'avons 
dit,  sur  la  rive  droite  du  Gave,  lequel,  après  s'être  brisé,  en  venant  du 
Midi  contre  le  roc  énorme  qui  sert  de  piédestal  au  Château-fort,  fait  aus- 
sitôt un  coude  à  angle  droit  et  prend  brusquement  la  direction  de  l'Ouest. 

Un  vieux  pont,  bâti  en  amont,  à  quelque  distance  des  premières  maisons 
de  la  ville,  ouvre  une  communication  avec  la  campagne,  les  prairies,  les 
forêts  et  les  montagnes  de  la  rive  ga'^^he. 

{Sur  cette  dernière  rive,  un  peu  au  sous  du  pont  et  en  face  du  Châ- 
teau, une  prise  d'eau  pratiquée  dans  le  Gave  donne  naissance  à  un  très-fort 
canal.  Ce  canal  va  rejoindre  le  Gave  à  un  quart  de  lieue  en  aval,  après  avoir 
dépassé  de  quelques  mètres  seulement  les  Roches  Massabielle,  dont  il 
baigne  la  base. 

L'île  très-allongée  qui  est  formée  par  le  Gave  et  par  ce  courant,  est  une 
vaste  et  verdoyante  prairie.  Dans  le  pays  on  l'appelle  Vile  du  Chalet,  ou, 
plus  brièvement,  le  Chalet. 

Le  moulin  de  Sâvy,  le  seul  qui  se  trouve  sur  la  rive  gauche,  est  bâti  à 
cheval  sur  le  canal  et  sert  de  pont  entre  la  prairie  et  la  terre  ferme.  Ce 
moulin,  de  même  que  le  Chalet,  appartient  à  un  habitant  de  Lourdes,  nom- 
me M.  de  Laffite. 

Or,  en  1858,  il  n'était  guère,  aux  environs  de  la  petite  ville  très-vivante 
que  nous  avons  décrite,  d'endroit  plus  solitaire,  plus  sauvage  et  plus  désert 
que  ces  Roches  Massabielle  au  pied  desquelles  se  rejoignaient  le  Gave  et 
le  canal  du  moulin. 

A  quelques  pas  au-dessus  de  ce  confluent,  sur  le  bord  du  ruisseau,  le 
roc  abrupte  était  percé  à  sa  base  par  trois  excavations  irrégulières,  assez 
bizarrement  superposées  et  communiquant  entre  elles,  comme  pourraient 
le  faire  les  trous  d'une  éponge  gigantesque. 

La  singularité  de  ces  excavations  les  rend  assez  difliciles  à  décrire . 

La  première  et  la  plus  grande  était  au  niveau  du  sol.  Elle  avait  à  peu 
près  l'aspect  d'une  tente  de  marchand  ou  d'un  four  très-informe  et  très- 
haut  qui  serait  verticalement  coupé  vers  le  milieu,  et  qui,  au  lieu  de  for- 
mer une  voûte  entière,  ne  formerait  plus  qu'une  demi-voûte. 

L'entrée,  en  arc  de  cercle  très-contourné,  avait  environ  vingt-cinq  pieds 
de  haut  à  son  point  le  plus  élevé.  La  largeur  de  la  Grotte,  à  peu  près 
égale  à  sa  profondeur,  était  de  soixante-quinze  à  quatre-vingt-dix  pieds. 

A  partir  de  cette  entrée,  le  rocher  allait  en  s'abaissant,  à  la  façon  d'un 
toit  de  grenier  vu  en  dessous,  et  en  se  rétrécissant  à  gauche  et  à  droite. 

Au  dessus,  un  peu  sur  la  droite  du  spectateur,  se  trouvaient,  dans  le 


NOTRE-DAME  DE   LOURDES.  3 

rocher,  les  deux  autres  ouvertures  superposées,  lesquelles  étaient  comme 
les  annexes  et  les  dépendances  de  cette  première  cavité. 

Vue  du  dehors,  la  principale  de  ces  deux  ouvertures  avait,  sous  une 
forme  ovale,  la  hauteur  et  la  largeur  d'une  fenêtre  de  maison  ou  d'une 
niche  d'église.  Elle  s'enfonçait  de  bas  en  haut  dans  le  roc  ;  puis,  arrivée 
à  une  profondeur  de  douze  pieds  environ,  elle  se  bifurquait,  descendant, 
d'un  côté,  à  l'intérieur  de  la  grotte  d'en  bas  et  remontant,  de  l'autre,  en 
revenant  sur  elle-même,  jusqu'à  l'extérieur  du  rocher,  où  son  orifice  for- 
mait cette  deuxième  ouverture  supérieure  dont  nous  venons  de  parler,  et 
qui  n'a /ait  d'importance  qu'en  ce  qu'elle  contribuait  à  éclairer  parfaite- 
ment, et  dans  tous  les  sens,  toute  cette  cavité  supplémentaire. 

Un  églantier  ou  rosier  sauvage,  poussé  dans  une  anfractuosité  du  rocher, 
étendait  ses  longues  tiges  à  la  base  de  l'orifice  en  forme  de  niche. 

Au  pied  de  ce  petit  syc-ème  d'excavations,  très-simple  pour  l'œil,  mais 
très-comphqué  pour  qui  veut  essayer  d'en  donner  une  idée,  à  travers  un 
chaos  de  pierres  énormes  tombées  de  la  Montagne,  passait,  pour  aller  cinq 
ou  six  pas  plus  loin  se  réunir  au  Gave,  le  canal  rapide  du  moulin. 

La  Grotte  se  trouvait  ainsi  juste  en  face  de  la  pointe  inférieure  de  l'île 
du  Chalet,  formée,  comme  nous  l'avons  dit>  par  le  Gave  et  par  le  canal. 

On  nommait  ces  excavations  la  Grotte  de  Massahielle,  du  nom  des 
rochers  dont  elle  dépendait.  "  Massabielle,"  en  patois  du  pays,  veut  dire, 
"  vieux  rochers." 

En  aval,  sur  les  bords  du  Gave,  s'étendait  un  tertre  inculte  et  rapide 
appartenant  comme  tout  le  reste  à  la  commune  de  Lojrdes,  et  où  les  por- 
chers du  pays  venaient  parfois  faire  paître  leurs  vils  troupeaux. 

Quand  survenait  un  ora.'^e,  ces  pauvres  gens  s'abritaient  dans  la  Gro^^te, 
ainsi  que  les  quelques  pêcheurs  qui  venaient  jeter  en  cet  endroit  leurs  filets 
dans  le  Gave. 

Comme  dans  toutes  les  excavations  de  cette  nature,  le  roc  était  sec  en 
temps  ordinaire  et  légèrement  humide  par  les  temps  de  pluie.  Cette  rare 
humidité  et  cet  imperceptible  suintement  des  saisons  pluvieuses  ne  se  fai- 
saient remarquer  que  d'un  seul  côté,  c'eoO-à-dire  à  droite  en  entrant.  Ce 
côté  est  précisément  celui  d'où  vient  habituellement  la  pluie,  fouettée  par 
les  vents  d'ouest  ;  et  il  arrivait  naturellement  au  rocher,  très-mince  et 
plein  de  fentes  en  cet  endroit,  ce  qui  arrive  aux  murs  des  maisons  lors- 
qu'ils sont  à  cette  exposition  et  bâtis  avec  du  mortier  médiocre. 

Le  côté  gauche  et  le  fond,  se  trouvant  en  dehors  de  ces  conditions, 
étaient  constamment  secs  comme  le  plancher  d'un  salon.  L'humidité  acci- 
dentelle de  la  paroi  de  l'ouest  faisait  même  ressortir  la  sécheresse  torride 
du  nord,  de  l'est  et  du  midi  de  la  Grotte. 

Au-dessus  de  la  triple  cavité  s'élevait,  presque  à  pic,  l'énorme  masse  des 
Roches  Massabielle,  tapissées  en  maint  endroit  par  le  lierre  et  le  buis,  par 
les  bruyères  et  par  la  mousse.     Des  ronces  enchevêtrées,  des  noisetiers, 


A  NOTRE-DAME  DE  LOURDES. 

des  éf'laiitiers,  quelques  arbres  dont  le  vent  cassait  souvent  les  branches^ 
avaient  poussé  leurs  racines  dans  les  fentes  du  roc,  partout  où  quelque 
éboulement  des  montagnes,  partout  où  l'aile  des  vents  avaient  porté  une 
pincée  de  terre.  Le  Semeur  éternel,  Celui  dont  linvisible  main  remplit 
d'étoiles  et  de  soleils  les  immensités  de  l'espace,  Celui  qui  a  tiré  du  néant 
le  sol  que  nous  foulons,  les  plantes  et  les  animaux,  le  Créateur  de  tant  de 
millions  d'hommes  qui  ont  peuplé  la  terre  et  de  tant  de  milliards  d'anges 
qui  peuplent  le  ciel,  ce  Dieu  dont  l'opulence  est  sans  bornes  et  la  puis- 
sance sans  limites,  entend  que  nul  atome  ne  soit  perdu  dans  les  vastes 
régions  de  son  œuvre.  Et  voilà  pourquoi  il  ne  laisse  stérile  rien  de  ce  qui 
peut  produire;  voilà  pourquoi,  sur  toute  l'étendue  de  notre  globe,  des 
«Termes  innombrables  flottent  dans  les  airs,  couvrant  la  terre  végétale  par- 
tout où  elle  paraît,  n'eût-elle  de  place  que  pour  l'existence  d'une  touffe 
d'herbe  ou  pour  la  vie  d'ur  brin  de  mousse.  Et  de  même,  ô  Divin  Semeur, 
vos  grâces,  comme  une  invisible  poussière  de  graines  fécondes,  flottent 
autour  de  nos  âmes,  à  l'affût  de  la  bonne  terre.  Et  si  nous  sommes  si  sté- 
riles, c'est  que  nous  vous  présentons,  tantôt  des  cœurs  plus  durs  et  plus 
arides  que  le  rocher,  tantôt  des  chemins  battus  que  foule  sans  cesse  le  pied 
des  passants,  tantôt  des  buissons  d'épines  où  la  mauvaise  plante  occupe 
tout  et  étouffe  la  bonne  semence. 

Il  était  nécessaire  de  décrire  le  pays  où  devaient  se  passer  les  scènes 
diverses  que  nous  avons  à  raconter.  Il  n'importe  pas  moins  d'indiquer  à 
l'avance  quelle  lumière,  je  veux  dire  quelle  profonde  vérité  morale  éclaire 
le  point  de  départ  de  cette  histoire,  dans  laquelle,  ainsi  qu'on  le  verra,  la 
main  de  Dieu  est  apparue  visible.  Ces  réflexions  ne  retarderont  d'ailleurs 
que  d'un  instant  notre  entrée  dans  le  récit. 

C'est,  ce  semble,  une  banalité  de  remar(|uer  que  tout  est  contraste  sur 
cette  terre,  où  sont  mêlés  ensemble  les  méchants  et  les  bons,  les  riches  et 
les  indigents,  et  où  la  chaumière  du  pauvre  n'est  parfois  séparée  que  par 
un  simple  mur  de  la  demeure  d'un  personnage  opulent.  D'un  côté,  tous 
les  plaisirs  d'un  vie  facile,  doucement  organisée  au  milieu  des  délicates 
recherches  du  confortable  et  des  élégances  du  luxe  ;  de  l'autre,  les  hor- 
reurs de  la  misère,  le  froid,  la  faim,  la  maladie,  le  douloureux  cortège  des 
souffrances  humaines.  Autour  des  premiers  les  adulations,  les  visites  em- 
pressées, les  amitiés  bruyantes  :  autour  des  autres  l'indifférence,  la  soli- 
tude, l'abamlon.  Soit  qu'il  craigne  l'importunité  de  ses  demandes  formelles 
ou  tacites,  soit  qu'il  redoute  comme  un  reproche  le  spectacle  de  cet  affreux 
dénûment,  le  Monde  évite  le  pauvre  et  s'organise  en  dehors  de  lui.  Le3 
riches,  se  formant  en  un  cercle  exclusif  que  leur  orgueil  appelle  "  la  bonne 
compagnie,"  considèrent  comme  n'ayant  en  quehjue  sorte  qu'une  existence 
secondaire  et  indigne  d'attention  tout  ce  qui  est  en  dehoi  d'eux,  tout  ce 
qui  n'appartient  pas  à  la  classe  des  "  gens  comme  il  faut."  Lorsqu'ils  font 
travailler  l'ouvrier,  lors  même  qu'ils  sont  bons  et  qu'ils  secourent  l'indi- 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  5 

-gent,  ils  le  traitent  comme  un  protégé,  comme  un  inférieur  ;  ils  n'ont  point 
pour  lui  cette  simple  et  intime  i..çon  d'agir  qu'ils  auraient  avec  un  des 
leurs.  Sauf  quelques  rares  chrétiens,  nul  ne  s'occupe  du  pauvre  comme 
d'un  frère,  comme  d'un  égal.  Sauf  des  saints, — hélas  !  bien  clair-seméa 
au  temps  où  nous  vivons, — à  qui  viendrait  l'idée  de  lui  montrer  ce  respect 
que  l'on  a  pour  un  supérieur?  Dans  le  monde  proprement  dit,  dans  le 
vaste  monde,  le  pauvre  est  absolument  délaissé.  Accablé  sous  le  poids  du 
travail,  épuisé  de  besoins,  dédaigné  et  abondonné,  ne  semble-t-il  pas  qu'il 
soit  maudit  du  Créateur  de  la  terre  ?  Eh  bien  !  c'est  précisément  tout  le 
contraire  :  il  est  le  bien-aimé  du  Père  universel.  Tandis  que  ie  Monde  a 
été  maudit  à  jamais  par  l'infaillible  parole  du  Christ,  ce  sont  les  pauvres, 
les  souffrants,  les  humbles,  les  petits,  qui  sont  pour  Dieu  la  -'bonne  com- 
pagnie," la  société  choisie  où  se  complaît  son  cœur. —  "  Vous  êtes  mes 
amis,"  leur  dit-il  dans  son  Evangile.  Il  fait  plus  :  il  s'identifie  avec  eux, 
n'ouvrant  le  ciel  aux  riches  qu'autant  qu'ils  auront  été  les  bienfaiteurs  der 
indigents  :  "  Ce  que  vous  avez  fait  au  dernier  de  ces  abandonnes,  c'est  à 
Moi-même  que  vous  l'avez  fait." 

Aussi,  quand  le  Fils  de  Dieu  est  venu  sur  la  terre,  a-t-il  voulu  naître, 
vivre  et  mourir  au  milieu  des  pauvres,  être  lui-même  un  pauvre.  C'est 
parmi  eux  qu'il  a  pris  ses  Apôtres,  ses  principaux  Disciples,  les  premiers 
nés  de  son  Eglise.  Dans  l'histoire,  déjà  longue,  de  cette  Eglise,  c'est  sur 
les  pauvres  qu'il  a  généralement  répandu  ses  plus  grandes  grâces  spiri- 
tuelles. De  tout  temps  et  sauf  de  légères  exceptions,  les  Apparitions,  les 
Visions,  les  révélations  particulières,  ont  été  le  privilège  de  ces  indigents 
et  de  ces  petits  que  le  Monde  dédaigne. 

Lorsque,  dans  sa  sagesse,  Dieu  juge  bon  de  se  manifeser  sensiblement 
aux  hommes  par  ces  phénomènes  mystérieux,  il  descend,  de  môme  qu'un 
Roi  en  voyage,  dans  la  maison  de  ses  ministres  ou  de  ses  amis  particuliers. 
Et  voilà  pournuoiil  choisit  habituellement  la  demeure  des  pauvres  et  des 
petits 

t-iepuis  bientôt  dt  u.  "'es  années  se  vérifie  la  parole  de  l'Apôtre  :  "  Dieu 
a  fait  élection  de  ce  qui  est  faible  selon  le  monde  pour  confondre  ce  qui 
est  puissant." 

Le  récit  (pie  nous  avons  entrepris  fournira  peut-être  quelques  preuves 
de  ces  trè.<-liautes  vérités. 

Le  11  février  inaugurait  en  1858  la  semaine  de  réjouissances  profanes 
qui,  suivant  un  usage  immémorial,  précèdent  les  austérités  du  Carême. 
C'était  le  jour  du  Jeudi-Gras.  Le  temps  était  froid,  un  peu  couvert,  mais 
très-calme.  Dans  les  profondeurs  du  ciel  les  nuages  se  tenaient  immobiles. 
Aucune  brise  ne  les  poussait  les  uns  contre  les  autres,  et  l'atmosphère  était 
d'une  entière  placidité.  Par  moments  tombaient  du  ciel  quelques  rareg 
gouttes  d'eau. 

Onze  heures  du  matin  avaient  déjà  sonné  à  T Eglise  de  Lourdes. 


0  NOTRE-DAME  DE   LOURDES. 

Tandis  que,  presque  partout,  se  préparaient  de  joyeuses  réunions  et  des 
festins,  une  famille  de  pauvres  gens,  qui  demeuraient  comme  locataires 
dans  une  misérable  maison  de  la  rue  des  Petits-fossés,  n'avait  pas  même 
de  bois  pour  faire  cuire  son  maigre  dîner. 

Le  père,  encore  jeune,  exerçait  la  profession  de  meunier,  et  il  avait  pen' 
dant  quelque  temps  exploité,  comme  fermier,  un  petit  moulin  au  nord  de  la 
ville,  sur  l'un  des  ruisseaux  qui  se  jettent  dans  le  Gave.  Mais  ce  métier 
exige  des  .  ances,  les  gens  du  peuple  ayant  coutume  de  faire  moudre  à 
crédit;  et  le  pauvre  meunier,  pour  cette  raison,  avait  été  obligé  de  renon- 
cer à  la  ferme  du  petit  moulin,  oii  son  travail,  loin  de  le  mettre  dans  l'ai- 
sance, avait  contribué  à  le  jf^ter  dans  une  indigence  plus  profonde.  En 
attendant  des  jours  meilleurs,  il  travaillait, — non  point  chez  lui,  car  il  n'a- 
vait rien  au  monde,  pas  même  un  petit  jardin, — mais  de  divers  côtés,  chez 
quelques  voisins,  qui  l'employaient  de  temps  en  temps  comme  journalier. 

Il  se  nommait  François  Soubirous  et  était  marié  à  une  très-honnête 
femme,  Louise  Castérot,  qui  était  une  bonne  chrétienne  et  qui  soutenait 
son  courage. 

Ils  avaient  quatre  enfants  :  deux  filles,  dont  l'aînée  avait  environ  qua- 
torze ans,  et  deux  garçons  beaucoup  plus  jeunes  ;  le  dernier  avait  à  peine 
trois  ou  quatre  ans. 

Depuis  quinze  jours  seulement  leur  fille  aînée,  une  chétive  enfant, 
demeurait  avec  eux.  C'est  cette  petite  fille  qui  doit  jouer  un  rôle  con- 
sidérable dans  notre  récit,  et  nous  avons  étudié  avec  soin  toutes  les  parti- 
cularités et  tous  les  détails  de  sa  vie. 

Lors  de  sa  naissance,  sa  mère,  malade  à  cette  époque,  n'avait  pu  l'allai- 
ter, et  elle  l'avait  mise  en  nourrice  dans  un  village  voisin,  à  Bartrès,  où 
l'enfant  demeura  après  son  sevrage.  Louise  Soubirous  était  devenue  mère 
une  seconde  fois  ;  et  deux  enfants  à  soigner  en  même  temps  l'eussent 
retenue  au  logis  et  empêchée  d'aller  en  journée  et  dans  les  champs,  ce 
qu'elle  pouvait  faire  aisément  avec  un  seul  nourrisson.  C'est  pour  cela 
que  les  parents  laissèrent  leur  première-née  à  Bartrès.  Ils  payaient  pour 
son  entretien,  quelquefois  en  argent  et  plus  souvent  en  nature,  une  pen- 
sion de  cinq  francs  par  mois. 

Lorsque  la  petite  fille  eut  atteint  l'âge  d'être  utile,  et  qu'il  fut  question 
de  la  reprendre  dans  la  maison  paternelle,  les  bons  paysans  qui  l'avaient 
nourrie  s'aperçurent  qu'ils  s'étaient  attachés  à  elle  et  qu'ils  la  considé- 
raient, ou  à  peu  près,  comme  une  de  leurs  enfants.  Dt^s  ce  moment,  ils 
se  chargèrent  d'elle  pour  rien,  l'employant  à  garder  les  brebis.  Elle 
grandit  ainsi  au  milieu  de  cette  famille  adoptive,  passant  toutes  ses  journées 
dans  la  soHtude,  sur  les  coteaux  déserts  où  paissait  son  humble  troupeau. 

En  fait  de  prières,  elle  ne  connaissait  au  monde  que  le  chapelet  Soit 
que  sa  mère  nourrice  le  lui  eût  recommandé,  soit  plutôt  que  ce  fût  un 
besoin  naïf  de  cette  àrae  innocente,  partout  et  à  toute  heure,  en  gardant 


NOTRE-DAME   DE  LOURDES.  f 

ses  brebis,  elle  récitait  cette  prière  des  simples.  Pais  elle  s'amusait  toute 
seule  avec  ces  bijoux  naturels  que  la  Providence  maternelle  fournit  aux 
enfants  du  pauvre,  plus  aisés  à  contenter,  en  cela  comme  en  tout,  que  les 
enfants  du  riche  :  elle  jouait  avec  les  pierres  qu'elle  entassait  en  petits 
édifices  enfantins,  avec  les  plantes  et  les  fleurs  qu'elle  cueillait  çà  et  là, 
avec  Peau  des  ruisseaux  où  elle  jetait  et  suivait  Is  l'œil  d'immenses  flottes 
de  brins  d'herbes  ;  elle  jouait  avec  celui  qui  était  son  préféré  dans  le 
troupeau  confié  à  ses  soins.  "  Le  cous  mes  agneaux,  disait-elle  un  jour,  il 
y  en  a  un  que  j'aime  plus  que  tous  les  autres." — "  Et  lequel  ?"  lui  deman- 
da t-on. — "  Celui  que  j'aime,  c'est  le  plus  petit.  Et  elle  se  plaisait  à  le 
caresser  et  à  fo],âtrer  avec  lui. 

Elle  était  elle-même  parmi  les  enfants  comme  ce  pauvre  agneau,  faible 
et  petit,  qu'elle  aimait.  Quoiqu'elle  eût  déjà  quatorze  ans,  tout  au  plus 
si  on  lui  en  eût  donné  onze  ou  douze.  Sans  être  pour  cela  maladive,  elle 
était  sujette  aux  oppressions  d'un  asthme  qui  parfois  la  faisait  beaucoup 
souffrir.  Elle  prenait  en  patience  son  mal,  et  elle  acceptait  ses  douleurs 
physiques  avec  cette  résignation  tranquille  qui  paraît  si  diflScile  aux  riches 
et  que  les  indigents  semb^     ^  tf  iver  toute  naturelle. 

A  cette  école  innocente  et  solitaire,  la  pauvre  bergère  apprit  peut-être 
ce  que  le  monde  ignore  :  la  simplicité  qui  plaît  tant  à  Dieu.  Loin  de 
tout  contact  impur,  s'entretenant  avec  la  Vierge  Marie,  passant  son  temps 
et  ses  heures  à  la  couronner  de  prières  en  égrenant  le  chapelet,  elle  con- 
serva cette  candeur  absolue,  cette  pureté  baptismale  que  le  souôle  du 
monde  ternit  si  vite,  même  chez  les  meilleurs. 

Telle  était  cette  âme  d'enfant,  limpide  et  paisible  comme  ces  lacs  inconnus 
qui  sont  perdus  dans  les  hautes  montagnes  et  où  se  mirent  en  silence 
toutes  les  splendeurs  du  ciel.  "  Heureux  les  cœurs  purs,  dit  l'Evangile  : 
ce  sont  ceux-là  qui  verront  Dieu  !" 

Ces  grands  dons  sont  des  dons  cachés,  et  l'humilité  qui  les  possède  les 
ignore  souvent  elle-même.  La  petite  fille  avait  déjà  quatorze  ans  ;  et,  si 
tous  ceux  qui  l'approchaient  par  hasard  se  sentaient  attirés  vers  elle  et 
secrètement  charmés,  elle  n'en  avait  point  conscience.  Elle  se  considérait 
comme  la  dernière  et  la  plus  arriérée  des  enfants  de  son  âge.  Elle  ne 
savait,  en  effet,  ni  lire  ni  écrire.  Bien  plus,  elle  était  tout  à  fait  étrangère 
à  la  langue  française,  et  ne  connaissait  que  son  pauvre  patois  pyrénéen. 
On  ne  lui  avait  jamais  appris  le  catéchisme.  En  cela  aussi  son  ignorance 
était  extrême  :  "  Notre  Père,  Je  vous  galue.  Je  crois  en  Dieu,  Gloire  au 
Père,''^  récités  au  courant  du  chapelet,  constituaient  tout  son  savoir 
religieux. 

Après  de  tels  détails,  il  est  inutile  d'ajouter  qu'elle  n'avait  point  fait 
encore  sa  première  communion.  C'était  précisément  pour  l'y  préparer  et 
l'envoyer  au  catéchisme  que  les  Soubirous  venaient  de  la  retirer  du  village 
perdu,  habité  par  ses  parents  nourriciers,  et  de  la  prendre  chez  eux,  à 
Lourdes,  malgré  leur  excessive  pauvreté. 


8  NOTRE-DAME  DE  LOURDES. 

Elle  était,  depuis  deux  semaines,  rentrée  au  logis  paternel.  Préoccupée 
.de  son  asthme,  de  sa  frêle  apparence,  sa  mère  avait  pour  elle  des  soins 
particuliers.  Tandis  que  les  autres  enfants  des  Soubirous  allaient  nu-pieds 
dans  leurs  sabots,  celle-ci  avait  des  bas  dans  les  siens  ;  tandis  que  sa  sœur 
ci  ses  frères  couraient  librement  au  dehors,  elle  était  presque  constamment 
utilisée  à  l'intérieur.  L'enfant,  habituée  au  grand  air,  eût  aimé  à  sortir. 

Donc  ce  jour-là  était  le* Jeudi-Gras  :  onze  heures  avaient  sonné,  et  ces 
pauvres  gens  n'avaient  pas  de  bois  pour  préparer  leur  dîner. 

— Va  en  ramasser  sur  le  bord  du  Gave  ou  dans  les  communaux,  dit  la 
mère  à  Marie,  sa  seconde  fille. 

De  même  qu'en  bien  des  endroits,  les  indigents  avaient,  dans  la  com- 
mune de  Lourdes,  un  menu  droit  de  cueillette  sur  les  branches  desséchées 
que  le  vent  fait  tomber  des  arbres,  sur  les  épaves  de  bois  mort  que  le 
torrent  déposait  et  laissait  parmi  les  cailloux  du  rivage. 

Marie  chaussa  ses  sabots. 

L'ainée,  celle  dont  nous  venons  de  parler,  la  petite  bergère  de  Bartrès, 
la  regardait  d'un  œil  d'envie. 

— Permettez-moi  de  la  suivre,  dit-elle  enfin  à  sa  mère.  Je  rapporterai, 
moi  aussi,  mon  petit  paquet  de  bois. 

— Non,  répondit  Louise  Soubirous  :  tu  tousses,  tu  prendrais  du  mal. 

Une  jeune  fille  de  la  maison  voisine,  Jeanne  Abadie,  âgée  d'environ 
quinze  ans,  était  entrée  sur  ces  entrefaites  et  se  disposait  également  à  aller 
à  la  cueillette  du  bois.  Toutes  ensembles  insistèrent,  et  la  mère  se  laissa 
fléchir. 

L'enfant  avait  en  ce  moment,  comme  c'est  la  coutume  parmi  les  paysan- 
nes du  Midi,  la  tête  coiffée  d'un  moi-choir,  noué  sur  le  côté. 

Cela  ne  parut  pas  suffisant  à  la  mère. 

— Prends  ton  capulet,  lui  dit-elle. 

Le  Capulet  est  un  vêtement  très-gracieux,  particulier  aux  races  pyré- 
néennes, et  qui  tient  à  la  fois  de  la  coiffure  et  du  petit  manteau  :  c'est  une 
espèce  de  capuchon,  en  drap  très-fort,  tantôt  blanc  comme  la  toison  des 
brebis,  tantôt  d'un  rouge  éclatant,  qui  couvre  la  tête  et  qui  tombe  en 
arrière  sur  les  épaules  jusqu'à  la  hauteur  des  reins.  Lorsqu'il  fait  très- 
froid  ou  qu'il  y  a  du  vent,  les  femmes  le  ramènent  sur  le  devant  et  s'en 
enveloppent  avec  soin  le  cou  et  les  bras  ;  quand  ce  vêtement  leur  semble 
trop  chaud,  elles  le  plient  en  carré  et  le  portent  sur  la  tête,  comme  une 
sorte  de  berret  quadrangulaire. 

Le  capulet  de  la  petite  bergère  de  Bartrès  était  blanc. 

Les  trois  enfants  sortirent  de  la  ville,  et,  traversant  le  pont,  arrivèrent 

bientôt  sur  la  rive  gauche  du  Gave.     Elles  passèrent  par  le  moulin  de  M. 

de  Laffite,  entrèrent  dans  l'île  du  Chalet,  cherchant  çà  et  là  des  débris  de 

bois  pour  faire  leur  petit  fagot. 

Elles  descendaient  peu  à  peu  la  prairie  en  suivant  le  cours-  du  Gave. 


NOTRE-DAME   DE  LOURDES.  9 

La  frêle  enfant  que  la  mère  avait  hésité  à  laisser  sortir  cheminait  un  peu 
en  arrière.  Moins  heureuse  que  ses  deux  compagnes,  elle  n'avait  encore 
rien  trouvé,  et  son  tablier  était  vide,  tandis  que  celui  de  sa  sœur  et  de 
Jeanne  commençait  ».  se  garnir  de  menues  branches  et  de  copeaux. 

Vêtue  d'une  robe  noire  tout  usée  et  raccommodée,  son  délicat  visage 
encadré  dans  le  capulet  blanc  qui  recouvrait  sa  tête  et  retombait  sur  ses 
épaules,  les  pieds  fermés  dans  ses  sabots  grossiers,  elle  avait  une  grâce 
innocente  et  rustique  qui  charm'^H  le  cœur  pl^s  encore  que  les  yeux. 

Elle  était  petite  pour  son  âge.  Bien  que  ces  traits  enfantins  fussent  un 
peu  hâlés  par  le  soleil,  ils  n'avaient  rien  perdu  de  leur  délicatesse  native. 
Ses  cheveux,  noirs  et  fins,  paraissaient  à  peine  sous  son  mouchoir.  Son 
front,  assez  découvert,  était  d'une  incomparable  pureté  de  lignes.  Sous 
ses  sourcils  bien  arqués,  ses  yeux  bruns,  plus  doux  en  elle  que  des  yeux  ' 
bleus,  avaient  une  beauté  tranquille  et  profonde,  dont  aucune  passion 
mauvaise  n'avait  jamais  troublé  la  limpidité  magnifique.  C'était  l'œil 
simple  dont  parle  l'Evangile.  La  bouche,  merveilleusement  expressive, 
laissait  deviner  dans  l'âme  un  mouvement  habituel  de  bonté  et  de  compassion 
pour  toute  soufirance. 

La  physionomie,  douce  et  intelligente,  plaisait  ;  et  tout  cet  ensemble 
possédait  un  attrait  extraordinaire,  qui  se  faisait  sentir  aux  côtés  les  plus 
élevés  de  l'âme.  Qu'était-ce  que  cet  attrait,  j'allais  dire  cet  ascendant  et 
cette  autorité  secrète  en  cette  pauvre  enfant  ignorante  et  vêtue  de  haillons  ? 
C'était  la  plus  grande  et  la  plus  rare  chose  qui  soit  en  ce  monde  ;  la 
majesté  de  l'innocence. 

Nous  n'avons  point  encore  dit  son  nom.  Elle  avait  pour  patron  un 
grand  Docteur  de  l'Eglise,  celui  dont  le  génie  s'abrita  plus  particulière- 
ment sous  la  protection  de  la  Mère  de  Dieu,  l'auteur  du  Memorare,  "  Sou- 
venez-vous, ô  très-pieuse  Vierge  Marie,"  l'admirable  saint  Bernard.  Toute- 
fois, suivant  une  habitude  qui  a  sa  grâce,  ce  grand  nom  donné  à  cette 
humble  paysanne  avait  pris  une  tournure  enfantine  et  champêtre.  La 
petite  fille  portait  un  joli  nom,  gracieux  comme  elle  :  elle  s'appelait  Berna- 
dette. 

Elle  suivait  sa  sœur  et  sa  compagne  le  long  de  la  prairie  du  moulin,  et 
cherchait,  mais  inutilement,  parmi  les  herbes,  quelques  morceaux  de  bois 
pour  le  foyer  de  la  maison. 

Telle  devait  être  Ruth  ou  Noëmi,  allant  glaner  dans  les  champs  de 
Booz. 

Les  trois  petites  filles,  cheminant  de  la  sorte,  étaient  arrivées  au  fond 
de  l'île  du  Chalet,  juste  en  face  de  la  triple  excavation  que  présentait  aux 
regards  cette  Grotte  de  Massabielle  que  nous  avans  essayé  de  décrire  plus 
haut.  Elles  n'en  étaient  séparées  que  par  le  cours  d'eau  du  moulin, 
ordinairement  très-fort,  qui  baignait  le  pied  des  rochers. 

Or,  ce  jour-là,  le  mouhn  de  Sâvy  étant  en  réparation,  on  avait,  autant 


'*|Ç  NOTRE-DAME   DE  LOURDES. 

que  possible,  fermé  en  amont  la  prise  d'eau  ;  et  le  canal  était,  sinon  tout  à 
fait  sec,  du  moins  très-aisé  à  franchir  :  il  n'y  avait  guère  qu'un  filet  d'eau. 
Tombées  des  divers  arbustes  qui  poussaient  dans  les  anfractuosités  du 
rocher,  des  branches  de  bois  mort  tapissaient  ce  lieu  désert,  que  le  dessè- 
chement accidentel  du  canal  rendait  en  ce  moment  plus  accessible  que  de 
coutume. 

Joyeuses  de  cette  trouvaille,  dihgentes  et  actives  comme  la  Marthe  de 
l'Evangile,  Jeanne  et  Marie  ôtèrent  bien  vite  leurs  sabots  de  bois  et  traver- 
sèrent le  ruisseau. 

— L'eau  est  bien  froide,  dirent-elles  en  arrivant  sur  l'autre  rive  et 
remettant  leui*s  sabots. 

On  était  au  mois  de  février,  et  ces  torrents  de  la  Montagne,  à  peine 
sortis  des  neiges  étemelles  où  leur  source  se  form^,  sont  généralement 
d'une  température  glaciale. 

Bernadette,  moins  alerte  ou  moins  empressée,  chétive  d'ailleurs,  était 
encore  en  deçà  du  petit  cours  d'eau.  C'était  pour  elle  tout  un  embarras 
que  de  traverser  ce  faible  courant.  Elle  avait  des  bas,  tandis  que  Marie  et 
Jeanne  étaient  nu-pieds  dans  leurs  sabots,  et  elle  avait  à  se  déchausser. 
Devant  l'exclamation  de  ses  compagnes,  elle  redouta  le  froid  de  l'eau. 
— Jetez  deux  ou  trois  grosses  pierres  au  milieu  du  ruisseau,  leur  dit- 
elle,  pour  que  je  puisse  passer  à  pied  sec. 

Les  deux  glaneuses  de  bois  s'occupaient  déjà  à  composer  leur  petit 
fagot.     Elles  ne  voulurent  pas  perdre  leur  temps  à  se  déranger  : 
— Fais  comme  nous,  répondit  Jeanne  :  mets-toi  nu-pi'^ds. 
Bernadette  se  résigna,  et  s'adossant  à  un  fragment  de  roche  qui  était 
là,  elle  commença  à  défaire  sa  chaussure. 

Il  était  environ  midi.  U Angélus  devait  sonner  en  ce  moment  à  tous 
les  clochers  des  villages  pyrénéens. 

Elle  était  en  train  d'ôter  son  premier  bas,  lorsqu'elle  entend  autour 
d'elle  comme  le  bruit  d'un  coup  de  vent,  se  levant  dans  la  prairie  avec  je 
ne  sais  quel  caractère  d'irrésistible  puissance. 

Elle  crut  à  un  ouragan  soudain  et  se  retourna  mstinctivement.  A  sa 
grande  surprise,  les  peupliers  qui  bordent  le  Gave  étaient  dans  une  com- 
plète immobilité.  Aucune  brise,  même  légère,  n'agitait  leurs  branches 
paisibles. 

— Je  me  serai  trompée,  se  dit-elle. 
Et,  songeant  encore  à  ce  bruit,  elle  ne  savait  que  croire. 
Elle  se  remit  à  se  déchausser. 

En  ce  moment  l'impétueux  roulement  de  ce  souffle  inconnu  se  fit  enten- 
dre de  nouveau. 

Bernadette  leva  la  tête,  regarda  en  face  d'elle  et  poussa  aussitôt,  ou 
plutôt  voulut  pousser  un  grand  cri,  qui  s'étouffa  dans  sa  gorge.  Elle 
frissonna  de  tous  ses  membres,  et,  terrassée,  éblouie,  écrasée  en  quelque 


NOTRE-DAME  DE   LOURDES.  11 

sorte  par  ce  qu'elle  aperçut  devant  elle,  elle  s'afiaissa  sur  elle-même,  ploya, 
pour  ainsi  dire,  tout  entière,  et  tomba  à  deux  genoux. 

Un  spectacle  vraiment  inouï  venait  de  frapper  son  regard.  Le  récit  de 
Penfant,  les  interro^itio^?;  innombrables  que  lui  ont  faites  depuis  cette 
époque  mille  esprits  ia»  ^tîc'ateurs  et  sagaces,  les  particularités  précises  et 
minutieuses  dans  lesquelles  tant  d'intelligences  en  éveil  l'ont  forcé  de  des- 
cendre, permettent  de  tracer  d'une  main  aussi  sûre  de  chaque  détail  que 
de  la  physionomie  générale,  le  portrait  étonnant  de  l'Etre  merveilleuy  qui 
apparut  en  cet  instant  aux  yeux  de  Bernadette,  terrifiée  et  ravie. 

Au-dessus  de  la  Grotte  devant  laquelle  isfarie  et  Jeanne,  empressées  et 
courbées  vers  la  terre,  ramassaient  du  bois  moi  t  ;  dans  cette  niche  rusti- 
que formée  par  le  rocher,  se  tenait  debout,  au  sein  d'une  <  \rté  surhu- 
maine, une  femme  d'une  incomparable  splendeur. 

L'inefiable  lueur  qui  flottait  autour  d'elle  ne  troublait  ni  isait  les 

yeux  comme  l'éclat  du  soleil.  Tout  au  contraire,  cette  auréole,  vive 
comme  un  faisceau  de  rayons  et  paisible  comme  l'ombre  profonde,  attirait 
invinciblement  le  regard,  qui  semblait  s'y  baigner  et  s'y  reposer  avec 
délices.  C'était,  comme  l'Etoile  du  matin,  la  lumière  dans  la  fraîcheur. 
Rien  de  vague,  d'ailleurs,  ou  de  vaporeux  dans  l'Apparition  elle-même. 
Elle  n'avait  point,  les  contours  fuyants  d'une  vision  fantastique  ;  c'était 
une  réalité  vivante,  un  corps  humain,  que  l'œil  jugeait  palpable  comme  la 
chair  de  nous  tous,  et  qui  ne  différait  d'une  personne  ordinaire  que  par  son 
auréole  et  par  sa  divine  beauté. 

Elle  était  de  taille  moyenne.  Elle  semblait  toute  jeune  et  elle  avait  la 
grâce  de  la  vingtième  année  ;  mais,  sans  rien  perdre  de  sa  tendre  délica- 
tesse, cet  éclat,  fugitif  dans  le  temps,  avait  en  elle  un  caractère  éternel. 
Bien  plus,  dans  ses  traits  aux  lignes  divines  se  mêlaient  en  quelque  sorte, 
sans  en  troubler  l'harmonie,  les  beautés  successives  et  isolées  des  quatre 
saisons  de  la  vie  humaine.  L'innocente  candeur  de  l'Enfant,  la  pureté 
absolue  de  la  Vierge,  la  gravité  tendre  de  la  plus  haute  des  Maternités, 
une  Sagesse  supérieure  à  celle  de  tous  les  siècles  accumulés,  se  résumaient 
et  se  fondaient  ensemble,  sans  se  nuire  l'une  à  l'autre,  dans  ce  merveilleux 
visage  de  jeune  fille.  A  quoi  la  comparer  en  ce  monde  déchu,  où  les 
rayons  du  beau  sont  épars,  brisés  et  ternis,  et  où  ils  ne  nous  apparaissent 
jamais  sans  quelque  impur  mélange  ?  Toute  image,  toute  comparaison 
serait  un  abaissement  de  ce  type  indicible.  Nulle  majesté  dans  l'univers, 
nulle  distinction  de  ce  monde,  nulle  simplicité  d'ici-bas,  ne  peuvent  en  don- 
ner une  idée  et  aider  à  le  faire  mieux  comprendre.  Ce  n'est  point  avec  les 
lampes  de  la  terre  que  l'on  peut  faire  voir,  et,  pour  ainsi  dire,  éclairer  les 
astres  du  ciel. 

La  régularité  même  et  l'idéale  pureté  de  ces  traits,  où  rien  n'était  heurté, 
les  dérobe  à  la  description.  Faut-il  dire  cependant  que  la  courbe  ovale  du 
visage  était  d'une  grâce  infinie,  que  les  yeux  étaient  bleus  et  d'une  suavité 


12  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

qui  semblait  fondre  le  cœur  de  quiconque  en  était  regardé  ?  Les  lèvres 
respiraient  une  bonté  et  une  mansuétude  divines.  Le  front  paraissait  con- 
tenir la  sagesse  suprême,  c'est-à-dire  la  science  de  toutes  choses,  unie  à  la 
vertu  sans  bornes. 

Les  vêtements,  d'une  étoffe  inconnue,  et  tissés  sans  doute  dans  l'atelier 
mystérieux  oii  s'habille  le  lis  des  vallées,  étaient  blancs  comme  la  neige 
immaculée  des  montagnes,  et  plus  magnifiques  en  leur  simplicité  que  le 
costume  éclatant  de  Salomon  dans  sa  gloire.  La  robe,  longue  et  traînante, 
la  robe  aux  chastes  plis,  laissait  ressortir  les  pieds,  qui  reposaient  sur  le 
roc  et  foulaient  légèrement  la  branche  de  l'églantier.  Sur  chacun  de  ces 
pieds,  d'une  nudité  virginale,  s'épanouissait  la  Rose  mystique,  couleur 
d'or. 

Sur  le  devant,  une  ceinture,  bleue  comme  le  ciel  et  nouée  à  moitié  autour 
du  corps,  pendait  en  deux  longues  bandes  qui  touchaient  presque  à  la 
naissance  des  pieds.  En  arrière,  enveloppant  dans  son  amplitude  les  épaules 
et  le  haut  des  bras,  un  voile  blanc,  fixé  autour  de  la  tête,  descendait  jus- 
que vers  le  bas  de  la  robe.  - 

Ni  bagues,  ni  collier,  ni  diadème,  ni  joyaux  :  nul  de  ces  ornements  dont 
s'est  parée  de  tout  temps  la  vanité  humaine.  Un  chapelet,  dont  les  grains 
étaient  blancs  comme  des  gouttes  de  lait,  dont  la  chaîne  était  jaune  comme 
l'or  des  moissons,  pendait  entre  les  mains,  jointes  avec  ferveur.  Les 
grains  du  chapelet  glissaient  l'un  après  l'autre  entre  les  doigts.  Toutefo  is 
les  lèvres  de  cette  Reine  des  Vierges  demeuraient  immobiles.  Au  lieu  de 
réciter  le  rosaire,  elle  écoutait  peut-être  en  son  propre  cœur  l'écho  éternel 
de  la  Salutation  Angélique  et  le  murmure  immense  des  invocations  venues 
de  la  terre.  Chaque  grain  qu'Elle  touchait,  c'était  sans  doute  une  pluie 
de  grâces  célestes  qui  tombaient  sur  les  âmes,  comme  des  perles  de  rosée 
dans  le  calice  des  fleurs. 

Elle  gardait  le  silence  ;  mais,  plus  tard,  sa  propre  parole  et  les  faits 
miraculeux  que  nous  aurons  à  raconter  devaient  attester  qu'Elle  était  la 
Vierge  immaculée,  la  très-auguste  et  très-sainte  Marie,  Mère  de  Dieu. 

Cette  Apparition  merveilleuse  regardait  Bernadette,  qui,  dans  son  sai- 
sissement, s'était,  comme  nous  l'avons  dit,  affaissée  sur  elle-même,  et,  sans 
s'en  rendre  compte,  prosternée  soudainement  à  genoux. 

L'enfant,  dans  sa  première  stupeur,  avait  instinctivement  mis  la  main 
sur  son  chapelet  :  et,  le  tenant  dans  ses  doigts,  elle  voulut  faire  le  signe 
de  la  Croix  et  porter  la  main  à  son  front.  Mais  son  tremblement  était  tel, 
qu'elle  n'eut  pas  la  force  de  lever  le  bras  ;  il  retomba,  impuissant,  sur  ses 
genoux  pioyés. 

Nolite  timere,  "  ne  craignez  pas,"  disait  Jésus  à  ses  disciples,  quand  il 
vint  à  eux,  en  marchant  sur  les  flots  de  la  mer  Tibériade. 

Le  regard  et  le  sourire  de  la  Vierge  incomparable  semblèrent  dire  la 
même  chose  à  la  petite  bergère  effrayée. 


NOTRE-DAME   DE  LOURDES.  IS 

D'un  geste  grave  et  doux,  qui  avait  l'air  d'une  toute-puissante  bénédic- 
tion pour  la  terre  et  les  cieux,  elle  fit  Elle-même,  comme  pour  encourager 
l'enfant,  le  signe  de  la  croix.  Et  la  main  de  Bernadette,  se  soulevant  peu 
à  peu  comme  invisiblement  portée  par  Celle  que  l'on  nomme  le  Secours  des 
Chrétiens,  fit  en  même  temps  le  signe  sacré. 

Ego  8um  :  nolite  timere,  "  C'est  Moi-même,  ne  craignez  point  !  "  disait 
Jésus  à  ses  disciples. 

L'enfant  n'avait  plus  peur.  Eblouie,  charmée,  doutant  pourtant  par 
instants  d'elle-même  et  se  frottant  les  yeux,  le  regard  constamment  attiré 
par  cette  céleste  Apparition,  ne  sachant  trop  que  penser,  elle  récitait 
humblement  son  chapelet  :  "Je  crois  en  Dieu  ;  Je  vous  salue,  Marie, 
pleine  de  grâces." 

Comme  elle  venait  de  le  terminer  en  disant  :  "  Gloire  au  Père,  au  Fils 
et  à  l'Esprit,  dans  les  siècles  des  siècles,"  la  Vierge  lumineuse  disparut 
tout  à  coup,  rentrant  sans  doute  dans  les  Cieux  éternels  où  réside  la 
Trinité  Sainte. 

Bernadette  éprouva  comme  le  sentiment  de  quelqu'un  qui  redescend  ou 
qui  retombe.  Elle  reg'  la  autour  d'elle.  Le  Gave  courait  toujours  en 
mugissant  à  travers  les  coilioux  et  les  roches  brisées  ;  mais  ce  bruit  lui 
semblait  plus  dur  qu'auparav£int,  les  eaux  lui  paraissaient  plus  sombres,  le 
paysage  plus  terne,  la  lumière  du  soleil  moins  claire.  Devant  elle  s'éten- 
daient les  Roches  de  Massabielle,  sous  lesquelles  ses  compagnes  glanaient 
des  débris  de  bois.  Au-dessus  de  la  Grotte,  la  niche  où  reposait  la  branche 
d'églantier  était  toujours  béante  ;  mais  rien  d'inaccoutumé  n'y  apparaissait, 
nulle  trace  ne  lui  était  restée  de  la  visite  divine,  et  elle  n'était  plus  la 
Porte  du  ciel. 

La  scène  que  nous  venons  de  raconter  avait  duré  environ  un  quart 
d'heure  ;  non  point  que  Bernadette  eût  eu  conscience  du  temps,  mais  il  se 
peut  mesurer  par  cette  circonstance  qu'elle  avait  pu  dire  les  cinq  dizaines 
de  son  chapelet. 

Complètement  revenue  à  elle,  Bernadette  acheva  de  se  déchausser,  tra- 
versa le  petit  cours  d'eau  et  rejoignit  ses  compagnes.  Absorbée  par  la 
pensée  de  ce  qu'elle  venait  de  voir,  elle  ne  craignit  plus  la  froideur  de  l'eau. 
Toutes  les  forces  enfantines  de  l'humble  petite  fille  étaient  concentrées  à 
repasser  encore  en  son  cœur  le  souvenir  de  cette  Apparition  inouïe. 

Jeanne  et  Marie  l'avaient  vue  tomber  à  genoux  et  se  mettre  en  prière  ; 
mais  ce  n'est  point  rare.  Dieu  merci,  parmi  les  enfants  de  la  Montagne,  et, 
occupées  à  leur  besogne,  elles  n'y  avaient  fait  nulle  attention. 

Bernadette  fut  surprise  du  calme  complet  de  sa  sœur  et  de  Jeanne,  qui 
venaient  de  terminer  en  ce  moment  même  leur  petit  travail,  et  qui,  entrant 
sous  la  Grotte,  s'étaient  mises  à  jouer  comme  si  rien  d'extraordinaire  ne 
fie  fût  accompli. 

— Est-ce  que  vous  n'avez  rien  vu  ?  leur  dit  l'enfant. 


14  NOTRE-DAME  DE  LOURDES. 

Elles  remarquèrent  alors  qu'elle  paraissait  agitée  et  émue. 

— Non,  répondirent-elles.     Et  toi,  est-ce  que  tu  as  vu  quelque  chose  ? 

La  Voyante  craignit-elle  de  profaner,  en  le  disant,  ce  qui  remplissait 
son  âme  ?  voulut-elle  le  savourer  en  silence  ?  fut-elle  retenue  par  une  sorte 
de  timidité  craintive  ?  toujours  est-il  qu'elle  obéit  à  ce  besoin  instmctif  des 
Ames  humbles  de  cacher  comme  un  trésor  les  grâces  particulières  dont 
Dieu  les  favorise. 

— Si  vous  n'avez  rien  vu,  fit-elle,  je  n'ai  rien  à  vous  dire. 

J.3S  petits  fagots  étaient  terminés.  Les  trois  enfants  reprirent  le  chemin 
de  Lourdes. 

Mais  Bernadette  n'avait  pu  dissimuler  son  trouble.     Chemin  faisant, 

Marie  et  Jeanne  la  tourmentèrent  pour  savoir  ce  qu'elle  avait  vu.     La 

petite  bergère  céda  à  leurs  instances  et  à  leur  promesse  de  garder  le 

secret. 

— J'ai  vu,  dit-elle,  quelque  chose  habillé  de  blanc. 

Et  elle  leur  décrivit,  en  son  langage,  sa  merveilleuse  Vision. 

— Voilà  ce  que  j'ai  vu,  dit-elle  en  terminant;  mais,  je  vous  en  prie, 
n'en  dites  rien. 

Marie  et  Jeanne  ne  doutaient  pas.  L'âme,  dans  sa  pureté  et  son  inno- 
cence première,  est  naturellement  croyante,  et  le  doute  n'est  point  le  mal 
de  l'enfance  naïve.  D'aileurs,  l'accent  vivant  et  sincère  de  Bernadette, 
encore  tout  émue,  encore  tout  imprégnée  de  ce  qu'elle  venait  de  voir, 
s'imposait  irrésistiblement.  Marie  et  Jeanne  ne  doutèrent  point,  mais  elles 
furent  effrayées.  Les  enfants  des  pauvres  sont  toujours  craintifs.  Cela 
n'est  que  trop  explicable  :  la  souffrance  leur  vient  de  tous  les  côtés. 

— C'est  peut-être  quelque  chose  pour  nous  faire  du  mal,  dirent-elles. 
N'y  revenons  plus,  Bernadette. 

A  peine  arrivées  à  la  maison,  les  confidentes  Je  la  petite  bergère  ne 
purent  garder  longtemps  leur  secret.     Marie  raconta  tout  à  sa  mère. 

— Ce  sont  des  enfantillages,  dit  celle-ci . .  .Que  me  raconte  donc  ta  sœur  ? 
reprit-elle  en  interrogeant  Bernadette. 

Celle-ci  recommença  son  récit. 

La  mère  Soubirous  haussa  les  épaules  : 

— Tu  t'es  trompée.  Ce  n'était  rien  du  tout.  Tu  as  cru  voir  quelque 
chose  et  tu  n'as  rien  vu.     Ce  sont  des  lubies,  des  enfantillages. 

Bernadette  persista  dans  son  dire. 

— En  tout  cas,  reprit  la  Mère,  n'y  retourne  plus  ;  je  te  le  défends. 

Cette  défense  serra  le  cœur  de  Bernadette  :  car,  depuis  que  l'Appa- 
rition s'était  évanouie,  son  plus  grand  désir  était  de  la  revoir. 

Cependant  elle  se  résigna  et  ne  répondit  rien . 

Deux  jours,  le  vendredi  et  le  samedi,  se  passèrent.  Cet  événement 
extraordinaire  se  représentait  à  chaque  instant  à  la  pensée  de  Bernadette, 
et  il  faisait  le  sujet  constant  de  ses  entretiens  avec  sa  sœur  Marie,  avec 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  15 

Jeanne  et  quelques  autres  enfants.  Bernadette  avait  encore  au  fond  de 
l'âme  et  dans  toute  sa  suavité,  le  souvenir  de  la  céleste  Vision.  Une  pas- 
sion, si  l'on  peut  se  servir  de  ce  mot  profané  pour  désigner  un  sentiment  si 
pur,  était  née  dans  ce  cœur  innocent  de  petite  fille  :  Tardent  désir  de 
revoir  la  Dame  incomparable.  Ce  nom  de  "  Dame"  était  celui  qu'elle  lui 
donnait  en  son  r'xstique  langage.  Toutefois  quand  on  lui  demandait  si 
cette  Apparition  ressemblait  à  quelqu'une  des  dames  qu'elle  voyait,  soit 
dans  la  rue,  soit  à  l'église,  à  quelqu'une  des  personnes  célèbres  dans  le  pays 
pour  leur  beauté  éclatante,  elle  secouait  la  tête  et  souriait  doucement  : 

Rien  de  tout  cela  n'en  donne  une  idée,  disait-elle.     Elle  est  d'une 

beauté  qu'il  est  impossible  d'exprimer. 

Elle  désirait  donc  la  revoir.  Les  autres  enfants  étaient  partagées  entre 
la  peur  et  la  curiosité. 

Le  Dimanche,  le  soleil  s'était  levé  radieux  et  il  faisait  un  temps  magni- 
fique. Il  y  a  souvent  dans  les  vallées  pyrénéennes  de  ces  jours  de  prin- 
temps, tièdes  et  doux,  égarés  dans  la  saison  d'hiver. 

En  revenant  de  la  Messe,  Bernadette  pria  sa  sœur  Marie,  Jeanne  et 
deux  ou  trois  autres  enfants,  d'insister  auprès  de  sa  mère  pour  qu'elle 
levât  sa  défense  et  leur  permît  de  retourner  aux  Roches  de  Massabielle. 

Peut-être  est-ce  quelque  chose  de  méchant,  disaient  les  enfants. 

Bernadette  répondait  qu'elle  ne  le  croyait  pas,  qu'elle  n'avait  jamais  vu 
une  physionomie  si  merveilleusement  bonne . 

En  tout  cas,  reprenaient  les  petites  filles,  qui,  plus  instruites  que  la 

pauvre  bergère  de  Bartrès,  savaient  un  peu  de  catéchisme,  en  tout  cas,  il 
faut  lui  jeter  de  l'eau  bénite.  Si  c'est  le  diable,  il  s'en  ira.  Tu  lui  diras  : 
*'  Si  vous  venez  de  la  part  de  Dieu,  approchez  ;  si  vous  venez  du  démon, 
allez-vous-en." 

Ce  n'était  point  tout  à  fait  la  formule  précise  des  exorcismes  :  mais,  en 
vérité,  les  petites  théolo^ennes  de  Lourdes  raisonnaient,  en  cette  affaire, 
avec  i  tant  de  prudence  et  de  justesse  qu'aurait  pu  le  faire  un  Docteur 
en  Sorbonne. 

Il  fut  donc  décidé,  dans  ce  concile  enfantin,  que  l'on  emporterait  de 
l'eau  bénite.  Une  certaine  appréhension  était  d'ailleurs  venue  à  Berna- 
dette elle-même  à  la  suite  de  ces  causeries. 

Restait  à  obtenir  la  permission. 

Les  enfants  toutes  réunies  la  demandèrent  après  le  repas  du  midi.  La 
mère  Soubirous  voulut  d'abord  maintenir  sa  défense,  alléguant  que  le  Gave 
longeait  et  baignait  les  Roches  Massabielle,  qu'il  y  aurait  peut-être  du 
danger,  que  l'heure  des  Vêpres  était  proche  et  qu'il  ne  fallait  pas  s'exposer 
à  les  manquer,  que  c'étaient  là  des  enfantillages,  etc.  Mais  on  connaît 
à  quel  point  d'mslstance  et  de  pression  irrésistible  peut  s'élever  une  légion 
d'enfants.  Toutes  promirent  d'être  prudentes,  d'être  expéditives,  d'être 
sages,  et  la  Mère  finit  par  céder. 


16  NOTRE-DAME  DE  LOURDES. 

Le  petit  groupe  se  rend  à  l'église  et  y  prie  quelques  instants.  Une  des 
compagnes  de  Bernadette  avait  apporté  une  bouteille  d'un  demi-litre  :  on 
la  remplit  d'eau  bénite. 

Arrivées  à  la  Grotte,  rien  ne  se  manifesta  tout  d'abord. 

— Prions,  dit  Bernadette,  et  récitons  le  chapelet. 

Voilà  les  enfants  qui  s'agenouillent  et  qui  commencent,  chacune  à  part 
soi,  la  récitation  du  Rosaire. 

Tout  à  coup  le  visage  de  Bernadette  paraît  se  transfigurer  en  effet.  Une 
émotion  extraordinaire  se  peint  dans  tous  ses  traits;  son  regard,  plus 
brillant,  semble  aspirer  une  lumière  divine. 

Les  pieds  posés  sur  le  roc,  vêtue  comme  la  première  fois,  l'Apparition 
merveilleuse  venait  de  se  manifester  à  ses  yeux. 

•!— Regardez  î  dit-elle  :  la  voilà  ! 

Hélas  !  la  vue  des  autres  n'était  pas  miraculeusement  dégagée  couime 
la  sienne  du  voile  de  chair  qui  empêche  de  voir  les  corps  spiritualisés.  Les 
petites  filles  n'apercevaient  que  le  rocher  désert  et  les  branches  de  l'é- 
glantier, qui  descendaient,  en  faisant  mille  arabesques,  jusqu'au  pied  de 
cette  niche  mystérieuse  où  Bernadette  contemplait  un  Etre  inconnu. 

Toutefois,  la  physionomie  de  Bernadette  était  telle,  qu'il  n'y  avait  pas 
moyen  de  douter.  L'une  des  enfants  plaça  la  bouteille  d'eau  bénite  entre 
les  mains  de  la  Voyante. 

— Alors  Bernadette,  se  souvenant  de  ce  qu'elle  avait  promis,  se  leva,  et, 
secouant  vivement  et  à  plusieurs  reprises  la  petite  bouteille,  elle  aspergea 
la  Dame  merveilleuse,  qui  se  tenait  toute  gracieuse  à  quelques  pas  devant 
elle,  dans  l'^rtérieur  de  la  niche. 

— Si  vous  venez  de  la  part  de  Dieu,  approchez,  dit  Bernadette. 

A  ces  mots,  à  ces  gestes  de  l'enfant,  la  Vierge  s'inclina  à  plusieurs 
reprises  et  s'avança  presque  sur  le  bord  du  rocher.  Elle  semblait  sourire 
aux  précautions  de  Bernadette  et  à  ses  armes  de  guerre,  et,  au  nom  sacré 
de  Dieu,  son  visage  s'illumina. 

— Si  vous  venez  de  la  par^,  de  Dieu,  approchez,  répétait  Bernadette . .  . 

Mais,  la  voyant  si  belle,  si  éclatante  de  gloire,  si  resplendissante  de 
bonté  céleste,  elle  sentit  son  cœur  lui  failhr  au  moment  d'ajouter  :  "  Si  vous 
venez  de  la  part  du  Démon,  allez-vous-en."  Ces  paroles,  qu'on  lui  avait 
dictées,,  lui  semblèrent  monstrueuses  en  présence  de  l'Etre  incomparable, 
et  elles  s'enfuirent  pour  jamais  de  sa  pensée  sans  être  montées  jusqu'à  ses 
lèvres 

Elle  se  prosterna  de  nouveau  et  continua  de  réciter  le  chapelet,  que  la 
Vierge  semblait  écouter,  en  faisant  elle-même  glisser  le  sien  entre  bc» 
doigts. 

A  la  fin  de  cette  prière,  l'Apparition  s'évanouit. 

En  reprenant  le  chemin  de  Lourdes,  Bernadette  était  dans  la  joie. 
Elle  repassait  a  u  fond  de  son  âme  ces  choses  si  profondément  extraordi- 


NOTRE-DAME  DE  LOURDES.  17 

naires.  Ses  compagnes  éprouvaient  une  vague  terreur.  La  transfiguration 
du  visage  de  Bematdette  leur  avait  montré  la  réalité  d'une  Apparition  sur- 
naturelle. Or  tout  ce  qui  dépasse  la  nature  l'effraie.  "  Eloignez-vous  de 
nous,  Seigneur,  de  peur  que  nous  ne  mourions"  disaient  les  Juifs  du  Vieux 
Testament. 

— Nous  avons  peur,  Bernadette.  Ne  retournons  plus  ici.  Ce  que  tu 
as  vu  vient  peut-être  pour  nous  faire,  du  mal,  disaient  à  la  jeune  Voyante 
ses  compagnes  craintives. 

Comme  elles  l'avaient  promis,  les  enfants  rentrèrent  pour  les  Vêpres. 
A  la  sortie  de  l'Eglise,  la  beauté  du  temps  attira  sur  la  route  une  partie 
de  la  population,  allant,  venant,  devisant  aux  derniers  rayons  du  soleil,  si 
doux  en  ces  splendides  jours  d'hiver.  Le  récit  des  petites  filles  circula 
çà  et  là  dans  quelques  grpupes  de  promeneurs.  Et  c'est  ainsi  que  le  bruit 
de  ces  choses  étranges  commença  à  se  répandre  dans  la  ville.  La  rumeur, 
qui  n'avait  d'abord  agité  qu'une  humble  société  d'enfants,  grossissait 
comme  un  flot  qui  monte  et  pénétrait  de  l'une  à  l'autre  dans  les  couches 
populaires.  Les  carriers,  très-nombreux  en  ce  pays,  les  couturières,  les 
ouvriers,  les  paysans,  les  servantes,  les  bonnes  femmes,  les  pauvres  gens 
s'entretenaient,  ceux-ci  pour  y  croire,  ceux-là  pour  la  contester,  d'autres 
pour  en  rire,  plusieurs  pour  l'exagérer  et  broder  des  contes,  de  ce  pré- 
tendu fait  de  l' Apr^arition.  Sauf  une  ou  deux  exceptions,  la  bourgeoisie 
ne  prit  pas  même  la  peine  d'arrêter  sa  pensée  à  ces  enfantillages. 

Chose  singuhère  !  le  père  et  la  mère  de  Bernadette,  tout  en  croyant  à 
sa  pleine  sincérité,  considéraient  l'Apparition  comme  une  illusion. 

— C'est  une  enfant,  disaient-ils.  Elle  a  cru  voir  ;  mais  elle  n'a  rien  vu. 
Ce  sont  des  imaginations  de  petites  filles. 

Toutefois,  la  précision  extraordinaire  des  récits  de  Bernadette  les  pré- 
occupait.    Par  moments,  entraînés  par  l'accent  de  leur  fille,  ils  se  sen- 
taient ébranlés  dans  leur  incrédulité.  Tout  en  désirant  qu'elle  n'allât  plus 
à  la  Grotte,  ils  n'osaient  plus  le  lui  défendre. 
Elle  n'y  revint  pourtant  point  jusqu'au  jeudi. 

Durant  cps  premiers  jours  de  la  semaine,  plusieurs  personnes  parmi  les 
gens  du  peuple  vinrent  chez  les  Soubirous  interroger  Bernadette.  Les 
réponses  de  l'enfant  furent  nettes  et  précises.  Elle  pouvait  être  dans 
l'illusion  ;  mais  il  suflSsait  de  la  voir  et  de  l'entendre  pour  être  certain  de 
sa  bonne  foi.  Sa  parfaite  simphcité,  son  âge  innocent,  l'accent  irrésistible 
de  ses  paroles,  je  ne  sais,  dans  tout  cet  ensemble,  quelle  autorité  éton- 
nante imposaient  la  confiance,  et,  la  plupart  du  temps,  déterminaient, 
la  conviction.  Tous  ceux  qui  la  voyaient  sortaient  de  leur  entretien  com- 
plètement convaincus  de  sa  véracité,  et  persuadés  qu'un  fait  extraordinaire 
s'était  passé  aux  Roches  Massabielle. 

La  déclaration  d'une  petite  fille  ignorante  ne  pouvait  pourtant  pas  suf- 
fire pour  établir  un  événement  aussi  entièrement  en  dehors  de  la  marche 


^g  NOTRE-DAME  DE  LOURDES. 

orainaire  des  choses.  H  faUait  d'autres  preuves  que  la  parole  d'une  enfant. 
Qu'était-ce,  d'ailleurs,  que  cette  Apparition,  en  la  supposant  réelle  ? 
Et^t-ce  un  esprit  de  lumière  ou  un  ange  de  l'abîme  ?  N'était-ce  pomt 
quelque  âme  en  souffrance,  errante  et  demandant  des  prières  ?  ou  bien 
telle  ou  telle  personne,  morte  naguère  dans  le  pays  en  odeur  de  sainteté, 
et  se  manifestant  dans  sa  gloire  ?— La  foi  et  la  superstition  proposaient 
chacune  leurs  hypothèses. 

Les  cérémonies  funèbres  du  mercredi  des  Cendres  contribuèrent-elles  à 
incliner  vers  l'une  de  ces  solutions  une  jeune  fille  et  une  dame  de  Lourdes? 
Virent-elles,  dans  la  blancheur  éclatante  des  vêtements  de  l'Apparition, 
quelque  idée  de  linceul  ou  quelque  apparence  de  fantôme?  Nous  ne 
savons.  La  jeune  fille  se  nommait  Antomette  Peyret  et  faisait  partie  de 
la  Congrégation  des  Enfants  de  Marie  ;  l'autre  était  Mme  Millet.  (1). 

C'est  sans  doute  quelque  âme  du  Purgatoire  qui  implore  des  Messes, 

pensèrent-elles.  * 

Et  elles  allèrent  trouver  Bernadette. 

Demande  à  cette  Dame  qui  elle  est  et  ce  qu'elle  veut,  lui  dirent- 
elles.  Qu'elle  te  l'explique  ;  ou  mieux  encore,  comme  tu  pourrais  ne  pas 
bien  comprendre,  qu'elle  te  le  mette  par  écrit. 

Bernadette,  qui  se  sentait,  par  un  mouvement  intérieur,  vivement  portée 
à  retourner  à  la  Grotte,  obtint  de  ses  parents  une  nouvelle  permission  ;  et 
le  lendemain  matin,  jeudi  18  février,  vers  six  heures,  à  la  naissance  de 
l'aube,  après  avoir  entendu  à  l'église  la  Messe  de  cinq  heures  et  denue, 
elle  prit,  avec  Antoinette  Peyret  et  Mme  Millet,  la  direction  de  la  Grotte. 
La  réparation  du  moulin  de  M.  de  Laffite  était  terminée  et  le  canal  qui 
le  faisait  mouvoir  avait  été  rendu  à  son  libre  cours  ;  de  sorte  qu'il  était 
impossible  de  passer  comme  auparavant  par  l'île  du  Chalet  pour  se  rendre 
au  but  du  voyage.  Il  fallait  monter  sur  le  flanc  des  Espélugues,  en  pre- 
nant un  chemin  fort  malaisé  qui  conduisait  à  la  forêt  de  Lourdes,  redes- 
cendre ensuite  par  des  casse-cou  jusqu'à  la  Grotte,  au  milieu  des  rochers 
et  du  tertre,  rapide  et  sablonneux,  de  Massabielle. 

Devant  ces  difficultés  inattendues,  les  deux  compagnes  de  Bernadette 
furent  un  peu  effrayées.  Celle-ci,  au  contraire,  parvenue  en  cet  endroit, 
éprouva  comme  un  frémissement,  comme  une  hâte  d'arriver.  Il  lui  sem- 
blait que  quelqu'un  d'invisible  la  soulevait  et  lui  prêtait  une  énergie  inac- 
coutumée. Elle,  d'ordinaire  si  frêle,  se  sentait  forte  en  cet  instant. 
Son  pas  devint  si  rapide  à  la  montée  de  la  côte,  qu'Antoinette  et  Mme 
Millet,  toutes  deux  dans  la  force  de  l'âge,  avaient  peine  à  la  suivre.  Son 
asthme,  qui  lui  interdisait  toute  course  précipitée,  paraissait  avoir  momen. 

(1)  Ces  deux  personnes  vivent  encore. 

A  moins  d'indication  contraire,  toutes  les  personnes  nommées  dans  le  cours  de  cet 
ourrage  sont  encore  rivantes,  et  on  peut  les  interroger.  Nous  touIous  mettre  nos  lec" 
teurs  à  même  de  rérifier  et  de  contrôler  toutes  nos  assertions. 


NOTRE-DAME  DE  LOURDES.  19 

tanément  disparu.     Arrivée  au  sommet,  ell   n'était  ni  haletante  ni  fatiguée . 

Tandis  que  ses  deux  compagnes  ruisselaient  de  sueur,  son  visage  était 

calme  et  reposé.     Elle  descendit  les  rochers,  qu'elle  franchissait  pourtant 

pour  la  première  fois,  avec  la  même  aisance  et  la  même  agilité,  ayant 

toujours  conscience  d'un  invisible  appui  qui  la  guidait  et  qui  la  soutenait. 

Sur  ces  pentes  à  peu  près  à  pic,  au  milieu  de  ces  pierres  roulantes, 

au-dessus  de  l'abîme,  son  pas  était  aussi  ferme  et  aussi  assuré  que  si  elle 

€Ût  marché  sur  le  sol  large  et  plan  d'une  grande  route.     Madame  Millet 

et  Antoinette  n'essayèrent  pas  de  la  suivre  dans  cette  impossible  allure. 

Elles  descendirent  avec  la  lenteur  et  les  précautions  nécessitées  par  une 

voie  si  périlleuse. 

Bernadette  arriva  par  conséquent  à  la  Grotte  quelques  minutes  avant 

'  elles.     Elle  se  prosterna,  commença  la  récitation  du  chapelet,  en  regardant 

la  niche,  encore  vide,  que  tapissaient  les  branches  de  l'églantier. 

Tout  à  coup  elle  pousse  un  cri.  La  clarté  bien  connue  de  l'auréole 
rayonne  dans  le  fond  de  l'excavation  ;  une  Voix  se  fait  entendre  et  l'ap- 
pelle. La  merveilleuse  Apparition  se  trouvait  encore  une  fois  debout  à 
quelques  pas  au-dessus  d'elle.  La  Vierge  admirable  penchait  vers  l'enfant 
son  visage  tout  illuminé  d'une  sérénité  éternelle  ;  et,  d'un  geste  de  sa 
main,  elle  lui  faisait  signe  d'approcher. 

En  ce  moment  arrivaient,  après  mille  efforts  pénibles,  les  deux  compa- 
gnes de  Bernadette,  Antoinette  et  Mme  Millet.     Elles  aperçoivent  les 
traits  de  l'enfant,  transfigurés  par  l'extase. 
Celle-ci  les  entend  et  les  voit. 

— Elle  est  là,  dit-elle.     Elle  me  fait  signe  d'avancer. 
— Demande-lui  si  Elle  est/âchée  que  nous  soyons  ici  avec  toi.     Sans 
cela  nous  nous  retirerions. 

Bernadette  regarda  la  Vierge,  invisible  pour  tout  autre  qu'elle,  écouta 
un  instant  et  se  retourna  vers  ses  compagnes. 
— Vous  pouvez  rester,  répondit-elle. 

Les  deux  femmes  s'agenouillèrent  à  côté  de  l'enfant  et  allumèrent  un 
cierge  bén"^  qu'elles  avaient  apporté. 

C'était  sans  doute  la  première  fois,  depuis  la  création  du  monde,  qu'une 
telle  lueur  brillait  en  ce  lieu  sauvage.  Cet  acte  si  simple,  qui  semblait 
inaugurer  un  sanctuaire,  avait  en  lui-même  une  mystérieuse  solennité. 

A  supposer  que  l'Apparition  fût  divine,  ce  signe  d'adoration  visible, 
cette  humble  petite  flamme  allumée  par  deux  pauvres  femmes  de  la  cam- 
pagne ne  s'éteindrait  plus,  et  irait  chaque  jour  grandissant  dans  la  longue 
série  des  siècles.  Le  souffle  de  l'incréduhté  aurait  beau  s'épuiser  en 
efforts,  l'orage  de  la  persécution  aurait  beau  te  lever  ;  cette  flamme, 
entretenue  par  la  foi  des  peuples,  continuerait  de  monter,  droite  et  inex- 
tinguible, vers  le  trône  de  Dieu.  Tandis  que  ces  rustiques  mains,  sans 
> doute  inconscientes  d'elles-mêmes,  l'allumaient  ainsi  en  toute  simplicité  et 


20  NOTRE-DAME  DE  LOURDES. 

pour  la  première  fois  dans  cette  Grotte  inconnue  où  priait  une  enfant^ 
l'aube,  blanchissante  d'abord,  avait  successivement  pris  la  teinte  de  For  et 
celle  de  la  pourpre,  et  le  Soleil  qui  devait  bientôt,  à  travers  et  malgré  lea- 
nuages,  inonder  la  terre  de  sa  lumière,  commençait  à  poindre  derrière  la 
cime  des  monts. 

Bernadette,  ravie  en  extase,  contemplait  la  beauté  sans  tache.  Tota 
pulchra  €8f  arnica  mea,  et  macula  non  est  in  te. 

Ses  compagnes  l'interpellèrent  de  nouveau. 

— Avance  vers  Elle,  puisqu'Elle  t'appelle  et  te  fait  signe.  Approche- 
toi.  Demande-lui  qui  Elle  est  ?  pourquoi  elle  vient  ici  ? . .  Est-ce  une  âme 
du  Purgatoire  qui  implore  des  prières,  qui  souhaite  qu'on  dise  des  Messes 
pour  elle  ? . .  Prie-la  d'écrire  sur  ce  papier  ce  qu'elle  désire.  Nous  sommes 
disposées  à  faire  tout  ce  qu'elle  veut,  tout  ce  qui  est  nécessaire  pour  son 
repos. 

La  Voyante  prit  le  papier,  l'encre  et  la  plume  qu'on  lui  tendait,  et 
s'avança  vers  l'Apparition,  dont  le  regard  maternel  l'encouragea  en  la 
Toyant  approcher. 

Pourtant,  à  chaque  pas  que  faisait  l'enfant,  l'Apparition  reculait  peu  à 
peu  dans  l'intérieur  de  l'excavation.  Bernadette  la  perdit  de  vue  un  ins- 
tant et  pénétra  sous  la  voûte  de  la  Grotte  d'en  bas.  Là,  toujours  au- 
dessus  d'elle  mais  beaucoup  plus  près,  dans  l'ouverture  de  la  niche,  elle 
revit  la  Vierge  rayonnante. 

Bernadette,  tenant  en  main  les  objets  qu'on  venait  de  lui  donner,  se 
dressa  sur  ses  pieds  pour  atteindre,  avec  ses  petits  bras  et  sa  modeste 
taille,  à  la  hauteur  oii  se  tenait  debout  l'Etre  surnaturel. 

Ses  deux  compagnes  s'avancèrent  aussi  pour  tâcher  d'entendre  l'entre- 
tien qui  allait  s'engager.  Mais  Bernadette,  sans  se  retourner,  et  comme 
obéissant  elle-même  à  un  geste  de  l'Apparition,  leur  fit  signe  de  la  main  de 
ne  point  approcher. 

Toutes  confuses,  elles  se  retirèrent  un  peu  à  l'écart. 

— Ma  Dame,  dit  l'enfant,  si  vous  avez  quelque  chose  à  me  communiquer, 
voudriez- vous  avoir  la  bonté  d'écrire  qui  vous  êtes  et  ce  que  vous 
désirez. 

La  di^^ne  Vierge  sourit  à  cette  demande  naïve.  Ses  lèvres  s'ouviirent 
et  elle  parla  : 

— Ce  que  j'ai  à  vous  dire,  répondit-Elle,  je  n'ai  point  besoin  de  l'écrire. 
Faites-moi  seulement  la  grâce  de  venir  ici  pendant  quinze  jours. 

— Je  vous  le  promets,  dit  Bernadette. 

La  Vierge  sourit  de  nouveau  et  fit  un  signe  de  satisfaction,  montrant 
ainsi  sa  pleine  confiance  en  la  parole  de  cette  pauvre  paysanne  de  quatorze 
ans. 

Elle  savait  que  la  petite  bergère  de  Bartrès  était  comme  ces  enfants- 
très-purs  dont  Jésus  aimait  à  caresser  les  têtes  blondes,  en  disant:  **  Le 
royaume  des  cieux  est  pour  ceux-là  qui  leur  ressemblent. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  21 

A  la  parole  de  Bernadette,  Elle  répondit,  elle  aussi,  par  un  engagement 
solennel  : 

— Et  Moi,  dit-elle.  Je  vous  promets  de  vous  rendre  heureuse,  non 
point  dans  ce  monde,  mais  dans  l'autre. 

A  l'enfant  qui  lui  accordait  quelques  jours.  Elle  assurait,  en  compensa- 
tion, l'éternité. 

Bernadette,  sans  perdre  de  vue  l'Apparition,  retourna  vers  ses  com- 
pagnes. 

Elle  remarqua  que,  tout  en  la  suivant  elle-même  des  yeux,  la  Vierge 
reposa  un  long  moment  et  avec  bienveillance  son  regard  sur  Antoinette 
Peyret,  celle  des  deux  qui  n'était  point  mariée  et  qui  faisait  partie  de  la 
Congrégation  des  Enfants  de  Marie. 

Elle  leur  répéta  ce  qui  venait  de  st  passer 

— Elle  te  regarde  en  ce  moment,  dit  la  Voyante  à  Antoinette. 

Celle-ci  fut  toute  saisie  de  cette  parole,  et,  depuis  cette  époque,  elle  vit 
de  ce  souvenir. 

— Demande-lui,  dirent-elles,  si  cela  la  contrarierait  que,  durant  cette 
Quinzaine,  nous  vinssions  t'accompagner  ici  tous  les  jours  ? 

Bernadette  s'adressa  à  l'Apparition. 

— Elles  peuvent  revenir  avec  vous,  répondit  la  Vierge,  elles  et  d'autres 
encore.     Je  désire  y  voir  du  monde. 

En  disant  ces  mots,  elle  disparut,  laissant  après  elle  cette  clarté  lumi- 
neuse dont  elle  était  entourée  et  qui  s'évanouit  elle-même  peu  à  peu. 

Cette  fois-là,  comme  les  autres,  l'enfant  remarqua  un  détail  qui  semblait 
Xîomme  la  loi  de  cette  auréole  dont  la  Vierge  était  constamment  en- 
tourée. 

— Qaand  la  Vision  a  lieu,  disait-elle  en  son  langage,  je  vois  la  lumière 
tout  d'abord  et  ensuite  la  "  Dame  ;  "  quand  la  Vision  cesse,  c'est  la 
^*  Dame"  qui  disparaît  la  première  et  la  lumière  en  second  lieu. 


LIVRE   DEUXIEME. 

La  Quinzaine.—  Emotion  publique. —  La  Libre-Pensée.  lergé.— -  Le  curé  Peyi»- 

male. —  Le  monde  officiel. —  La  Police. —  M.  Jpr  ..     '     -      •otrition  du  21  Février. 

—  Interrogatoire  de  Bernadette  par  Jacomet. —  L"    foules.—-  Absence  de  la  Visioa. 

—  Apparition  du  23  Février  ;  le  secret  ;  la  mission. 

De  retour  à  Lourdes,  Bernadette  dut  parler  à  ses  parents  de  la  pro- 
messe qu'elle  venait  de  faire  à  la  Dame  mystérieuse,  et  des  quinze  jours 
consécutifs  pendant  lesquels  elle  devait  se  rendre  à  la  Grotte.  De  leur 
côté,  Antoinette  et  Mme.  Millet  racontèrent  ce  qui  s'était  passé,  la  mer- 
veilleuse transfiguration  de  l'enfant  durant  l'extase,  les  paroles  de  l' Appa- 
rition, l'invitation  de  revenir  pendant  la  Quinzaine.  Le  bruit  de  ces  étrange! 
choses  se  propagea  aussitôt  de  toutes  parts,  et,  franchissant  bien  vite  lei 


22  NOTRE-DAME  DE   LOURDES. 

couches  populaires,  jeta,  soit  dans  un  sens,  soit  dans  un  autre,  la  plus  pro- 
fonde agitation  dans  la  société  de  ce  pays.  Ce  jeudi,  18  Février  1858, 
était  précisément  jour  de  marché  à  Lourdes.  H  y  avait  comme  à  Tordi- 
naire  beaucoup  de  monde,  de  sorte  que,  le  soir  même,  la  nouvelle  des 
visions,  vraies  ou  fausses,  de  Bernadette,  se  répandit  dans  la  montagne  et 
dans  les  vallées,  à  Bagnères,  à  Tarbes,  à  Cautère ts,  à  Saint-Pé,  à  Nay, 
dans  toutes  les  directions  du  département  et  dans  les  villes  du  Béarn  les 
plus  rapprochées.  Dès  le  lendemain,  une  centaine  de  personnes  se  trou- 
vaient déjà  à  la  Grotte  au  moment  où  Bernadette  y  arriva.  Le  surlende- 
main, il  y  en  avait  quatre  ou  cinq  cents.  On  en  comptait  plusieurs  milliers 
le  dimanche  matin. 

Que  voyait-on  cependant  ?  qu'entendait-on  sous  ces  roches  sauvages  ? 
Rien,  absolument  rien,  sinon  une  pauvre  enfant  en  prière,  qui  disait  voir 
et  qui  disait  entendre.  Plus  petite  en  apparence  était  la  cause,  plus  inex- 
plicable humainement  était  l'effet. 

H  fallait,  prétendaient  les  croyants,  ou  que  le  reflet  d'en  haut  fût  réelle- 
ment visible  sur  cette  enfant,  ou  que  le  souffle  de  Dieu,  qui  agite  les  coeurs 
comme  il  veut,  eût  passé  sur  ces  multitudes.     Spiritus  ubi  vult  spirat. 

Un  courant  électrique,  une  irrésistible  puissance  à  laquelle  nul  ne  pou- 
vait se  soustraire,  semblaient  avoir  soulevé  cette  population  à  la  parole 
d'une  ignorante  bergère.  Dans  les  chantiers,  dans  les  ateliers,  dans  l'in- 
térieur des  familles,  dans  les  réunions,  parmi  les  laïques  et  parmi  le  clergé, . 
chez  les  pauvres  et  chez  les  riches,  au  cercle,  dans  les  cafés,  dans  les 
auberges,  sur  les  places,  dans  les  rues,  le  soir,  le  matin,  en  particulier,  en 
pubUc,  on  ne  s'entretenait  que  de  cela.  Qu'on  fût  sympathique,  qu'on  fût 
hostile,  qu'on  ne  fût  ni  l'un  ni  l'autre,  mais  seulement  curieux  ou  inquiet 
de  la  vérité,  il  n'était  personne  dans  le  pays  dont  ces  événements  singu- 
liers ne  fussent  en  ce  moment  la  plus  violente,  j'allais  dire  l'unique  préoc- 
cupation. 

L'instinct  populaire  n'attendait  pas  que  l'Apparition  eût  dit  son  nom., 
pour  la  reconnaître. — C'est  sans  doute  la  Sainte  Vierge,  disait-on  de  tous 
côtés  dans  la  multitude. 

Devant  l'autorité,  si  minime  en  elle-même,  d'une  petite  fille  de  treize  à  . 
quatorze  ans,  prétendant  voir  et  entendre  ce  que  nul  autour  d'elle  ne  voy- 
ait ni  n'entendait,  les  philosophes  du  pays,  nourris  à  la  prose  puissante  des 
journaux,  avaient  beau  jeu  contre  la  Superstition  : 

— Cette  enfant  n'a  pas  même  l'âge  de  prêter  serment  ;  on  l'écouteraît  à 
y  peine  devant  un  tribunal,  déposant  sur  un  fait  insignifiant  ;  et  on  veut  la 

croire  quand  il  s'agit  d'un  événement  impossible,  d'une  Apparition  ? 

N'est-il  pas  évident  que  c'est  une  comédie,  ourdie  dans  quelque  intérêt 
d'argent  par  la  famille  ou  par  le  parti-prêtre  ?  Il  suffit  de  deux  yeux  clair- 
Toyants  pour  percer  à  jour  cette  misérable  intrigue.  Le  premier  venu 
d'entre  nous  n'en  aurait  pas  pour  dix  minutes. 


NOTRE-DAME  DE   LOURDES.  23 

Quelques-uns  de  ceux  qui  tenaient  ce  langage  voulurent  voir  Bernadette, 
l'interroger,  assister  à  ses  extases.  Les  réponses  de  Fenfant  furent  simple?  J 
naturelles,  sans  aucune  contradiction,  faites  avec  un  accent  de  vérité 
auquel  il  était  impossible  de  se  méprendre,  et  qui  portait  dans  les  esprits 
les  plus  prévenus  la  conviction  de  son  entière  sincérité.  Quant  aux  extases, 
ceux  qui  avaient  vu  à  Paris  les  grandes  actrices  de  notre  temps,  décla- 
rèrent que  l'art  ne  pouvait  aller  jusque  là.  Le  thème  de  la  comédie  ne 
tint  pas  vingt-quatre  heures  devant  l'évidence. 

Les  savants,  ceux  qui  avaient  laissé  d'abord  les  philosophes  trancher  la 
question,  prirent  en  ce  moment  le  haut  du  pavé  : 

Nous  connaissons  parfaitement  cet  état,  déclarèrent-ils.  Rien  n'est  plus 
naturel.  Cette  petite  fille  est  sincère  dans  ses  réponses,  parfaitement  sin- 
cère ;  mais  elle  est  hallucinée  ;  elle  croit  voir  et  ne  voit  pas,  elle  croit 
entendre  et  n'entend  ^as.  Quant  à  ses  extases,  également  sincères  de  sa 
part,  elles  ne  relèvent  ni  de  la  comédie  ni  de  l'art,  qui  seraient  impuissants 
à  produire  de  tels  résultats  ;  elles  relèvent  de  la  Médecine.  La  fille  Sou- 
birous  est  atteinte  d'une  maladie  ;  elle  est  cataleptique.  Un  dérange- 
ment du  cerveau  compliqué  d'un  trouble  musculaire  et  nerveux,  voilà  toute 
l'explication  des  phénomènes  dont  le  populaire  fait  tant  de  bruit  Rien 
n'est  plus  simple. 

La  petite  feuille  hebdomadaire  de  la  localité,  le  Lavedan,  journal  avancé 
qui  para'if.îsait  habituellement  en  retard,  différa  son  tirage  d'un  jour  ou  de 
deux  pour  parler  de  cet  événement,  et,  dans  un  article  aussi  hostile  qu'il 
sut  le  faire,  il  résuma  les  hautes  considérations  de  philosophie  et  de  méde- 
cine élaborées  par  les  fortes  têtes  de  l'endroit.  Dès  ce  moment,  c'est-à- 
dire  dès  le  vendredi  soir  ou  le  samedi,  le  thème  de  la  comédie  était  déjà 
abandonné  devant  la  clarté  des  faits,  et  Messieurs  de  la  Libre  Pensée  n'y 
revinrent  plus,  comme  on  peut  le  constater  par  tous  les  journaux  d'alors. 

Conformément  à  la  tradition  universelle  de  la  Haute  Critique  en  matière 
de  religion,  le  bon  rédacteur  du  Lavedan  commençait  par  calomnier  un 
peu  et  par  insinuer  que  Bernadette  et  ses  compagnes  étaient  des  voleuses: 

"  Trois  enfants  en  bas  âge  étaient  allées  ramasser  des  branches  d'arbres, 
"  débris  d'une  coupe  faite  aux  portes  de  la  ville.  Ces  filles,  se  voyant 
"  surprises  par  le  propriétaire,  s'enfuirent  à  toutes  jambes  dans  l'une  des 
"  grottes  qui  avoisinent  le  chemin  de  la  forêt  de  Lourdes."  (1.) 

C'est  toujours  de  cette  façon  que  la  Libre  Pensée  a  écrit  l'histoire. 
Après  cette  loyale  action,  qui  témoignait  clairement  de  son  bon  vouloir 
et  de  son  admirable  équité,  le  rédacteur  du  Lavedan  faisait,  sans  de  trop 
grosses  inexactitudes,  le  récit  des  faits  mêmes  qui  se  passaient  aux  Roches 

(1.)  Le  Lavedan  du  18  Février  1858.  Malgré  la  date,  ce  naméro  ne  parut  en  réalité 
qne  le  18  au  soir,  ou  le  20,  ainsi  que  le  prouvent,  dans  le  texte,  les  faits  eux-mêmes,  et, 
aux  annonces,  un  extrait  d'un  jugement  postérieur  à  la  date  du  Journal. 


24  NOTRE-DAME  DE  LOURDES. 

de  Massabielle.    Ils  étaient  trop  notoires,  ils  avaient  trop  de  témoins  pour 

«être  niés. 

"  Nous  ne  raconterons  pas,"  ajoutait-il,  "  les  mille  versions  qui  ont  été 
"  faites  à  ce  sujet  ;  nous  dirons  seulement  que  la  jeune  fille  va  chaque 
"  matin  prier  à  l'entrée  de  la  Grotte,  un  cierge  à  la  main,  escortée  de 
"  cinq  cents  personnes.  Là,  on  la  voit  passer  du  plus  grand  recueillement 
"  à  un  doux  sourire  et  retomber  ensuite  dans  un  état  extatique  des  plus 
<*  prononcés  ;  des  larmes  s'échappent  de  ses  yeux  immobiles,  qui  restent 
"  constamment  fixés  sur  l'endroit  de  la  Grotte  où  elle  croit  voir  la  sainte 
"  Vierge. — Nous  tiendrons  nos  lecteurs  au  courant  de  cette  aventure,  qui 
*'  trouve  chaque  jour  de  nouveaux  adeptes." 

De  comédie,  de  jonglerie,  pas  un  mot.  On  sentait  que,  de  ce  côté,  tout 
s'écroulait  au  premier  entretien  avec  l'enfant,  au  premier  regard  jeté  sur 
Bernadette  en  extaxe,  sur  les  larmes,  qui  par  moment  inondaient  ses 
joues.  L'excellent  rédacteur,  pour  mieux  faire  croire  qu'elle  était  malade, 
affectait  de  la  plaindre.  Il  ne  parlait  d'elle  qu'en  la  nommant  avec  une 
douce  commisération  :  "  la  pauvre  visionnaire."  "  Tout,"  disait-il  dès  les 
premiers  mots,  "  fait  supposer  que  cette  jeune  fille  est  atteinte  de  cata- 
*'  lepsie." 

L'hallucination,  la  catalepsie,"  étaient  les  deux  grands  mots  des  savants 
de  Lourdes.  "  Sachez  bien,"  répétaient-ils  souvent,  "  qu'il  n'y  a  pas  de 
surnaturel,  que  la  Science  en  a  fait  pleine  justice.  La  Science  explique  tout, 
la  Science  seule  est  certaine.  Elle  compare,  elle  juge,  elle  ne  voit  que  les 
faits.  Le  Surnaturel  était  bon  dans  ces  siècles  d'ignorance  où  le  monde 
était  abruti  dans  la  superstition,  où  l'on  ne  savait  pas  observer  ;  mais 
maintenant  nous  le  défions  de  se  produire  :  nous  sommes  là.  Voilà  bien 
la  stupidité  du  peuple  !  Parce  qu'une  petite  fille  est  malade  ;  parce  que, 
dans  sa  fièvre,  elle  a  des  lubies,  tous  ces  imbéciles  crient  au  miracle.  H 
faut  que  la  bêtise  humaine  dépasse  toute  mesure,  pour  voir  une  Apparition 
dans  ce  qui  ne  paraît  pas,  et  une  Voix  dans  ce  que  personne  n'entend. 
Que  la  prétendue  Apparition  arrête  le  Soleil  comme  Josué;  qu'elle  frappe 
le  rocher  comme  Moïse  et  qu'elle  en  fasse  jaillir  de  l'eau  ;  qu'elle  guérisse 
des  incurables,  que,  d'une  façon  quelconque,  elle  commande  à  la  Nature  : 
alors  nous  croirons.  Mais  qui  ne  sait  que  de  pareilles  choses  n'arrivent 
jamais  et  ne  sont  jamais  arrivées." 

Tels  étaient,  en  ces  termes  ou  en  d'autres,  les  propos  qui  s'échangeaient 
du  matin  au  soir,  entre  les  sagaces  intelligences  qui  représentaient  à 
Lourdes  la  Médecine  et  la  Philosophie. 

La  plupart  de  ces  penseurs  avaient  assez  vu  Bernadette  pour  constater 
qu'elle  ne  jouait  pas  la  comédie.  Cela  suffisait  à  leur  esprit  d'examen.  De 
ce  qu'elle  était  manifestement  de  bonne  foi,  ils  concluaient  qu'elle  ne 
pouvait  être  que  folle  ou  cataleptique.  La  possibihté  de  toute  autre  expli- 
cation n'était  pas  même  admise  par  leur  ferme  génie.    Quand  on  leur  pr«- 


NOTRE-DAME   DE  LOURDES.  25 

posait  d'étudier  le  fait,  de  revoir  l'enfant,  d'aller  ou  de  retourner  à  la 
<jrotte,  de  suivre  dans  tous  leurs  détails  ces  surprenants  phénomènes,  ils 
haussaient  les  épaules,  riaient  philosophiquement  et  disaient  :  **  Nous 
savons  tout  cela  par  cœur.  Ces  crises  sont  connues.  Avant  un  mois  cette 
enfant  sera  complètement  folle  et  probablement  paralys^'î." 

Quelques-uns  pourtant  ne  raisonnaient  pas  tout  à  fait  ainsi. 

"  —  De  tels  phénomènes  sont  rares,  disait  l'un  des  médecins  les  plus 
distingués  de  la  ville,  M.  le  docteur  Dozous,  et,  pour  mon  compte,  je  ne 
manquerai  pas  cette  occasion  de  les  examiner  avec  soin.  Les  partisans  du 
Surnaturel  les  jettent  trop  souvent  à  la  face  de  la  Médecine  pour  que  je  ne 
sois  pas  curieux,  puisqu'ils  se  produisent  aujourd'hui  à  la  portée  de  mes 
yeux,  de  lès  étudier  attentivement  et  de  vider  à  fond,  de  visu  et  par 
expérience,  cette  célèbre  question. 

M.  Dufo,  avocat,  et  plusieurs  membres  du  barreau  ;  M.  Pougat,  prési- 
dent du  tribunal  ;  un  grand  nombre  d'autres,  résolurent  de  se  livrer,  pen- 
dant les  quinze  jours  annoncés  à  l'avance,  aux  plus  scrupuleuses  obser- 
vations, et  de  se  trouver,  autant  que  possible,  aux  premières  places.  A 
mesure  que  la  chose  prenait  des  proportions  plus  considérables,  le  nombre 
des  observateurs  augmentait. 

Quelques  médecins,  quelques  Socrates  autochtones,  quelques  philosophes 
locaux  se  disant  Voltairiens  pour  faire  croire  qu'ils  avaient  lu  Voltaire,  se 
roidissaient  seuls  contre  leur  propre  curiosité  et  tenaient  à  honneur  de  ne 
pas  figurer  dans  la  foule  stupide  qui  chaque  jour  allait  grossissant.  Comme 
eela  arrive  presque  toujours,  ces  fanatiques  du'Libre  Examen  avaient  pour 
principe  de  ne  pas  examiner  du  tout.  Pour  eux  aucun  fait  n'était  digne 
d'attention,  qui  dérangeait  les  dogmes  inflexibles  qu'ils  avaient  appris  dans 
le  Credo  de  leur  journal.  Du  haut  de  leur  infailUble  sagesse,  sur  la  porte 
de  leur  boutique,  à  la  devanture  du  café,  aux  fenêtres  du  cercle,  ces 
esprits  de  premier  ordre  voyaient  passer  avec  un  dédain  transcendant  les 
innombrables  flots  humains  que  je  ne  sais  quel  vertige  emportait  vers  la 
Orotte. 

Le  Clergé,  naturellement,  était  fortement  impressionné  par  tous  ces 
faits  ;  mais,  avec  un  tact  et  un  bon  sens  merveilleux,  il  avait  pris,  dès  le 
commencement,  une  attitude  des  plus  réservées  et  des  plus  prudentes. 

Le  Clergé,  surpris  comme  tout  le  monde  par  l'événement  singulier  qui 
s'était  brusquement  emparé  de  l'attention  pubhque,  se  préoccupait  vive- 
ment d'en  connaître  la  nature.  Là  oii,  dans  sa  largeur  d'idées,  le  Voltai- 
rianisme  local  ne  voyait  qu'une  solution  possible,  le  Clergé  en  voyait 
plusieurs.  Le  fait  pouvait  être  naturel  ;  et,  dans  ce  cas,  être  produit  par 
une  comédie  très-habile  ou  par  une  maladie  très-étrange  :  mais  il  pouvait 
être  surnaturel  ;  et  alors,  il  y  avait  à  examiner  si  ce  Surnaturel  était 
diabolique  ou  divin.  Dieu  a  ses  miracles,  mais  le  démon  a  ses  prestiges. — 
Le  clergé  savait  toutes  ces  choses,  et  il  résolut  d'étudier  avec  un  soia 


26  NOTRE-DAME   DE  LOURDES. 

extrême  les  moindres  circonstances  de  Tévénement  qui  était  en  train  de  se 
produire.  Il  avait  d'ailleurs,  dès  les  premiers  moments,  accueilli  avec 
une  très-grande  défiance  le  bruit  d'un  fait  aussi  surprenant.  Toutefois, 
ce  pouvait  être  divin,  et  il  n'entendait  pas  se  prononcer  à  la  légère. 

L'enfant  dont  le  nom  était  devenu  subitement  si  célèbre  dans  ce  pays, 
était  complètement  inconnue  des  prêtres  de  la  ville.  Depuis  les  quinze 
jours  de  sa  rentrée  à  Lourdes  chez  ses  parents,  elle  allait  au  catéchisme  ; 
mais  l'ecclésiastique  chargé  cette  année-là  d'instruire  les  enfants,  M. 
l'abbé  Pomian,  ne  l'avait  point  remarquée.  Il  l'avait  pourtant  interrogée 
une  fois  ou  deux,  mais  sans  savoir  son  nom  et  sans  faire  aucune  attention 
à  sa  personne,  perdue  qu'  elle  était  dans  la  foule  des  enfants,  ignorée 
encore,  comme  le  sont  habituellement  les  dernières  venues.  Lorsque  toutes 
les  populations  accouraient  déjà  à  la  Grotte,  vers  le  troisième  jour  de  la 
Quinzaine  demandée  par  l'Apparition  mystérieure,  M.  l'abbé  Pomian, 
désirant  connaître  cette  enfant  extraordinaire  dont  on  parlait  de  toutes 
parts,  l'appela  par  son  nom  au  catéchisme,  comme  il  avait  coutume  de  le 
faire  quand  il  voulait  interroger.  Au  nom  de  Bernadette  Soubirous,  une 
petite  fille,  assez  chétive  et  pauvrement  vêtue,  se  leva  humblement.  L'ec- 
clésiastique ne  remarqua  en  elle  que  sa  simplicité,  et  aussi  son  extrême 
ignorance  de  toute  matière  reUgieuse. 

La  paroisse  avait  en  ce  moment  à  sa  tête  M.  Pabbé  Peyramale,  âgé 
d'environ  cinquante  ans,  il  était,  depuis  déjà  deux  années,  curé-doyen  de 
la  ville  et  du  canton  de  Lourdes. 

En  chaire,  sa  parole,  apostolique  toujours,  était  quelquefois  rude  ;  elle 
poursuivait  tout  ce  qui  était  mal,  et  aucun  abus,  aucun  désordre  moral, 
d'où  qu'il  vint,  ne  le  trouvait  indifférent  ou  faible.  Souvent  la  société  de 
l'endroit,  flagellée  dans  quelqu'un  de  ses  vices  ou  de  ses  travers  par  l'ar- 
dente parole  du  pasteur,  avait  jeté  les  hauts  cris.  H  ne  s'en  était  point  ému 
et  avait  fini  presque  toujours  par  être.  Dieu  aidant,  vainqueur  dans  la 
lutte. 

Ces  hommes  de  devoir  sont  gênants  ;  et  on  leur  pardonne  rarement 
l'indépendance  et  la  sincérité  de  leur  langage.  On  le  pardonnait  pourtant 
à  celui-là  :  car,  lorsqu'on  le  voyait  cheminer  par  la  ville  avec  sa  sou- 
tane rapiécée  et  reprisée,  ses  gros  souliers  raccommodés  et  son  vieux  tri- 
corne déformé,  on  savait  que  l'argent  de  sa  garde-robe  s'employait  à 
secourir  les  malheureux.  Ce  prêtre,  si  austère  dans  ses  mœurs,  si  sévère 
dans  ses  doctrines,  était  d'une  bonté  de  cœur  inexprimable,  et  il  dépensait 
son  patrimoine  à  faire  le  bien,  aussi  obscurément  qu'il  le  pouvait.  Mais 
son  humilité  n'avait  pu  parvenir  à  cacher  comme  il  l'eût  voulu  sa  vie  de 
dévouement  ;  la  reconnaissance  des  pauvres  avait  parlé  :  la  vie  privée  est 
d'ailleurs  bien  vite  percée  à  jour  dans  les  petites  villes,  et  il  était  devenu 
l'objet  de  la  vénération  générale.  Rien  qu'à  voir  la  façon  dont  ses  parois- 
siens ôtaient  leur  chapeau  quand  il  passait  dans  la  rue  ;  rien  qu'à  l'accent 


NOTRE-DAME   DE  LOURDES.  27 

familier,  affectueux  et  content,  dont  les  pauvres  gens,  assis  sur  le  pas  de 
leur  porte,  disaient  :  "  Bonjour,  Monsieur  le  Curé  !  "  on  devinait  qu'un 
lien  sacré,  celui  du  bien  modestement  accompli,  unissait  le  pasteur  à  ses 
ouailles.  Les  Libres  Penseurs  disaient  de  lui  :  "  il  n'est  pas  toujours 
commode,  mais  il  est  charitable  et  ne  tient  pas  à  l'argent.  C'est  le  meil- 
leur des  hommes,  malgré  la  soutane." 

Ylein  d'abandon  et  de  bonhomie  dans  la  vie  privée,  ne  supposant  alors 
jamais  le  mal  et  se  laissant  même  quelquefois  tromper  par  des  gens  qui  exploi- 
taient sa  bonté,  il  était,  comme  prêtre,  prudent  jusqu'à  la  défiance  dans  tout 
ce  qui  touchait  aux  choses  de  son  Ministère  et  à  l'intérêt  étemel  de  la  Reli- 
gion. L'homme  pouvait  être  parfois  abusé,  le  prêtre  jamais.  Il  y  a  des 
grâces  d'état. 

Ce  prêtre  éminent  unissait  à  un  cœur  d*apôtre  un  bon  sens  d'une  rare 
fermeté  et  un  caractère  que  rien  au  monde  ne  pouvait  faire  fléchir  quand 
il  s'agissait  de  la  Vérité.  Les  événements  ne  devaient  pas  tarder  à  mettre 
en  lumière  ces  qualités  de  premier  ordre.  En  le  plaçant  à  Lourdes  à 
cette  époque,  la  Providence  avait  eu  ses  desseins.  * 

Domptant  en  cela  sa  peu  expectante  nature,  M.  l'abbé  Peyramale,  avant 
de  permettre  à  son  clergé  de  faire  un  seul  pas  et  de  se  montrer  à  la  Grotte, 
avant  de  se  le  permettre  à  lui-même,  résolut  d'attendre  que  les  événements 
eussent  pris  un  caractère  nettement  déterminé,  que  les  preuves  se  fussent 
produites  dans  un  sens  ou  dans  l'autre,  et  que  l'autorité  ecclésiastique  eût 
prononcé. 

Il  chargea  quelques  laïques  intelligents  et  sûrs  de  se  rendre  aux  Roches 
Massabielle  toutes  les  fois  que  Bernadette  et  la  multitude  s'y  transporte- 
raient, et  de  le  tenir  au  courant,  jour  par  jour  et  heure  par  heure,  de  ce 
qui  se  passerait  ;  mais,  en  même  temps  qu'il  prenait  ses  mesures  pour  être 
parfaitement  renseigné,  il  les  prenait  aussi  pour  ne  compromettre  en  rien 
le  Clergé  dans  cette  affaire,  dont  la  véritable  nature  était  encore  douteuse. 

"  Laissons  faire,"  disait-il  aux  impatients.  "  Si,  d'un  côté,  nous  sommes 
rigoureusement  obligés  d'examiner  avec  une  extrême  attention  les  faits  qui 
se  passent  en  ce  moment,  de  l'autre,  la  plus  vulgaire  prudence  nous  interdit 
de  nous  mêler  de  nos  personnes  à  la  foule  qui  court  vers  la  Grotte  en 
chantant  des  cantiques.  Abstenons-nous  d'y  paraître,  et  ne  nous  exposons 
ni  à  consacrer  par  notre  présence  une  supercherie  ou  une  illusion,  ni  à 
combattre  par  une  décision  prématurée,  par  une  attitude  hostile,  une  œuvre 
venant  peut-être  de  Dieu. 

*  Du  plus  profond  de  mon  cœur  je  demande  pardon  à  M.  l'abbé  Peyramale  du  bien  que 
je  dis  ici  de  lui  et  dont  l'expression,  je  le  sais,  le  fera  souffrir  cruellement.  Pour  impo- 
ser cette  souffrance  à  son  humilité,  il  a  fallu,  non-seulement  l'intérêt  spéculatif  de  la 
vérité,  mais  encore  la  nécesàité  où  je  suis,  en  écrivant  cette  histoire,  de  tout  dire,  pour 
montrer  les  voies  secrètes  de  Dieu  et  l'action  manifeste  de  sa  main. 

Historien,  j'écris  sans  haine  et  sans  amitiés  personnelles.  Je  considère  comme  un 
devoir,  et  je  me  suis  fait  une  loi  absolue  d'eiposer  la  vérité,  telle  que  Dieu  me  permet  de 
la  voir  et  de  la  traduire,  au  risque  de  blesser  l'humilité  des  bons  ou  l'orgueil  des  méchants. 


28  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

"  Quant  à  nous  y  rendre  en  simples  spectateurs,  cela  n'est  pas  possible , 
avec  le  costume  que  nous  portons.  La  population,  voyant  un  prêtre  au 
milieu  d'elle,  se  grouperait  d'elle-même  autour  de  lui,  pour  qu'il  marchât 
en  tête  et  entonnât  les  prières.  Or,  s'il  cédait  à  la  pression  publique  ou 
à  son  enthousiasme  irréfléchi,  et  que  plus  tard  on  découvrît  que  ces  Appa- 
ritions sont  une  illusion  ou  un  mensonge,  qui  ne  voit  à  quel  point  la  Reli- 
gion en  serait  compromise  dans  la  personne  du  Clergé  ?  S'il  résistait,  au 
contraire,  et  que  plus  tard  l'œuvre  de  Dieu  devînt  manifeste,  cette  résis- 
tance n'aurait-elle  pas  les  mêmes  conséquences  fâcheuses  ? 

"  Abstenons-nous  donc,  puisque  nous  ne  pourrions  que  compromettre 
Pieu  soit  dans  les  œuvres  qu'il  entend  accomplir,  soit  dans  le  saint  Minis- 
tère qu'il  a  daigné  nous  confier." 

Quelques-uns,  dans  l'ardeur  de  leur  zèle,  insistaient: 

" Non,  répondait-il  avec  fermeté,  nous  n'aurions  à  intervenir  que  s'il 

venait  à  sortir  de  là  quelque  hérésie  manifeste,  quelque  superstition, 
quelque  désordre.  Alors  seulement  notre  devoir  serait  nettement  tracé 
par  les  faits  eux-mêmes.  Aux  mauvais  fruits  nous  jugerions  le  mauvais 
arbre,  et  nous  devrions  accourir  au  premier  symptôme  de  mal  pour  pré- 
server notre  troupeau. 

"  Mais  jusqu'ici  rien  de  tel  ne  se  produit  :  tout  au  contraire,  la  foule, 
dans  le  plus  grand  recueillement,  se  borne  à  prier  la  sainte  Vierge,  et  la 
piété  des  fidèles  paraît  augmenter. 

"  Sachons  donc  attendre,  en  nous  livrant,  à  part  nous,  à  un  examen 
nécessaire,  la  décision  suprême  que  devra  porter  sur  ces  faits  la  sagesse 
épiscopale. 

*'  Si  ces  faits  sont  de  Dieu,  ils  n'ont  pas  besoin  de  nous,  et  le  Tout-Puis- 
sant saura  bien,  sans  notre  pauvre  secours,  surmonter  tous  les  obstacles  et . 
tourner  les  choses  au  gré  de  son  dessein. 

"  Si  cette  œuvre,  au  contraire,  n'est  pas  de  Dieu,  il  marquera  lui-même 
Je  moment  où  nous  devrons  intervenir  pour  la  combattre  en  son  nom. 

"  En  un  mot  :  "  Laissons  agir  la  Providence." 

Telles  furent  les  raisons  profondes,  les  considérations  de  haute  sagesse 
qui  déterminèrent  en  ces  circonstances  M.  le  curé  Peyramale  à  interdire 
formellement  à  tous  les  prêtres  placés  sous  sa  juridiction  de  paraître  à  la 
Orotte  de  Massabielle,  et  à  s'abstenir  lui-même  d'y  aller. 

Mgr.  Laurence,  évêque  de  Tarbes,  approuva  cette  prudente  réserve,  et 

étendit  même  à  tous  les  ecclésiastiques  du  diocèse  la  défense  de  se  mêler 

en  quoi  que  ce  soit  des  événements  de  Lourdes.  Lorsqu'un  prêtre,  soit  au 

tribunal  de  la  Pénitence,  soit  ailleurs,  était  interrogé  sur  le  pèlerinage  de 

Ja  Grotte,  la  réponse  était  faite  d'avance  : 

"  —  Nous  n'y  allons  pas  nous-mêmes  et  ne  pouvons  par  conséquent 
nous  prononcer  sur  ces  faits  que  nous  ne  connaissons  pas  suffisamment. 
Mais  il  est  évidemment  loisible  à  tout  fidèle  de  s'y  rendre,  si  cela  lui  cour 


NOTRE-DAME  DE  LOURDES.  2î^ 

vient,  et  d'examiner  des  faits  jusqu'ici  en  dehors  de  toute  décision  ecclé- 
siastique.  Allez-y  ou  n'y  allez  pas  :  nous  n'avons  ni  à  vous  le  conseiller, 
ni  à  vous  le  défendre, — ni  à  vous  y  autoriser,  ni  à  vous  l'interdire." 

Une  telle  attitude  de  stricte  neutralité  était,  il  faut  le  dire,  des  plus 
difl&ciles  à  garder  :  car  chaque  prêtre  devait  avoir  à  lutter  en  cette  occa- 
sion, non-seulement  contre  la  pression  populaire,  mais  encore  contre  son 
propre  désir,  assurément  bien  légitime,  d'assister  de  sa  personne  aux 
choses  extraordinaires  qui  peut-être  étaient  sur  le  point  de  s'accomplir. 

Cette  ligne  de  conduite,  quelque  malaisée  qu'elle  pût  être  à  tenir,  fut 
pourtant  observée.  Au  milieu  de  ces  populations,  soulevées  tout  à  coup 
comme  un  Océan  par  un  souffle  inconnu,  et  poussées  vers  la  mystérieuse 
roche  où  l'Apparition  surnaturelle  s'entretenait  avec  une  enfant,  le  Clergé 
tout  entier,  sans  une  seule  exception,  s'abstint  de  paraître.  Dieu,  qui 
dirigeait  invisiblement  toutes  choses,  donna  à  ses  prêtres  la  force  de  ne 
point  céder  à  ce  courant  inouï  et  de  demeurer  immobiles  au  sein  de  ce 
prodigieux  mouvement.  Cette  immense  abstention  du  Clergé  devait 
montrer  manifestement  que  la  main  et  l'action  de  l'homme  n'étaient  pour 
rien  en  ces  événements,  et  qu'il  fallait  en  chercher  la  cause  ailleurs,  ou 
pour  mieux  dire  plus  haut. 

Cela  ne  suffisait  point  cependant.  La  Vérité  a  besoin  d'un  autre  creuset. 
Il  faut  qu'étant  sans  soutien,  elle  résiste  par  elle-même  et  par  elle  seule 
aux  grandes  forces  humaines  déchaînées  contre  elle.  Il  lui  faut  donc  des 
persécuteurs,  des  ennemis  furieux,  des  adversaires  habiles  à  tendre  des 
pièges.  Quand  la  vérité  passe  par  cette  épreuve,  les  faibles  tremblent  et 
ont  peur  qu'on  ne  renverse  l'œuvre  de  Dieu.  Quid  timetis^  modicœ  fidei  f 
Ces  hommes  qui  la  menacent  pour  le  présent,  sont  ses  soutiens  dans 
l'avenir. 

Ces  advei*saires  acharnés  attestent  aux  yeux  des  siècles  que  telle  œuvre, 
que  telle  croyance  n'a  point  été  établie  clandestinement  et  dans  l'ombre, 
mais  bien  à  la  face  d'ennemis  intéressés  à  tout  voir  et  à  tout  contrôler  ;  ils 
attestent  aux  yeux  des  siècles  que  les  fondements  en  sont  solides,  puisque 
tant  d'eiïbrts  réunis  n'ont  pu  les  ébranler  au  moment  même  où  ils  s'éle- 
vaient dans  leur  faiblesse  originelle  ;  ils  attestent  que  ces  bases  sont  pures, 
puisque,  examinant  toutes  choses  à  la  loupe  grossissante  de  la  malveillance 
et  de  la  haine,  ils  n'ont  pu  y  signaler  ni  un  vice  ni  une  tache.  Les  ennemis 
sont  des  témoins  non  suspects,  qui  déposent  malgré  eux,  devant  la  posté- 
rité, en  faveur  même  de  ce  qu'ils  ont  voulu  empêcher  ou  détruire.  Donc, 
si  les  Apparitions  de  la  Grotte  étaient  le  point  de  départ  d'une  œuvre 
divine,  il  fallait,  à  côté  de  l'abstention  du  Clergé,  l'hostiUté  des  puissants 
du  monde. 

Tandis  que  l'autorité  ecclésiastique,  yersonnifiée  dans  le  Clergé,  gardait 
la  sage  réserve  conseillée  par  le  Curé  de  Lourdes,  l'autorité  civile  se  préoc- 
cupait, elle  aussi,  du  mouvement  extraordinaire  qui  était  en  train  de  se 


30  NOTRE-DAME  DE  LOURDES. 

produire  dans  la  ville  et  aux  environs,  et  qui,  gagnant  de  proche  en  proche 
tout  le  département,  en  avait  déjà  franchi  les  limites  du  côté  du  Béarn. 

Bien  qu'il  n'advint  aucun  dé3ordre,  ces  pèlerinages,  ces  foules  recueillies, 
cette  enfant  en  extase,  inquiétèrent  ce  monde  ombrageux. 

Au  nom  de  la  liberté  de  conscience,  n'y  t^vait-il  pas  moyen  d'empêcher 
ces  gens  de  prier,  et  surtout  de  prier  où  bon  leur  semblait  r  Tel  était  le 
problème  que  le  libéralisme  oflSciel  commençait  à  se  poser. 

A  des  degrés  divers,  M.  Dufour,  Procureur  impérial  ;  M.  Duprat,  Juge 
de  Paix  ;  le  Maire,  le  Substitut,  le  Commissaire  de  Police,  et  bien 
d'autres  encore,  prirent  ou  donnèrent  l'alarme.  Un  Miracle  en  plein  XIXe 
siècle,  se  produifjant  tout  à  coup  sans  demander  la  permission  et  sans 
autorisation  préalable,  parut  à  quelques-uns  un  intolérable  outrage  à  lu 
Civiliastion,  une  atteinte  à  la  sûreté  de  l'Etat  ;  et  il  importait  pour 
l'honneur  de  notre  lumineuse  époque  d'y  mettre  bon  ordre.  La  plupart 
de  ces  messieurs  ne  croyaient  point  du  reste  à  la  possibilité  des  manifes- 
tations surnaturelles,  et  ih  ne  pouvaient  consentir  à  voir  là-dedans  autre 
chose  qu'une  imposture  ou  une  maladie.  En  tout  cas,  plusieurs  se  sentaient 
opposés  d'instinct  à  tout  événement,  quel  qu'il  fût,  qui  pouvait,  directe- 
ment et  indirectement,  accroître  l'influence  de  la  Religion,  contre  laquelle 
ils  avaient,  soit  des  préventions  sourdes,  soit  des  haines  avouées. 

Sans  revenir  sur  les  réflexions  que  nous  faisions  tout  à  l'heure,  c'est 
vraiment  une  chose  digne  de  remarque  de  voir  que  le  Surnaturel,  toutes 
les  fois  qu'il  se  produit  dans  le  monde,  rencontre  constamment,  sous  des 
noms  et  des  aspects  différents,  les  mêmes  oppositions,  les  mêmes  indiffé- 
rences, les  mêmes  ^délités.  Avec  des  nuances  diverses,  Hérode,  Caïphe, 
Pilatc,  Joseph  d'Arimathie,  Pierre, Thomas,  les  Saintes  Femmes, les  francs 
ennemis,  les  lâches,  les  faibles,  les  dévoués,  les  sceptiques,  les  timides,  leg 
héros,  appartiennent  à  tous  les  temps. 

Le  Surnaturel  n'échappe  jamais,  notamment,  à  l'hostilité  d'une  partie 
plus  ou  moins  considérable  du  monde  officiel.  Seulement,  cette  hostilité 
vient  tantôt  du  maître  et  tantôt  des  valets. 

Le  plus  intelligent  de  la  petite  légion  des  fonctionnaires  de  Lourdes,  à 
cette  époque,  était  assurément  M.  Jacomet,  bien  que  M.  Jacomet  fût 
hiérarchiquement  le  dernier  de  tous,  puisqu'il  occupait  le  modeste  emploi 
de  Commissaire  de  Police.  Il  écait  jeune,  très-sagace  en  certaines  circons- 
tances, et  doué  d'un  art  de  parob  assez  rare  chez  ses  \  Sus.  Ta  finesse 
était  extrême.  Personne  mieux  que  lui  ne  comprenait  les  coquins.  H  était 
merveilleusement  apte  à  déjouer  leurs  ruses  ;  et,  à  ce  sujet,  on  raconte  de 
lui  des  traits  étonnants. 

Tel  était  le  Commissaire  de  Police,  tel  était  le  personnage  important  de 
Lourdes  lorsqu'eurent  lieu  les  Apparitions  à  la  Grotte  de  Massabielle. 

C'était  le  troisième  jour  de  la  Quinzaine,  le  21  février,  premier  Diman- 
che de  Carême. 


NOTRE-DAME  DE   LOURDES.  31 

Avant  le  lever  du  soleil,  une  foule  immense,  plusieurs  milliers  de  per- 
sonnes étaient  déjà  réunies,  devant  et  tout  autour  de  la  Grotte,  sur  les 
bords  du  Gave  et  dans  la  prairie.  C'était  l'heure  où  Bernadette  avait 
coutume  de  venir.  Elle  arriva,  enveloppée  dans  son  capulet  blanc,  suivie 
de  quelqu'un  des  siens,  sa  mère  ou  sr  sœur.  Ses  parents  avaient  assisté  la 
veille  ou  l'avant-veille  à  ses  extases ,  ils  l'avaient  vue  transûgurée,  et 
maintenant  ils  croyaient. 

L'enfant  traversa  simplement,  sans  assurance  comme  sans  embarras,  la 
foule  qui  s'écarta  avec  respect  devant  elle  en  lui  livrant  passage  ;  et,  sans 
paraître  s'apercevoir  de  l'attention  universelle,  elle  alla,  comme  si  elle 
accomplissait  une  chose  toute  simple,  s'agenouiller  et  prier  au-dessors  de 
la  niche  où  serpentait  la  branche  d'églantier. 

Quelques  instants  après,  on  vit  son  front  s'illuminer  et  devenir 
rayonnant.  Le  sang  pourtant  ne  se  portait  point  au  visage  ;  au  contraire, 
elle  pâlissait  légèrement,  comme  si  la  nature  fléchissait  quelque  peu  en 
présence  de  l'Apparition  qui  se  manifestait  devant  elle.  Tous  ses 
traits  montaient,  montaient,  et  entraient  comme  dans  une  région 
supérieure,  comme  dans  un  pays  de  gloire,  exprimant  des  sentiments  et 
des  choses  qui  ne  sont  point  d'ici-bas.  La  bouche  entr'ouverte  était 
béante  d'admiration,  et  paraissait  aspirer  le  Ciel.  Les  yeux,  fixes  et  bien- 
heureux, contemplaient  une  beauté  invisible,  qu'aucun  autre  regard  n'a- 
percevait, mais  que  tous  sentaient  présente,  que  tous,  pour  ainsi  dire, 
voyaient  par  réverbération  sur  le  visage  de  l'enfant.  Cette  pauvre  petite 
paysanne,  si  vulgaire  en  l'état  habituel,  semblait  ne  plus  appartenir  à  la 
terre. 

C  'tait  l'Ange  de  l'innocence,  laissant  le  monde  un  instant  derrière  lui 
et  tombant  en  adoration,  au  moment  où  il  entr'ouvre  les  portes  éternelles 
et  où  il  aperçoit  le  Paradis. 

Tous  ceux  qui  ont  vu  Bernadette  en  extase,  parlent  de  ce  spectacle 
comme  d'une  chose  qui  est  tout  à  fait  sans  analogue  sur  la  terre.  Leur 
impression  après  dix  années  est  aussi  vive  que  le  premier  jour. 

Chose  remarquable  !  quoique  son  attention  fût  entièrement  absorbée  par 
la  contemplation  de  la  Vierge  pleine  de  grâces,  elle  avait  en  partie  cons- 
cience de  ce  qui  se  passait  autour  d'elle. 

A  un  certain  moment  son  cierge  s'éteignit  ;  elle  étendit  la  main  pour 
que  la  personne  la  plus  proche  le  rallumât. 

Quelqu'un  ayant  voulu,  avec  un  bâton,  toucher  l'églantier,  elle  fit  vive- 
ment signe  de  le  laisser,  et  son  visage  exprima  la  crainte. — .J'avais  peur, 
dit-elle  ensuite  naïvement,  qu'on  ne  touchât  la  "  Dame"  et  qu'on  ne  lui 
fît  du  mal. 

Un  des  observateurs  dont  nous  avons  cité  le  nom,  M.  le  docteur  Dozous, 
était  à  c«)té  d'elle. 

— Ce  n'est  là,  pensait-il,  ni  la  catalepsie  avec  sa  roideur,  ni  l'extase 


32  NOTRE-DAME  DE  LOURDES. 

inconsciente  des  hallucinés  ;  c'est  un  fait  extraordinaire,  d'un  ordre  tout  à 
fait  inconnu  à  la  Médecine. 

H  prit  le  bras  de  l'enfant  et  lui  tâta  le  pouls.  Elle  parut  n'y  pas  faire 
attention.  Le  pouls,  parfaitement  calme,  était  régulier  comme  dans  l'état 
ordinaire. 

— Il  n'y  a  donc  aucune  excitation  maladive,  se  dit  le  savant  docteur,  de 
plus  en  plus  bouleversé. 

En  ce  moment,  la  Voyante  fit,  sur  ses  genoux,  quelques  pas  en  avant 
dans  la  Grotte.  L'Apparition  s'était  déplacée,  et  c'était  maintenant  par 
l'ouverture  intérieure  que  Bernadette  pouvait  l'apercevoir. 

Le  regard  de  la  sainte  Vierge  parut  en  un  instant  parcourir  toute  la 
terre,  et  elle  le  reporta,  tout  imprégné   de  douleur,  vers   Bernadette 
agenouillée. 
— Qu'avez  vous  ?  que  faut-il  faire  ?  murmura  l'enfant. 
— Prier  pour  les  pécheurs,  répondit  la  Mère  du  genre  humain. 
En  voyant  ainsi  la  douleur  voiler,  comme  un  nuage,  l'éternelle  sérénité 
de  la  Vierge  bienheureuse,  le  cœur  de  la  pauvre  bergère  ressentit  tout  à 
coup  une  cruelle  souffrance.     Une  indicible  tristesse  se  répandit  sur  ses 
traits.  De  ses  yeux,  toujours  tout    rands  ouverts  et  fixés  sur  l'Apparition, 
deux  larmes  roulèrent  sur  ses  joues  et  s'y  arrêtèrent,  sans  tomber. 

Un  rayon  de  joie  revint  enfin  éclairer  son  visage  :  car  la  Vierge  avait 
sans  doute  tourné  elle-même  son  regard  vers  l'espérance  et  contemplé, 
dans  le  cœur  du  Père,  la  source  intarisssable  de  la  miséricorde  infinie  des- 
cendant sur  le  monde,  au  nom  de  Jésus  et  par  les  mains  de  l'Eglise. 

Ce  fut  en  cet  instant  que  l'Apparition  s'évanouit.  La  reine  du  Ciel 
venait  de  rentrer  dans  son  Royaume. 

L'auréole,  comme  de  coutume,  demeura  encore  quelques  secondes,  puis 
s'effaça  insensiblement,  pareille  à  une  brume  lumineuse  qui  se  fond  et  dis- 
paraît dans  l'air. 

Les  traits  de  Bernadette  descendirent  peu  à  peu.  Il  sembla  qu'elle 
passait  de  la  région  du  soleil  à  celle  de  l'ombre,  et  la  vulgarité  de  la  terre 
reprit  possession  de  ce  visage,  un  instant  auparavant  transfiguré.  Ce 
n'était  plus  qu'une  humble  bergère,  une  petite  paysanne  que  rien  en 
apparence  ne  distinguait  des  autres  enfants. 

Autour  d'elle  se  pressait  la  foule  halatente,  anxieuse,  émue,  recueillie. 
Nous  aurons  ailleurs  l'occasion  de  décrire  son  attitude. 

Durant  toute  la  matinée,  après  la  Messe  et  jusqu'à  l'heure  des  Vêpres, 
il  ne  fut  bruit  à  Lourdes  que  de  ces  étranges  événements,  auquels  on 
donnait  naturellement  les  interprétations  les  plus  diverses. — Pour  ceux 
qui  avaient  vu  Bernadette  en  extase,  la  preuve  était  faite  d'une  façoa 
qu'ils  prétendaient  irrésistible.  Quel(iues-uns  rendaient  leur  pensée  par 
des  comparaisons  assez  heureuses  :  '  Dans  nos  vallées  le  Soleil  se  montre 
tard,  caché  qu'il  est  à  l'orient  par  le  Pic  et  le  mont  du  Ger.     Mais,  bien 


NOTRE-DAME  DE  LOURDES.  33 

avant  de  l'apercevoir,  nous  pouvons  remarquer,  à  l'ouest,  le  reflet  de  ses 
rayons  sur  les  flancs  des  montagnes  de  Bastsurguères,  qui  deviennent  res- 
plendissantes tandis  que  nous  sommes  encore  dans  l'ombre  ;  et  alors,  quoi- 
que nous  ne  voyions  pas  directement  le  Soleil,  mais  seulement  son  reflet 
sur  les  pentes,  nous  affirmons  sa  présence  derrière  les  masses  énormes  du 
Ger.     "  Bastsurguères  voit  le  Soleil,  disons-nous  ;  et,  si  nous  étions  à  la 
hauteur  de  Bastsurguères,  nous  le  verrions  aussi."  Eh  bien  !  il  en  est  de 
neme  quand  on  arrête  son  regard  sur  Bernadette  illuminée  par  l'invisible 
/'_^parition  :  la  certitude  est  la  même,  l'évidence noute  semblable.     Le 
visage  de  la  Voyante  apparaît  tout  à  coup  si  clair,  si  transfiguré,  si  écla- 
tant,  si  imprégné  de  rayons  divins,  que  ce  reflet  merveilleux  que  nous 
apercevons  nous  donne  la  pleine  assurance  du  centre  lumineux  que  nous 
n'apercevons  pas.     Et,  si  nous  n'avions  pas,  pour  nous  le  cacher,  toute 
une  montagne  de  fautes,  de  misères,  de  préoccupations  matérielles,  d'opa- 
cité charnelle  ;  si  nous  étions,  nous  aussi,  à  la  hauteur  de  cette  innocence 
d'enfant,  de  cette  neige  éternelle  qu'aucun  pied  humain  n'a  foulée,  nous 
aussi,  nous  verrions,  non  plus  par  reflet,  mais  directement,  ce  que  con- 
temple Bernadette  ravie,  ce  qui  rayonne  sur  ses  traits  en  extase." 

De  telles  raisons,  excellentes  peut-être  en  elles-mêmes  et  concluantes 
pour  ceux  qui  avaient  été  témoins  de  ce  spectable  inouï,  ne  pouvaient 
être  suffisantes  pour  ceux  qui  n'avaient  rien  vu.  La  providence,  à  sup- 
poser qu'elle^fut  en  réalité  dans  tout  ceci,  devait,  ce  semble,affirmer  son  action 
par  des  preuves,  sinon  meilleures  (puisque  presque  personne  ne  résistait 
à  celles-là  dès  qu'il  avait  pu  les  expérimenter),  du  moins  plus  palpables. 
Peut-être  était-ce  là  le  profond  dessein  de  Dieu  et  ne  convoquait-il  de 
telles  multitudes  que  pour  avoir,  à  l'heure  voulue,  d'iunombrables  et  d'irré- 
cusables témoins. 

A  l'issue  des  Vêpres,  Bernadette  sortit  de  PEglise  avec  la  troupe  des 
fidèles.     Elle  était,  comme  on  le  pense  bien,  l'objet  de  l'attention  générale. 
On  l'interrogeait,  on  l'entourait.  La  pauvre  enfant,  embarrassée  de  ce  con- 
cours, répondait  tout  simplement,  et  tâchait  de  percer  la  foule  afin  de 
rentrer  chez  elle. 

En  ce  moment,  un  homme  revêtu  des  insignes  de  la  force  publique,*un 
Sergent  de  ville.  Officier  de  police,  s'approcha  d'elle  et  la  toucha  sur 
l'épaule. 

Au   nom  de  la  Loi,  dit-il. 
— Que  me  voulez- vous  ?  dit  l'enfant. 
— J'ai  ordre  de  vous  prendre  et  ùe  vous  emmener. 
—Et  où  ? 

— Chez  le  Commissaire  de  Pohce.  Suivez-moi. 

Un  murmure  menaçant  parcourut  la  multitude.  Beaucoup  de  ceux  qu- 
êtaient là  avaient  vu,  le  matin,  l'humble  enfant  transfigurée  par  l'extase 
divine,  illuminée  par  les  rayons  d'en  haut.     Pour  eux,  cette  petite  fille 

G 


"34  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

bénie  de  Dieu  avait  quelque  chose  de  sacré.  Aussi,  quand  ils  virent 
l'af'ent  de  la  force  publique  porter  la  main  sur  elle,  ils  frémirent  d'indigna- 
tion et  voulurent  intervenir.  Mais  un  prêtre,  qui  sortait  en  cet  instant 
de  l'Eglise,  fit  signe  à  la  foule  de  se  calmer  :  — Laissez  faire  l'Autorité, 

dit-il.  ° 

La  multitude  émue  et  troublée  avait  suivi  Bernadette,  emmenée  par 
l'agent  officiel.  Le  Commissariat  de  Police  n'était  pas  loin.  Le  Sergent 
entra  avec  l'enfant,  et,  la  laissant  seule  dans  le  corridor,  se  retourna  pour 
fermer  la  porte  à  la  clef  et  au  verrou. 

Un  instant  après,  Bernadette  se  trouvait  en  face  de  M.  Jacoraet. 

Une  foule  immense  stationnait  au  dehors. 

L'homme  très-intelligent  qui  allait  interroger  Bernadette  se  sentait 
assuré  d'un  facile  triomphe  et  il  s'en  était  à  l'avance  hautement  réjoui. 

Il  était  de  ceux  qui  repoussaient  obstinément  l'explication  des  savants  du 
pays.  Il  ne  croyait  ni  à  la  catalepsie,  ni  à  l'hallucination,  ni  aux  diverses, 
illusions  d'une  extase  maladive.  La  précision  des  récits  qu'on  attribuait, 
à  l'enfant,  les  remarques  faites  par  le  docteur  Dozous  et  par  plusieurs 
autres  témoins  des  scènes  de  la  Grotte  lui  paraissaient  inconciliables  avec 
une  telle  hypothèse.  Quant  au  fait  même  des  Apparitions,  il  ne  croyait 
point,  dit-on,  à  la  possibilité  de  ces  visions  ultramondaines,  et  son  génie 
policier,  très-apte  à  dépister  des  fripons  derrière  un  fait  illégal,  n'allait 
peut-être  pas  jusqu'à  découvrir  Dieu  derrière  un  fait  surnaturel.  Aussi 
convaincu  en  lui-même  qu'il  ne  pouvait  y  avoir  que  de  fausses  apparitions, 
avait-il  résolu  de  trouver,  par  ruse  ou  par  force,  le  point  de  l'erreur  et  de 
rendre,  aux  libres  penseurs  du  Pouvoir  ou  d'ailleurs,  le  service  signalé  de 
saisir  une  manifestation  surnaturelle,  une  croyance  populaire  en  flagrant 
délit  d'imposture.  Il  avait  là  une  admirable  occasion  de  porter  un  rude 
coup  à  la  prétendue  autorité  de  toutes  les  Visions  du  passé,  surtout  s'il 
parvenait  à  découvrir  et  à  montrer  que  le  Clergé,  qui  s'abstenait  si  soi- 
gneusement dans  cette  affaire,  la  dirigeait  ou  l'exploitait  secrètement. 

A  supposer  que  Dieu  ne  fût  pour  rien  dans  cet  événement,  et  que  les 
hommes  y  fussent  pour  le  tout,  le  raisonnement  de  Jacomet  était  excel- 
lent. 

A  supposer  au  contraire  que  Dieu  y  fût  pour  le  tout,  et  les  hommes 
pour  rien,  le  malheureux  Commissaire  de  Police  s'engageait  en  ce  moment 
dans  la  voie  la  plus  funeste. 

Dans  ces  dispositions  d'esprit,  M.  Jacomet  avait,  dès  les  premiers  jours, 
fait  surveiller  avec  soin  toutes  les  démarches  do  Bernadette,  pour  voir  s'il  ne 
surprendrait  pas  quelque  communication  mystérieuse  entre  la  Voyante  et 
tel  ou  tel  membre  du  Clergé,  soit  de  Lourdes,  soit  des  environs.  Il  avait 
même,  paraît-il,  poussé  le  zèle  de  ses  fonctions  jusqu'à  placer  dans  l'église 
une  personne  affidée  pour  avoir  l'œil  sur  le  confessionnal.  Mais  les  enfants 
du  Catéchisme  se  confessaient  à  tour  de  rôle  toutes  les  quinzaines  ou  tous 


NOEBE-DAME   DE    LOURDES.  35 

les  mois,  et  le  tour  de  Bernadette  n'était  pas  encore  venu  durant  ces 
jours-là.  Tous  ces  consciencieux  eSbrts  n'avaient  amené  la  découverte 
d'aucune  complicité  dans  les  actes  de  fourberie  qu'il  attribuait  à  Berna- 
dette. Il  en  conclut  qu'elle  agissait  probablement  seule,  sans  cependant 
renoncer  tout  à  fait  à  ses  soupçons.  C'est  ce  qui  constitue  son  type  par- 
ticulier et  son  génie  propre. 

Lorsque  Bernadette  entra,  il  arrêta  un  instant  sur  elle  ses  yeux  per- 
çants et  aigus,  qu'il  eut  l'art  merveilleux  d'imprégner  tout  à  coup  de 
bonhomie  et  d'abandon.  Lui,  qui  avait  habituellement  le  verbe  haut  avec 
tout  le  monde,  il  se  montra  plus  que  poli  avec  la  pauvre  fille  du  meunier 
Soubirous;  il  fut  doux  et  insinuant.  Il  la  fit  asseoir  et  prit,  pour  l'interroger, 
l'air  bienveillant  d'un  véritable  ami.  (1) 

— Il  paraît  que  tu  vois  une  belle  Dame  à  la  Grotte  de  Massabielle,  ma 
bonne  petite  ?  Raconte-moi  tout. 

Comme  il  venait  de  dire  ces  mots,  la  porte  de  la  salle  s'était  ouverte 
doucement  et  quelqu'un  était  entré.  C'était  M.  Estrade,  Receveur  deg 
Contributions  Indirectes,  un  des  hommes  considérables  de  Lourdes  et  l'un 
des  plus  intelligents.  Ce  fonctionnaire  occupait  une  partie  de  la  maison 
où  demeurait  M.  Jacomet  ;  et,  averti,  par]  la  rumeur  de  la  foule,  de 
l'arrivée  de  Bernadette  chez  le  Commissaire,  il  avait  eu  la  très-naturelle 
curiosité  d'assister  à  l'interrogatoire.  Il  partageait  d'ailleurs,  au  sujet  des 
Apparitions,  les  idées  de  Jacomet  et  il  croyait,  comme  lui,  à  une  four- 
berie de  l'enfant.  Il  haussait  les  épaules  quand  on  lui  donnait  toute 
explication.  Il  jugeait  ces  choses  tellement  absurdes  qu'il  n'avait  pas 
môme  daigné  aller  à  la  Grotte  regarder  les  scènes  étranges  que  l'on  racon- 
tait. Ce  philosophe  s'assit  un  peu  à  l'écart,  après  avoir  fait  signe  au 
Commissaire  de  ne  point  s'interrompre.  Tout  cela  se  passa  sans  que 
Bernadette  parût  y  faire  grande  attention. 

La  scène  et  le  dialogue  des  deux  interlocuteurs  se  trouvèrent  ainsi  avoir 
un  témoin    (2.) 

(l)  Nous  ne  pouvons  évidemment,  après  que  dix  ans  écoulés  ont  passé  sur  la  mémoire 
des  témoins  de  cette  histoire,  gin^ntir  les  t.'rm.'s  exacts  de  ce  dialogue  et  de  quelqiies 
autres  que  l'on  trouvera  dans  le  cours  de  ce  récit.  Nous  en  donnons  le  sens  et  la  physiono- 
mie générale,  tout  en  essayant,  grâce  aux  innombrables  pièces  que  nous  avons  en  mains, 
documents  imprimés  ou  manuscrits,  relations  diverses  écrites  à  l'époque,  corresp  ondanoes 
officielles,  lettres  particulières,  etc.,  d'en  reconstituer  autant  que  possible  la  forme  mêmei 
l'originalité  preraiôre  et  la  vie. 

(2.)  Ce  témoin  loyal,  qt  nous  sommes  allé  nous-même  interroger  à  Bordeaux  où  il 
exerce  actuellement  ses  fonctions,  a  bien  voulu  recueillir  pour  nous  ses  souvenirs,— 
qu'il  avait  d'ailleurs  notés  à  l'époque  même  des  ôvèneraents, — et  nous  donner  de  la  sorte 
le  moyen  de  compléter  et  de  contrôler  le  rt'cit  de  Bernadette. 

Quant  au  Rapport  du  Commissaire  de  Police  à  la  suite  de  cettj  conversation,  nous 
avons  inutilement  demandé  C9  document  précieux  à  la  Préfect-4re  des  Hautes-Pyrénées. 
Il  nous  a  été  impossible  d'en  avoir  communication.  La  Préfecture  a  d'ailleurs  coupé 
court  à  toute  insistance  de  notre  part,  en  nous  disant  que  le  dossier  relatif  à  cette  affaira 


36  NOTRE-DAME  DE  LOURDES. 

A  la  question  de  M.  Jacomet,  l'enfant  avait  levé  sur  Thomme  de  police 
son  beau  regard  innocent  et  s'était  mise  à  raconter  en  son  langage,  c'est- 
à-dire  en  patois  du  pays,  et  avec  une  sorte  de  timidité  personnelle  qai 
ajoutait  encore  quelque  chose  à  son  accent  de  vérité,  les  événements  extra- 
ordinaires qui  remplissaient  sa  vie  depuis  quelques  jours. 

M.  Jacomet  l'écoutait  avec  une  vive  attention,  continuant  d'affecter  la 
bonhomie  et  la  bienveillance.  De  temps  en  temps  il  jetait  quelques  notes 
sur  un  papier  qu'il  avait  devant  lui. 

L'enfant  le  remarqua,  mais  ne  s'en  préoccupa  nullement. 

Quand  elle  eut  achevé  son  récit,  le  Commissaire,  de  plus  en  plus  douce- 
reux et  empressé,  lui  posa  des  questions  sans  nombre,  comme  si  sa  piété 
enthousiaste  s'intéraissait  outre  mesure  à  de  si  divines  merveilles.  Il  for- 
mulait toutes  ses  interrogations  coup  sur  coup,  sans  aucun  ordre,  par 
petites  phrases  brèves  et  précipitées,  afin  de  ne  pas  laisser  à  l'enfant  le 
temps  de  réfléchir. 

A  ces  diverses  questions  Bernadette  répondait  sans  nul  trouble,  sans 
l'ombre  d'une  hésitation,  avec  la  tranquille  assurance  de  quelqu'un  que 
l'on  interroge  sur  l'aspect  d'un  paysage  ou  d'un  tableau  qu'il  a  sous  les 
yeux.  Parfois,  afin  de  se  faire  mieux  comprendre,  elle  ajoutait  quelque 
geste  imitatif,  quelque  mimique  expressive,  comme  pour  suppléer  à  l'im- 
puissance de  sa  parole. 

La  plume  rapide  de  M.  Jacomet  avait  noté  cependant  au  fur  et  à. 
mesure  toutes  les  réponses  qui  lui  étaient  faites. 

Ce  fut  alors  qu'après  avoir  de  la  sorte  essayé  de  fatiguer  et  d'embrouil- 
ler l'esprit  de  l'enfant  dans  la  minutieuse  infinité  des  détails,  ce  fut  alors 

avait  disparu,  soit  par  le  fait  d'un  simple  désordre  ou  d'un  accident,  soit  parce  qu'il 
aurait  été  soustrait  par  des  mains  intéressées  à  l'anéantir. 

Nous  avons  demandé  également  à  la  Cour  Impériale  de  Pau,  communication  des 
rapports  que  M.  Dutour,  alors  procureur  Impérial  à  Lourdes,  adressait  sur  cette  aflfaire 
au  Procureur-général.  M.  le  Procureur-gi'néral  nous  a  opposé  un  principe  absolu  et  a 
refusé  de  nous  communiquer  ces  pièces.  Nous  aurions  cru,  avant  ce  refus,  ftit  d'ailleurs 
avec  une  bonne  grâce  parfaite,  que  le  Parquet  n'était  et  ne  pouvait  être  que  le  déposi- 
taire de  pareils  documents  et  qu'il  était  de  son  devoir  de  les  communiquer  à  quiconque 
les  réclamait  au  nom  de  l'Histoire. 

Le  Ministère  des  Cultes  auprès  duquel  nous  avons  fait  des  démarches  réitérées  et  inu- 
tiles a  agi  comme  le  parquet,  avec  la  politesse  en  moins.  Quelle  terreur  instinctive  ces 
hauts  personnages  ont-ils  de  la  vérité,  qu'ils  s'efforcent  ainsi,  mais  par  bonheur  très- 
vainement,  de  la  cacher  sous  le  boisseau  ? 

Donc,  s'il  s'était  glissé,  au  point  de  vue  des  actes  de  l'Administration,  quelque  erreur 
dans  notre  récit,  le  monde  officiel  n'aurait  à  s'en  prendre  qu'à  lui-même,  puisqu'il  »  laissé 
perdre  ou  refuse  de  nous  faire  connaître  divers  documents.  Heureusement  les  pièces  sans 
nombre  que  nous  avions  par  ailleurs  et  les  recherches  que  nous  avons  faites  ont  pu  7 
suppléer  presque  entièrement.     Nous  avons  eu  un  peu  plus  de  peine,  voilà  tout. 

Si  cependant,  malgré  noseflforts,  notre  récit  offrait  quelques  inexactitudes,  nouas  'inmea 
prêt  à  les  rectifier  sur  la  production  des  documents  officiels.     Nous  doutons  qu'on  y  ait 

cours. 


NOTRE-DAME  DE   LOURDES,  37 

que  le  redoutable  agent  de  la  Police  prit,  sans  transition,  une  physionomie 
menaçante  et  terrible,  et  changea  brusquement  de  langage  : 

— Tu  mens,  s'écria-t-il  violemment  et  comme  saisi  d'une  soudaine  colère: 
tu  trompes  tout  le  monde,  et  si  tu  ne  confesses  tout  de  suite  la  vérité,  je 
te  ferai  prendre  par  les  Gendarmes. 

La  pauvre  Bernadette  fut  aussi  stupéfaite  à  l'aspect  de  cette  subite  et 
formidable  métamorphose  que  si,  croyant  tenir  en  ses  mains  une  inoffen- 
sive branche  d'arbre,  elle  eût  senti  tout  à  coup  se  tordre,  s'agiter  et  appa- 
raître entre  ses  doigts  les  anneaux  glacés  d'un  serpent.  Elle  fut  stupé- 
faite d'horreur  ;  mais,  contrairement  au  calcul  profond  de  Jacomet,  elle 
ne  se  troubla  point.  Elle  resta  en  sa  tranquillité,  comme  si  une  main  invi- 
sible eût  soutenu  son  âme  devant  ce  choc  imprévu. 

Le  Commissaire  s'était  dressé  debout  en  regardant  la  porte,  comme  pour 
dire  qu'il  n'avait  qu'à  faire  un  signe  pour  appeler  les  Gendarmes  et 
envoyer  la  visionnaire  en  prison. 

— Monsieur,  dit  Bernadette  avec  une  fermeté  paisible  et  douce  qui 
dans  cette  misérable  petite  paysanne,  avait  une  incomparable  et  simple 
grandeur,  monsieur,  vous  pouvez  me  faire  prendre  par  les  Gendarmes, 
mais  je  ne  puis  dire  autre  chose  que  ce  que  j'ai  dit.     C'est  la  vérité. 

— C'est  ce  que  nous  allons  voir,  dit  le  Commissaire  en  se  rasseyant  et 
jugeant  d'un  coup  d'œil  exercé  que  la  menace  était  absolument  impuis- 
sante sur  cette  enfant  extraordinaire. 

M.  Estrade,  témoin  muet  et  impartial  de  cette  scène,  était  partagé 
entre  l'étonnement  prodigieux  que  lui  inspirait  l'accent  de  conviction  de 
Bernadette  et  l'admiration  dont  le  frappait,  malgré  lui,  l'habile  stratégie 
de  Jacomet  dont  il  avait,  à  mesure  qu'elle  se  déployait  devant  lui,  com- 
pris toute  la  portée. 

La  lutte  prenait  un  caractère  tout  à  fait  inattendu  entre  otte  force  dou- 
blée de  finesse,  et  cette  faiblesse  enfantine  sans  autre  défense  que  sa  sim- 
plicité. 

Jacomet  cependant,  armé  des  notes  qu'il  venait  de  tracer  depuis  trois 
quarts  d'heure,  se  mit  à  recommencer,  mais  dans  un  tout  autre  ordre  et 
avec  mille  formes  captieuses,  son  interrogatoire,  procédant  toujours,  suivant 
sa  méthode,  par  brusques  et  rapides  questions  et  demandant  des  réponses 
immédiates.  Il  ne  doutait  point  de  faire  entrer  de  la  sorte,  au  moins  sur 
quelques  points  de  détail,  la  petite  fille  en  contradiction  avec  elle-même. 
Cela  fait,  l'imposture  était  démontrée  et  il  devenait  maître  de  la  situation. 
Mais  il  épuisa  vainement  toute  la  dextérité  de  son  esprit  dans  les  évolu- 
tions multipliées  de  cette  subtile  manœuvre.  L'enfant  ne  se  contredit  en 
rien,  pas  même  dans  ce  point  imperceptible,  dans  ce  minime  iota  dont 
parle  l'Evangile. .  Aux  mêmes  questions,  quels  qu'en  fussent  les  termes, 
«lie  répondait  toujours,  sinon  les  mêmes  mots,  du  moins  les  mêmes  choses, 
.€t  avec  la  même  nuance.     M.  Jacomet  s'obstinait  cependant,  ne  fût-ce 


38  NOTRE-DAME  DE   LOURDES. 

que  pour  fatiguer  de  plus  en  plus  cette  intelligence  qu'il  voulait  prendre- 
en  défaut.     Il  tournait  et  retournait  en  tous  les  sens  le  récit  des  Appari- 
tions sans  le  pouvoir  entamer.     Il  était  comme  un  animal  qui  voudrait 
mordre  sur  un  diamant. 

— C'est  bien,  dit-il  enfin  à  Bernadette,  je  vais  rédiger  le  procès-verbal 
et  te  le  lire. 

H  écrivit  rapidement  deux  ou  trois  pages  en  consultant  ses  notes.  Il  avait  à 
dessein  introduit  sur  certains  détails  quelques  variantes  de  peu  d'impor- 
tance comme,  par  exemple,  la  forme  de  la  robe,  la  longueur  ou  la  position 
du  voile  de  la  Vierge.  C'était  un  nouveau  piège.  Il  fut  aussi  inutile 
que  tous  les  autres.  Bernadette,  tandis  qu'il  lisait  et  disait  de  t^mps  en 
temps  :  "  C'est  bien  cela,  n'est-ce  pas  ?"  Bernadette  répondait  humble- 
ment, mais  avec  fermeté,  aussi  simple  et  douce  qu'inébranlable. 

— Non,  je  n'ai  point  dit  cela,  mais  ceci,  faisait-elle. 

Et  elle  rétablissait  dans  sa  vérité  première  et  dans  sa  nuance  le  détail 
inexact. 

La  plupart  du  temps,  Jacomet  contestait  : 

— Mais  tu  as  dit  cela  ! ...  Je  l'ai  écrit  au  moment  même  î ...  Tu  as  dit 
ceci  de  telle  façon,  à  plusieurs  personnes  de  la  ville. . . ,  etc.,  etc. 

Bernadette  répondait: 

— Non,  je  n'ai  point  parlé  ainsi,  et  je  n'ai  pas  pu  le  faire,  car  ce  n'est 
pas  la  vérité. 

Et  le  Commissaire  était  toujours  obligé  de  céder  aux  réclamations  de 
l'enfant. 

Chose  étrange  que  l'assurance  modeste  et  invincible  de  cette  petite  fille  î 
M.  Estrade  l'observait  avec  une  surprise  croissante.  Personnellement , 
Bernadette  était  et  paraissait  d'une  extrême  timidité  :  son  attitude  était 
humble,  un  peu  confuse  même  devant  toute  personne  inconnue  d'elle.  Et 
cependant,  sur  tout  ce  qui  touchait  à  la  réalité  des  Apparitions,  elle  mon- 
trait une  force  d'âme  et  une  énergie  d'affirmation  peu  communes.  Quand 
il  s'agissait  de  rendre  témoignage  de  ce  qu'elle  avait  vu,  elle  répondait 
sans  trouble,  avec  une  impassible  assurance.  Toutefois,  même  alors,  il 
était  aisé  de  deviner  cette  virginale  pudeur  d'une  âme  qui  eût  aimé  à  se 
cacher  à  tous  les  regards.  On  voyait  manifestement  que  c'était  seulement 
par  respect  pour  la  vérité  intérieure  dont  elle  était  la  messagère  parmi  les 
hommes,  par  amour  pour  la  "  Dame  "  apparue  à  la  Grotte,  qu'elle  triom- 
phait de  sa  timidité  habituelle.  Il  ne  fallait  rien  moins  que  le  sentiment 
de  sa  fonction  pour  surmonter  en  elle  le  penchant  intime  de  sa  nature, 
craintive  en  toute  autre  chose  et  ennemie  de  l'éclat  et  du  bruit. 

Le  Commissaire  revint  à  la  menace  : 

— Si  tu  continues  d'aller  à  la  Grotte,  je  te  fais  mettre  en  prison  et  tu 
ne  sortiras  d'ici  qu'en  me  promettant  de  n'y  plus  revenir. 

— J'ai  promis  à  la  Vision  d'y  aller,  dit  l'enfant.     Et  puis,  quand  arrive 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  '  39 

le  moment,  je  suis  poussée  par  quelque  chose  qui  vient  en  moi  et  qui 
m'appelle. 

L'interrogatoire,  on  le  voit,  touchait  à  sa  fin.  H  avait  été  long  et  n'avait 
pas  tenu  moins  d'une  grande  heure.  Au  dehors  la  multitude  attendait, 
non  sans  une  inquiète  impatience,  la  sortie  de  l'enfant,  qu'on  avait  vue,  le 
matin  même,  transfigurée  dans  la  lumière  de  l'extase  divine.  De  la  salle 
où  se  passait  la  scène  que  nous  venons  de  raconter,  on  entendait  confusé- 
ment les  cris,  les  paroles,  les  interpellations,  les  mille  bruits  divers  dont  se 
compose  le  tumulte  des  foules.  La  rumeur  semblait  grossir  et  devenir 
menaçante.  A  un  certain  moment,  il  y  eut  dans  cette  foule  une  agitation 
particulière,  comme  s'il  arrivait  au  milieu  d'elle  un  nouveau-venu  vivement 
attendu  et  désiré. 
■^   Presque  aussitôt  des  coups  redoublés  retentirent  à  la  porte  de  la  maison. 

Le  Commissaire  ne  sembla  pas  s'en  émouvoir. 

Les  coups  devinrent  plus  violents.  %Celui  qui  frappait  secouait  en  même 
temps  la  porte  et  essayait  de  l'ébranler.  Jacomet  irrité  se  leva  et  alla, 
ouvrir  lui-même. 

— On  n'entre  pas,  dit-il  avec  colère.     Que  voulez-vous  ? 

— Je  veux  ma  fille  !  répondit  le  meunier  Soubirous  en  pénétrant  de 
force,  et  en  suivant  le  Commissaire  dans  la  pièce  où  se  trouvait  Bernadette.. 

La  vue  de  la  physionomie  paisible  de  sa  fille  calma  l'anxieuse  agitation 
du  père,  et  ce  ne  fut  plus  qu'un  pauvre  homme  du  peuple  un  peu  tremblant 
devant  le  personnage  qui,  malgré  sa  modeste  position,  était  par  son  activité 
et  son  intelligence,  le  plus  important  et  le  plus  redouté  de  ce  petit  pays. 

François  Soubirous  avait  ôté  son  béret  béarnais  et  le  roulait  entre  ses 
mains.     Jacomet,  à  qui  rien  n'échappait,  devina  la  peur  du  meunier. 

Il  reprit  son  air  de  bonhomie  et  de  pitié  compatissante.  Il  lui  frappa 
familièrement  sur  l'épaule: 

— Père  Soubirous,  lui  dit-il,  prenez  garde,  prenez  garde,  prenez  garde  T 
Votre  fille  est  en  train  de  se  faire  une  mau7aise  affaire,  elle  s'engage  tout 
droit  dans  le  chemin  de  la  prison.  Je  veux  bien  ne  pas  l'y  envoyer  pour 
cette  fois,  mais  à  la  condition  que  vous  lui  défendrez  de  retourner  à  cette 
Grotte  où  elle  joue  la  comédie.  A  la  première  récidive  je  serai  inflexible, 
et  d'ailleurs,  vous  savez  que  M.  le  Procureur  Impérial  ne  plaisante  pas. 

— Puisque  vous  le  voulez,  monsieur  Jacomet,  répondit  le  pauvre  père 
eflfrayé,  je  le  lui  défendrai,  et  sa  mère  aussi  :  et  comme  elle  nous  a  toujours 
obéi,  elle  n'ira  certainement  pas. 

— En  tout  cas,  si  elle  y  va,  si  ce  scandale  continue,  je  m'en  prendrai 
non-seulement  à  elle  mais  à  vous,  dit  le  terrible  Commissaire  redevenant 
menaçant  et  les  congédiant  d'un  geste. 

Au  moment  où  Bernadette  et  son  père  sortirent,  la  foule  fit  entendre 
des  cris  de  satisfaction.  Puis,  l'enfant  étant  rentrée  chez  elle,  la^'multi- 
tude  se  dispersa  par  la  ville. 


40  NOTRE-DAME  DE  LOURDES. 

Le  Commissaire  de  police  et  le  Receveur  demeurés  seuls  se  communi- 
quaient leurs  impressions  sur  cet  étrange  interrogatoire. 

— Quelle  fermeté  inébranlable  dans  ses  dépositions  !  s'écriait  M.  Estrade, 
frappé  d'un  étonnement  profond. 

— Quelle  obstination  invincible  dans  son  mensonge  !  répondait  Jacomet, 
stupéfait  d'avoir  été  vaincu. 

Quel  accent  de  vérité  !  continuait  le  Receveur.     Rien  dans  son  lan- 

gaf'e  ou  son  attitude  ne  s'est  démenti  une  seule  fois.  Il  est  évident  qu'elle 
croit  avoir  vu. 

— Quelle  souplesse  d'intelligence  !  reprenait  le  Commissaire.  Elle  ne 
s'est  pas  coupée  malgré  mes  efforts.     Elle  possède  sa  fable  sur  le  bout  du 

doigt. 

Le  Commissaire  et  M.  Estrade  persistaient  d'ailleurs  l'un  et  l'autre  dans 
leur  incrédulité  relativement  au  fait  même  de  l'Apparition.  Mais  une 
nuance  séparait  déjà  leurs  deux  négations,  et  cette  nuance  était  un  abîme. 
L'un  supposait  Bernadette  adroite  dans  son  mensonge,  l'autre  la  jugeait  de 
bonne  foi  dans  son  illusion. 

— Elle  est  habile,  disait  le  premier. 

— Elle  est  sincère,  disait  le  second. 

Bien  qu'il  eût  été  impuissant  contre  les  réponses  simples,  précises,  sans 
contradiction,  de  Bernadette,  M.  Jacomet  avait  remporté,  à  la  fin  de  cette 
longue  lutte,  un  avantage  décisif.  Il  avait  fortement  effrayé  le  père  de  la 
Vovante,  et  il  comprenait  que,  par  ce  côté,  il  était,  pour  le  moment  du 
moins,  maître  de  la  position. 

François  Soubirous  était  un  fort  brave  homme,  mais  ce  n'était  point  un 
héros.  Devant  l'autorité  officielle  il  était  timide,  comme  le  sont  habituelle- 
ment les  gens  du  menu  peuple  et  les  indigents,  pour  lesquels  la  moindre 
tracasserie  est  un  désastre  immense,  à  cause  de  leur  misère,  et  qui  sentent 
leur  entière  impuissance  contre  l'arbitraire  et  la  persécution.  Il  croyait,  il 
est  vrai,  à  la  réalité  des  Apparitions  ;  mais,  ne  comprenant  point  ce  que 
c'était,  n'en  mesurant  pas  l'importance,  éprouvant  même  une  certaine 
terreur  au  sujet  de  ces  choses  extraordinaires,  il  ne  voyait  pas  grand 
l  nconvénient  à  s'opposer  au  retour  de  Bernadette  à  la  Grotte.  Il  avait  bien 
peut-être  une  vague  crainte  de  déplaire  à  la  "  Dame  "  invisible  qui  se 
manifestait  à  son  enfant,  mais  la  peur  d'irriter  un  homme  en  chair  et  en  os, 
d'engager  la  lutte  avec  un  personnage  aussi  redouté  que  le  Commissaire, 
le  touchait  de  plus  près,  et  agissait  bien  plus  puissamment  sur  son  esprit. 

— Tu  vois  que  tous  ces  messieurs  du  pays  sont  contre  nous,  dit-il  à 
Bernadette,  et  que  si  tu  reviens  à  la  Grotte,  M.  Jacomet,  qui  peut  tout,  te 
fera  mettre,  toi  et  nous,  en  prison.  N'y  retourne  plus. 

— Père,  disait  Bernadette,  quand  j'y  vais,  ce  n'est  pas  tout  à  fait  de 
moi-même.  En  un  certain  moment  il  y  a  quelque  chose  en  moi  qui  m'y 
appelle  et  qui  m'y  attire. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  41 

— Quoi  qu'il  en  soit,  reprit  le  père,  je  te  défends  formellement  d'y  aller 
désormais.  Tu  ne  me  désobéiras  certainement  pas  pour  la  première  fois  de 
ta  vie. 

La  pauvre  e.ifant,  prise  de  la  sorte  entre  la  promesse  faite  à  l'Appari- 
tion et  la  défense  expresse  de  l'autorité  paternelle,  répondit  : 

— Je  ferai  alors  tout  mon  possible  pour  m'empêcher  d'y  aller  et  résister 
à  l'attrait  qui  m'y  appelle. 

Ainsi  se  passa  tristement  la  soirée  de  ce  même  Dimanche  qui  s'était 
levé  dans  la  glorieuse  et  bienheureuse  splendeur  de  l'extase. 

Le  lendemain  matin,  lundi  22  février,  à  l'heure  habituelle  des  Appari- 
tions, la  foule  qui  attendait  la  Voyante  sur  les  rives  du  Gave  ne  la  vit 
point  venir.  Ses  parents  l'avaient,  dès  le  lever  du  soleil,  envoyée  à  l'Ecole, 
et  Bernadette,  ne  sachant  qu'obéir,  s'y  était  rendue,  le  cœur  tout  gros  de 
larmes. 

Les  Soeurs,  que  leurs  fonctions  de  charité  et  d'enseignement,  peut-être 
aussi  les  recommandations  de  M.  le  Curé  de  Lourdes,  retenaient  à  l'Hôpi- 
tal ou  à  l'Ecole,  n'avaient  jamais  vu  les  extases  de  Bernadette  et  n'ajou- 
taient pas  foi  aux  Apparitions.  En  ces  matières  d'ailleurs,  si  le  peuple  se 
montre  parfois  trop  crédule,  il  se  trouve  que,  par  un  phénomène  qui  sur- 
prend d'abord  mais  qui  est  incontestable,  les  Ecclésiastiques,  les  Religieux 
et  les  Religieuses  sont  très-sceptiques  et  très-rebelles  à  croire,  et  que,  tout 
en  admettant  théoriquement  la  possibilité  de  telles  manifestations  divines, 
ils  exigent,  avec  une  sévérité  souvent  excessive,  qu'elles  soient  dix  fois 
prouvées.  Les  Sœurs  joignirent  donc  leur  défense  formelle  à  celle  des 
parents,  disant  à  Bernadette  que  toutes  ces  visions  n'avaient  rien  de  réel» 
qu'elle  avait  le  cerveau  dérangé  ou  qu'elle  mentait.  L'une  d'elles,  soup" 
çonnant  udc  imposture  en  une  chose  si  grave  et  si  sacrée,  se  montrait 
même  assez  dure,  traitant  toutes  ces  choses  de  fourberie  : 

— Méchante  enfant,  lui  disait-elle,  tu  fais  là  un  indigne  Carnaval  dans 
le  saint  temps  du  Carême. 

D'autres  personnes  qui  la  virent  aux  récréations  l'accusaient  de  vouloir 
se  faire  passer  pour  une  Sainte  et  de  se  livrer  à  un  jeu  sacrilège.  La 
moquerie  de  quelques  enfants  de  l'Ecole  s'ajoutait  aux  reproches  amers  et 
aux  humiliations  dont  elle  était  abreuvée. 

Dieu  voulait  éprouver  Bernadette.  L'ayant,  les  jours  précédents,  inon. 
dée  de  consolations,  il  entendait,  en  sa  sagesse,  la  laisser  pour  un  certain 
temps  dans  le  délaissement  absolu,  en  butte  aux  railleries  et  aux  injures,  et 
la  mettre  aux  prises,  seule  et  abandonnée,  avec  l'hostilité  de  tous  ceux 
dont  elle  était  entourée. 

La  malheureuse  petite  fille  souffrait  cruellement,  non-seulement  de  ces 
contradictions  extérieures,  mais  plus  encore  peut-être  des  angoisses  inté- 
rieures de  son  âme. 

Cette  enfantine  bergère,  qui  n'avait  encore  connu,  en  sa  vie  si  courte, 


-12  NOTRE-DAME   PE   LOURDES. 

d'autres  douleurs  que  les  douleurs  physiques,  entrait  dans  une  voie  plus 
haute,  et  elle  commençait  à  ressentir  d'autres  tortures  et  d'autres  déchire- 
ments. D'un  côté,  elle  ne  voulait  désobéir  ni  à  l'autorité  de  son  père  ni  à 
celle  des  religieuses  ;  et,  de  l'autre,  elle  ne  pouvait  supporter  la  pensée  de 
manquer  à  la  promesse  qu'elle  avait  faite  à  la  divine  Apparition  de  la 
Grotte.  Dans  cette  jeune  âme,  jusque-là  si  paisible,  se  livrait  une  lutte 
cruelle.  Il  lui  semblait  qu'elle  oscillait  invinciblement  entre  deux  abîmes 
également  mortels.  Aller  à  la  Grotte,  c'était  pécher  envers  son  père  ;  ne 
pas  y  aller,  c'était  pécher  envers  la  Vision  venue  d' en-haut.  Dans  les  deux 
cas  c'était,  à  ses  yeux,  évidemment  pécher  contre  Dieu.  Et  cependant,  par 
la  force  des  choses,  il  fallait  prendre  l'un  de  ces  deux  partis  ;  il  n'y  avait 
point  de  milieu  et  il  était  impossible  de  ne  pas  faire  ce  choix  fatal.  Il  est 
vrai  que  ce  qui  est  impossible  à  l'homme,  dit  l'Evangile,  est  possible  à 
Dieu. 

La  matinée  se  passa  dans  ces  angoisses,  d'autant  plus  pénibles  et  déchi- 
rantes qu'elles  arrivaient  dans  une  âme  toute  neuve,  à  cet  âge,  habituel- 
lement calme  et  pur,  oii  les  impressions  sont  si  vives  :  l'accoutumance  des 
douleurs  humaines  n'a  pas  encore  formé  comme  un  calus  autour  des  fibres 
délicates  du  cœur. 

Vers  le  milieu  du  jour,  les  enfants  rentraient  un  instant  chez  elle  pour 
prendre  leur  repas. 

Bernadette,  l'âme  brisée  entre  les  deux  termes  inconciables  de  cette 
situation  sans  issue,  cheminait  tristement  vers  sa  maison.  La  cloche  de 
l'église  de  Lourdes  venait  de  sonner  V  Angélus  de  midi. 

En  ce  moment  une  force  étrangère  s'empara  d'elle  tout  à  coup,  agissant 
non  sur  son  esprit  mais  sur  son  corps,  comme  eût  pu  le  faire  un  bras  invi- 
sible, et  la  poussa  hors  du  chemin  qu'elle  suivait  pour  la  porter  invincible- 
ment dans  la  direction  du  sentier  qui  se  trouvait  à  droite.  Cette  impul- 
sion était  pour  elle,  paraît-il,  ce  que  serait,  pour  une  feuille  gisant  à  terre, 
l'impérieux  souffle  du  vent.  Elle  ne  pouvait  pas  plus  s'empêcher  d'avancer 
que  si  elle  eût  été  placée  soudainement  sur  la  plus  rapide  des  pentes. 
Tout  son  être  physique  se  trouva  brusquement  entraîné  vers  la  Grotte  où 
ce  sentier  conduisait.  Il  lui  fallut  marcher,  il  lui  fallut  courir. 

Et  cependant,  le  mouvement  qui  l'emportait  n'était  ni  brusque  ni  vio- 
lent. Il  était  irrésistible,  mais  n'avait  rien  de  heurté  ni  de  dur  ;  tout  au 
contraire,  c'était  la  suprême  force  dans  la  suprême  douceur.  La  main 
toute-puissante  se  faisait  maternelle  et  douce  comme  si  elle  eût  craint  de 
blesser  cette  frêle  enfant. 

La  Providence  qui  gouverne  toutes  choses  avait  donc  résolu  l'insoluble 
problème.  L'enfant,  soumise  à  son  père,  n'allait  point  à  la  Grotte  où  son 
cœur  seul  s'élançait  ;  et  voilà  qu'entraînée  de  force  par  l'Ange  du  Sei- 
gneur elle  y  arriva  pourtant,  suivant  sa  promesse  à  la  Vierge,  sans  que, 
malgré  cela,  sa  volonté  eût  désobéi  à  l'autorité  paternelle. 


NOTRE-DAME   DE  LOURDES.  43 

De  tels  phénomènes  se  sont  plus  d'une  fois  produits  dans  la  vie  de  cer- 
taines âmes  dont  la  pureté  profonde  a  plu  au  cœur  de  Dieu.  Saint  Phi- 
lippe de  Néri,  sainte  Ida  de  Louvain,  saint  Joseph  de  Copertino,  sainte 
Rose  de  Lima  ont  éprouvé  des  choses  semblables  ou  analogues. 

Cet  humble  cœur,  meurtri  et  abandonné,  souriait  déjà  à  l'espérance  à 
mesure  que  ses  pas  s'approchaient  de  la  Grotte. 

— Là,  se  disait  l'enfant,  je  re verrai  l'Apparition  bien-aimée,  là  je  serai 
consolée  de  tout  ;  là  je  contemplerai  ce  visage  si  beau  dont  la  vue  me  ravi 
de  bonheur.  A  ces  peines  cruelles  va  succéder  la  joie  sans  bornes,  car  la 
"  Dame,"  elle,  ne  m'abandonnera  pas. 

Elle  ne  savait  point,  en  son  expériecne,  que  l'esprit  de  Dieu  souffle  où  il 
veut. 

Un  peu  avant  l'arrivée  à  la  Grotte,  la  force  mystérieuse  qui  avait  em- 
porté l'enfant  parut  sinon  s'interrompre,  du  moins  diminuer.  Bernadette 
marcha  moins  vite  et  avec  une  fatigue  qu'elle  n'avait  pas  habituellement  ; 
car  c'était  justement  à  cet  endroit  que,  les  autres  jours,  une  puissance  invi- 
sible semblait  à  la  fois  et  l'attirer  vers  la  Grotte  et  la  soutenir  dans  sa 
marche.  Elle  n'éprouva  ce  jour-là,  ni  cette  attraction  secrète,  ni  cet  appui 
mystérieux.  Elle  avait  été  poussée  vers  la  Grotte,  elle  n'y  avait  point  été 
attirée.  La  force  qui  l'avait  saisie  lui  avait  marqué  le  chemin  du  devoir,  et 
montré  qu'avant  toutes  choses  il  fallait  obéir  et  tenir  la  promesse  faite  à 
l'Apparition,  mais  l'enfant  n'avait  point,  comme  les  autres  fois,  entendu  la 
Voix  intérieure  et  ressenti  le  tout-puissant  attrait.  Quiconque  a  l'habitude 
de  l'analyse  saisira  ces  nuances,  plus  faciles  à  comprendre  qu'à  expri- 
mer. 

Bien  que  la  très-grande  multitude  qui,  durant  toute  la  matinée,  avait  si 
vainement  attendu  Bernadette  se  fût  dispersée,  il  se  trouvait  pourtant  en 
ce  moment  devant  les  Roches  Massabielle  une  foule  considérable.  Les  uns 
y  étaient  venus  pour  prier,  les  autres  par  simple  curiosité.  Beaucoup, 
ayant  vu  de  loin  Bernadette  cheminer  dans  cette  direction,  étaient  accou- 
rus et  arrivaient  en  même  temps  qu'elle. 

L'enfant,  comme  de  coutume,  s'agenouilla  humblement  et  se  mit  à  réci- 
ter son  chapelet  en  regardant  l'ouverture  tapissée  de  mousse  et  de  branches 
sauvages  où  la  Vision  céleste  avait,  déjà  six  fois,  daigné  apparaître  à  ses 
yeux. 

La  foule  attentive,  curieuse,  recueillie,  haletante,  s'attendait  à  tout 
instant  à  voir  le  visage  de  l'enfant  rayonner  et  marquer,  par  sa  splendeur, 
que  l'Etre  surhumain  était  debout  devant  elle. 

Un  temps  très-long  se  passa  ainsi. 

Bernadette  priait  avec  ferveur  ;  mais  rien  dans  ses  traits  immobiles  ne 
s'éclairait  du  divin  reflet.  La  Vision  m*:,  veilleuse  ne  se  montra  point  à 
ses  yeux  et  l'enfant  implora  sans  être  exaucée  la  réalisation  de  ses  espé- 
rances.    Le  ciel  parut  l'abandonner  comme  la  terre  et  demeurer  aussi  dur 


44  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

à  sa  prière  et  à  ses  larmes  que  les  roches  \q  marbre  devant  lesquelles  ses 
genoux  étaient  plies. 

De  toutes  les  épreuves  auxquelles  elle  était  soumise  depuis  la  veille, 
celle-là  était  la  plus  cruelle,  et  ce  fut  là  l'amertume  des  amertumes. 

— Pourquoi  avez-vous  disparu  ?  pensait  l'enfant.  Et  pourquoi  m' aban- 
donnez-vous ? 

L'Etre  merveilleux  lui-même  semblait  en  effet  la  repousser  aussi,  et,  en 
cessant  de  se  manifester,  donner  raison  aux  contradicteurs  et  laisser  le 
champ  libre  à  ses  ennemis. 

La  foule  déconcertée  interrogea  Bernadette.  Mille  questions  lui  étaient 
posées  par  ceux  qui  l'entouraient. 

— Aujourd'hui,  répondait  l'enfant,  les  yeux  rouges  de  larmes,  la  "Dame'* 
ne  m'est  point  apparue.  Je  n'ai  rien  vu. 

— Tu  dois  comprendre  maintenant,  ma  pauvre  petite,  que  c'est  une 
illusion  et  qu'il  n'y  a  jamais  rien  eu  :  tu  avais  des  lubies,  disaient  les  uns. 

— En  effet,  ajoutaient  les  autres,  pourquoi  si  la  Dame  a  apparu  hier, 
n'apparaît-elle  pas  aujourd'hui  ? 

— Les  autres  jours,  je  l'ai  vue  comme  je  vous  vois,  disait  l'enfant  ;  et 
nous  nous  parlions.  Elle  et  moi.  Mais  aujourd'hui.  Elle  n'y  est  plus  et 
je  ne  sais  pas  pourquoi. 

— Bah  !  reprenait  un  sceptique,  le  Commissaire  de  Police  a  fait  son  effet 
et  vous  verrez  que  tout  est  fini. 

.  De  par  le  roi,  défense  à  Dieu 

De  faire  miracle  en  ce  lieu. 

Les  croyants  qui  se  trouvaient  là  étaient  troublés  en  leur  cœur  et  ne 
savaient  que  dire. 

Quant  à  Bernadette,  sûre  d'elle-même  et  sûre  du  passé,  le  doute  ne 
l'effleura  même  pas.  Mais  elle  était  dans  une  tristesse  profonde,  et,  en 
rentrant  au  logis  paternel,  elle  versait  des  larmes  et  priait. 

Elle  attribuait  l'absence  de  l'Apparition  à  quelque  mécontentement. 
"  Aurais-je  fait  quelque  faute  ?  "  se  demandait-elle.  Mais  sa  conscience 
ne  lui  répondait  par  aucun  reproche.  Son  élan  vers  la  Vision  divine 
qu'elle  brûlait  de  contempler  encore  redoublait  cependant  de  ferveur.  Elle 
cherchait  en  son  âme  naïve  comment  elle  ferait  pour  la  lece/oir  et  elle 
ne  le  savait.  Elle  se  sentait  impuissante  à  évoquer  cette  Beauté  sans 
tache  qui  lui  était  apparue,  et  elle  pleurait,  le  cœur  tourné  en  haut,  ne 
sachant  pas  que  pleurer,  c'est  prier. 

Au  fond,  tout  à  fait  au  fond  de  son  âme  endolorie  persistait  toutefois 
une  secrète  espérance,  et  quelques  rares  rayons  de  joie,  perçant  çà  et  là 
tous  ces  nuages  sombres,  passaient  par  instants  sur  son  cœur  et  affermis- 
saient sa  foi  à  la  di"ine  Apparition,  qu'elle  aimait  toujours  et  en  laquelle 
elle  croyait,  bien  qu'elle  ne  la  vit  plus. 

—  D'où  viens-tu  ?  lui  dit  son  père,  au  moment  où  elle  rentra. 


NOTRE-DAME   DE  LOURDES.  45 

Elle  raconta  ce  qui  venait  de  se  passer. 

—  Et  tu  dis,  reprirent  les  parents,  qu'une  force  t'a  emportée  malgré 
toi? 

—  Oui,  répondit  Bernadette. 

"  —  Cela  est  vrai,  pensèrent-ils,  car  cette  enfant  n'a  jamais  menti." 
Le  père  Soubirous  réfléchit  un  long  moment.     Il  semblait  y  avoir  en 

lui  comme  une  lutte  intérieure.     Enfin  il  releva  la  tête  et  parut  prendre 

une  résolution  définitive. 

—  Eh  bien,  reprit-il,  puisqu'il  en  est  ainsi,  puisqu'une  force  supérieure 
ta  entraînée,  je  n.  te  défends  plus  d'aller  à  la  Grotte  et  je  te  laisse  libre. 

La  joie,  une  joie  vive  et  pure,  descendit  sur  le  visage  de  Bernadette. 

N'  le  meunier  ni  sa  femme  n'avaient  présenté  comme  une  objection  la 
non  Apparition  de  ce  jour.  Peut-être,  au  fond  intime  de  leur  cœur,  en 
voyaient-ils  la  cause  dans  la  résistance  que,  par  effroi  de  l'autorité  oflScielle, 
ils  avaient  apportée  aux  ordres  surhumains. 

Ce  que  nous  v*înons  de  raconter  s'était  passé  dans  l'aprè  -midi,  et  le 
bruit  s'en  était  rapidement  répandu  dans  la  ville.  La  brusque  interrup- 
tion des  Apparitions  surnaturelles  donnait  lieu  aux  commentaires  les  plus 
opposés.  Les  uns  prétendaient  en  faire  un  argument  sans  réplique  contre 
toutes  les  visions  précédentes  ;  les  autres,  au  contraire,  en  tiraient  une 
preuve  de  plus  en  faveur  de  la  sincérité  de  l'enfant. 

Cette  force  irrésistible  qui  aurait  entraîné  Bernadeti^  malgré  elle 
faisait  hausser  les  épaules  philosophiques  de  l'endroit,  et  fournissait  un 
sujet  d'interminables  thèses  aux  honorables  savants  qui  expliquaient  tout 
par  une  perturbation  du  système  nerveux. 

Le  Commissaire,' voyant  que  ses  injonctions  avaient  été  violées,  et  appre- 
nant en  outre  que  François  Soubirous  avait  levé  la  défense  qu'il  avait 
faite  à  «a  fille,  les  manda  tous  deux  devant  lui,  ainsi  que  la  mère,  et  il 
renouvela  ses  menaces.  Il  parvint  de  nouveau  à  les  efirayer  ;  mais,  malgré 
la  terreur  qu'il  leur  inspirait,  il  ne  trouva  plus,  à  sa  grande  surprise,  dans 
François  Soubirous,  la  docilité  ou  la  faiblesse  de  la  veille. 

—  Monsieur  Jacomet,  disait  le  pauvre  homme,  Bernadette  n'a  jamais 
menti,  et  si  le  bon  Dieu,  la  sainte  Vierge  ou  quelque  sainte  l'appelle,  nous 
ne  pouvons  nous  y  opposer.  Mettez- vous,  à  notre  place,  monsieur  le  com- 
missaire, le  bon  Dieu  nous  punirait  ? 

—  D'ailleurs,  tu  dis  toi-même  que  la  \  ision  n'a  plus  lieu,  argumentait 
Jacomet,  s'adressant  à  l'enfant.     Tu  n'as  plus  rien  î^  y  faire. 

—  J'ai  promis  d'y  aller  tous  les  jours  de  la  Quinzaine,  répondait  Berna- 
dette. 

—  Tout  cela,  ce  sont  des  contes  !  s'écriait  le  Commissaire  exaspéré  ; 
et  je  vous  ferai  tous  mettre  en  prison,  si  cette  fille  continue  d'ameuter  les 
multitudes  par  ses  simagrées. 

—  Mon   Dieu,   disait  Bernadette,  je  m'en  vais  prier  toute  seule,  je 


46  NOTRE-DAME   DE  LOURDES. 

n'appelle  personne,  et  s'il  vient  tant  de  monde  après  moi  et  avant  moi,  ce 
n'est  pas  ma  faute.  C'est  qu'on  a  dit  que  c'était  la  sainte  Vierge,  mais 
moi  je  ne  sais  pas  ce  que  c'est. 

Habitué  aux  arguties,  aux  allures  détournées  du  monde  des  coquins, 
rhomme  de  police  était  déconcerté  devant  cette  simplicité  profonde.  SeS 
ruses,  sa  merveilleuse  habileté,  ses  questions  captieuses,  ses  menaces,  tous 
les  vieux  tours  déliés  ou  terribles  de  son  métier  avaient  jusque-là  échoué 
contre  ce  qui  lui  avait  semblé  tout  d'abord,  contre  ce  qui  lui  semblait 
encore  la  faiblesse  même.  N'admettant  pas  un  seul  instant  qu'il  fût  dans 
le  faux,  il  ne  pouvait  comprendre  la  cause  de  sa  complète  impuissance. 
Aussi,  loin  de  renoncer  à  s'opposer  au  libre  cours  des  choses,  il  résolut 
d'appeler  d'autres  forces  à  son  aide. 

—  En  vérité,  i^écriait-il  en  frappant  du  pied,  voilà  une  stupide  affaire 

Et,  laissant  les  Soubirous  rentrer  chez  eux,  il  courut  chez  le  Procureur 
impérial. 

M.  Dufour,  malgré  son  horreur  de  la  superstition,  ne  pouvait  trouver 
dans  l'ai^senal  de  nos  codes  aucun  texte  pour  traiter  la  Voyante  en  crimi- 
nelle. Elle  ne  convoquait  personne  ;  elle  ne  tirait  de  toutes  ces  choses 
aucun  profit  d'argent  ;  elle  allait  prier  sur  un  terrain  communal,  ouvert  à 
tout  le  monde  et  où  aucune  loi  ne  l'empêchait  de  s'agenouiller  ;  elle  ne 
faisait  tenir  à  l'Apparition  aucun  discours  subv^ersif  ou  contraire  au  Gou- 
nement  ;  les  populations  ne  se  livraient  à  aucun  désordre.  Il  n'y  avait 
évidemment  aucun  moyen  de  sévir. 

Quant  à  poursuivre  Bernadette  pour  délit  d  •  fausses  nouvelles,"  il 
était  établi  par  l'expérience  qu'elle  n»^  =  contredisait  jamais  ;  et,  en  dehors 
d'une  contradiction  dans  ses  paroles,  itement  constatée,  il  était  diffi- 

cile de  lui  prouver  qu'elle  mentait,  sans  attaquer  directement  le  principe 
même  des  Apparitions  surnaturelles,  principe  admis  de  tout  temps  par 
l'Eglise  catholique.  Or,  sans  l'agrément  des  hautes  autorités  de  la  magis- 
trature et  de  l'Etat,  un  simple  procureur  impérial  ne  pouvait  prendre  sur 
lui  d'engager  un  pareil  conflit. 

Pour  qu'elle  fût  passible  de  poursuites,  il  fallait  au  moins  que  Bama- 
dette  se  contredit  un  jour  ou  l'autre  ;  qu'elle  ou  ses  parents  tirassent 
quelcjuc  profit  de  ce  qui  se  passait,  que  la  foule  se  livrât  à  quelque 
désordre. 

Tout  cela  pouvait  arriver. 

De  cette  hypothèse  au  désir  de  la  réaliser,  de  cette  claire  vue  des 
choses  dans  des  esprits  ennemis  du  fanatisme  populaire,  à  l'envie  de  tendre 
des  piégos  à  la  multitude  ou  à  l'enfant,  il  n'y  aurait  eu  sans  doute  qu'un 
pas  pour  les  natures  vulgaires  qui  s'agitent  au-dessous  du  monde  officiel. 
Mais  M.  Jacomet  étant  un  fonctionnaire,  et  la  moralité  de  la  Police  est  à 
l'abri  de  pareils  soup<;ons. 

Le  lendemain  matin,  la  foule  se  trouvait  devant  la  Grotte  avant  le  lever 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  47 

du  soleil.  Bernadette  arriva  avec  cette  calme  simplicité  que  n'altéraient 
ni  l'hostilité  menaçante  des  uns,  ni  la  vénération  enthousiaste  des  autres. 
La  tristesse  et  les  angoisses  de  la  veille  avaient  laissé  quelques  traces  sur 
son  visage.  Elle  craignait  encore  de  ne  plus  revoir  F  Apparition,  et  quelle 
que  fut  son  espérance,  elle  n'osait  s'y  abandonner. 

Elle  s'agenouilla  humblement,  appuyant  l'une  de  ses  mains  sur  un  cierge 
bénit  qu'elle  avait  apporté  ou  qu'on  lui  donna,  tenant  de  l'autre  le  chapelet. 

Le  temps  était  <^alme  et  la  flamme  du  cierge  ne  montait  pas  plus  droit 
vers  le  ciel  que  la  prière  de  cette  âme  vers  les  régions  invisibles  d'où  avait 
coutume  de  descendre  l'Apparition  bienheureuse.  Il  en  était  ainsi  sans 
doute  -,  car  à  peine  l'enfant  se  fut-elle  prosternée  que  l'ineffable  Beauté 
dont  elle  invoquait  si  ardemment  le  retour  se  manifesta  à  ses  yeux  et  la 
ravit  hors  d'elle-même.  L'auguste  Souveraine  du  Paradis  arrêta  sur 
l'enfant  de  ce  monde  un  regard  plein  d'une  inexprimable  tendresse,  parais- 
sant l'aimer  encore  davantage  depuis  qu'elle  avait  souffert.  Elle,  le  plus 
grand,  le  plus  sublime,  le  plus  puissant  des  êtres  créés  ;  Elle,  dont  la 
gloire,  dominant  tous  les  âges  et  remplissant  l'éternité,  fait  pâlir  ou  plutôt 
disparaître  toute  autre  gloire  ;  Elle,  la  fille,  l'Epouse  et  la  Mère  de  Dieu, 
elle  sembla  vouloir  rendre  tout  à  fait  intimes  et  familiers  les  liens  qui 
l'unissaient  à  cette  petite  fille  inconnue  et  ignorante,  à  cette  humble  gar- 
deuse  de  brebis.  Elle  l'appela  par  son  nom,  de  cette  voix  harmonieuse 
dont  le  charme  profond  ravit  l'oreille  des  anges. 

— Bernadette  !  disait  la  divine  Mère.  • 

— Me  voici,  répondit  l'enfant. 

— J'ai  à  vous  dire  pour  vous  seule  et  concernant  vous  seule  une  chose 
secrète.  Me  promettez-vous  de  ne  jamais  la  répéter  à  personne  en  ce 
monde? 

— Je  vous  le  promets,  dit  Bernadette. 

Le  dialogue  continua  et  entra  dans  un  mystère  profond  qu'il  ne  nous 
est  ni  possible  ni  permis  de  sonder. 

Quoi  qu'il  en  soit,  quand  cette  sorte  d'intimité  fut  établie,  la  Reine 
du  Royaume  éternel  regarda  cette  petite  enfant,  qui  la  veille  encore 
avait  souffert  et  qui  devait  encore  souffrir  pour  l'amour  d'elle,  et  il  lui  plut 
de  la  choisir  comme  l'ambassadrice  de  l'une  de  ses  volontés  parmi  les 
hommes. 

-Et  maintenant,  ma  fille,  dit-elle  à  Bernadette,  allez  dire  aux  prêtres 
que  je  veux  que  l'on  m'élève  ici  une  chapelle." — Et  en  prononçant  ces 
mots,  sa  physionomie,  son  regard  et  son  geste  semblaient  promettre  qu'Elle 
y  répandrait  des  grâces  sans  nombre. 

Après  ces  paroles.  Elle  disparut  ;  et  le  visage  de  Bernadette  rentra 
dans  l'ombre,  comme,  le  soir,  y  entre  la  terre,  quand  le  soleil  s'est  effacé 
peu  à  peu  dans  les  profondeurs  de  l'horizon. 

La  multitude  se  pressait  autour  de  l'enfant,  naguère  encore  transfigurée 


48  NOTRE-DAME   DE   LOUDRES. 

par  Textase.  Tous  les  cœurs  étaient  émus.  On  l'interrogeait  de  toutes 
parts.  On  ne  lui  demandait  point  si  la  Vision  avait  eu  lieu  ;  car,  au 
moment  de  l'extase,  tous  avaient  compris,  avaient  eu  conscience  que  l'Appa- 
rition était  là  ;  mais  on  voulait  savoir  les  paroles  qui  avait  été  prononcées 
Chacun  faisait  effort  pour  approcher  de  l'enfant  et  pour  l'entendre. 

— Que  vous  a-t-EUe  dit  ?  Que  vous  a  dit  la  Vision  ?  était  une  question 
qui  partait  de  toutes  les  bouches. 

— Elle  m'a  dit  deux  choses,  l'une  pour  moi  seule  et  l'autre  pour  les 
prêtres,  et  je  vais  tout  de  suite  vers  eux,  répondait  Bernadette,  qui  avait 
hâte  de  reprendre  le  chemin  de  Lourdes  pour  remplir  son  message. 

Elle  s'étonnait  ce  jour-là  comme  précédemment,  que  tout  le  monde 
n'entendit  pas  le  dialogue  et  ne  vit  point  la  "  Dame."  "  La  vision  parle 
assez  haut  pour  qu'on  l'entende,  disait-elle  ;  et,  moi  aussi,  j'élève  la  voix 
comme  à  l'ordinaire."  Or,  durant  l'extase,  on  remarquait  bien  les  lèvres 
de  l'enfant  qui  s'agitaient,  mais  c'était  tout  :  on  ne  distinguait  aucune 
parole.  Dans  cet  état  mystique,  les  sens  sont  en  quelque  sorte  spiritua- 
lisés,  et  les  réalités  qui  les  frappent  sont  absolument  imperceptibles  pour 
les  organes  grossiers  de  notre  nature  déchue.  Bernadette  voyait  et 
entendait,  elle  parlait  elle-même  :  et  cependant  nul  ne  percevait  autour 
d'elle  ni  le  son  des  paroles,  ni  le  corps  de  l'Apparition.  Bernadette  était- 
elle  dans  l'erreur  ?  Non  :  elle  seule  était  dans  le  vrai.  Elle  seule,  aidée 
du  secours  spirituel  de  la  grâce  extatique,  apercevait  momentanément  ce 
qui  échappait  aux  sens  de  tous  ;  de  même  que  l'astronome,  aidé  du  secours 
matériel  d'un  télescope,  contemple  un  instant  dans  les  cieux  l'étoile 
énorme,  mais  lointaine,  qui  est  invisible  aux  yeux  du  vulgaire.  Hors  de 
l'extase,  elle  ne  voyait  plus  rien  ;  de  même  que,  sans  ce  puissant  instru- 
ment d'optique  qui  centuple  la  puissance  de  son  œil,  l'astronome  est,  à 
découvrir  l'étoile  cachée,  aussi  impuissant  que  qui  que  soit. 

Quel  avait  été  cependant  cet  étrange  et  intime  entretien,  ce  secret  par- 
ticulier dont  Bernadette  parlait  sans  en  vouloir  dire  la  nature  ?  Entre  la 
Mère  du  Créateur  tout-puissant  de  la  Terre  et  des  Cieux  et  l'humble  fille 
du  meunier  Soubirous  ;  entre  lette  Majesté  royonnante,  la  plus  haute  qui 
soit  après  celle  de  Dieu,  ritre  cette  Reine  suprême  des  Royaumes  de 
l'Infinie  et  la  petite  berge  js  des  coteaux  de  Bartrès,  quel  secret  pouvait- 
il  y  avoir  ?  Assurément  nous  n'essayerons  point  de  le  deviner  et,  nous 
considérerions  comme  un  sacrilège  d'écouter  aux  portes  du  Ciel. 

Toutefois,  il  nous  est  permis  de  remarquer  la  profonde  et  délicate  con- 
naissance du  cœur  humain  et  la  maternelle  sagesse  qui  déterminèrent  sans 
doute  l'auguste  interlocutrice  de  Bernadette  à  faire  précéder  de  quelques 
paroles  entièrement  secrètes  la  mission  publique  dont  elle  l'investissait. 
Favorisée  aux  yeux  de  tous  de  Visions  merveilleuses,  chargée  envers  les 
prêtres  du  vrai  Dieu  d'un  message  d'outre-monde,  cette  âme  d'enfant, 
jupque-^à  si  paisible  et  si  solitaire,  se  trouvait  tran8j)ortée  tout  à  coup  au. 
centre  des  foules  innombrables  et  des  agitations  infinies.  Elle  allait  être 
en  butte  aux  contradictions  des  uns,  aux  menaces  des  autres,  aux  railleries 
de  plusieurs,  et,  ce  qui  était  bien  plus  dangereux  pour  elle,  à  l'enthou- 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  49 

siaste  vénération  d'un  grand  nombre.  Les  jours  approchaient  où  des 
multitudes  l'acclameraient  et  se  disputeraient  comme  des  reliques  saintes 
les  lambeaux  de  ses  vêtements,  où  des  personnages  éminents  et  illustres  se 
prosterneraient  devant  elle  et  lui  demanderaient  de  les  bénir,  où  un  temple 
magnifique  s'élèverait  et  où  des  peuples  entiers  s'ébranleraient  en  pèleri- 
nages et  en  processions  incessantes  sur  la  foi  de  sa  parole.  Et  c'est  ainsi 
que  cette  pauvre  fille  du  peuple  était  sur  le  point  de  traverser  l'épreuve 
la  plus  terrible  qui  pût  assaillir  son  humilité,  épreuve  où  elle  pouvait 
perdre  à  jamais  sa  simplicité  et  sa  candeur,  toutes  ces  vertus  modestes  et 
douces  qui  avaient  germé  et  fleuri  au  sein  de  sa  solitude.  Les  grâces 
mêmes  qu'elle  recevait  devenaient  ainsi  pour  elle  un  danger  redoutable, 
un  danger  auquel  plus  d'une  fois  ont  succombé  des  âmes  d'élite  honorées 
des  faveurs  du  ciel.  Saint  Paul  lui-même,  après  ses  Visions,  était  tenté 
d'orgueil  et  avait  besoin  i[\ie  les  Mauvais  Ange  de  la  chair  le  souffletât 
pour  l'empêcher  de  s'exalter  en  son  cœur. 

Cependant  la  sainte  Vierge  voulait  garantir  Bernadette  qu'elle 
aimait,  sans  permettre  au  Mauvais  Ange  d'approcher  de  ce  hs  de  pureté 
et  d'innocence,  éclos  aux  rayons  de  sa  grâce.  Or,  que  fait  la  Mère 
quand  un  danger  menace  son  enfant  ?  Elle  le  sert-e  d'avantage  et  plus 
tendrement  sur  son  sein,  et  elle  lui  dit  tout  bas,  dans  le  mystère  d'une 
parole  doucement  murmurée  en  son  oreille.  "  Ne  crains  rien,  je  suis  là." 
Et  si  elle  est  obligée  de  le  quitter  un  instant  et  de  le  laisser  seul,  elle 
ajoute  :  Je  ne  m'éloigne  point,  je  suis  à  deux  pas  de  toi,  ici  même,  et  tu 
n'as  qu'à  étendre  la  main  pour  prendre  la  mienne."  Ainsi  fit,  pour  Ber- 
nadette, la  Mère  de  nous  tous.  Au  moment  où  le  monde  et  ses  tentations 
diverses,  Satan  et  ses  pièges  subtils  allaient  s'efforcer  de  la  lui  arracher, 
Elle  voulut  la  faire  entrer  plus  profondément  dans  son  intimité  ;  Elle  l'en- 
toura de  ses  bras  et  la  pressa  plus  fortement  sur  son  cœur.  Dire, — Elle,  la 
Reine  du  ciel  ! — un  secret  à  l'enfant  de  la  terre,  c'était  faire  tout  cela  : 
c'était  élever  Bernadette  jusqu'à  la  portée  de  ses  lèvres  parlant  à  voix 
basse  ;  c'était  fonder  en  ce  souvenir  enfantin  un  heu  de  refuge  inaccessible, 
un  lieu  de  paix  et  d'intimité  que  nul  ne  viendrait  jamais  troubler. 

Un  secret,  confié  ei  entendu,  Crée  entiie  deux  fi'mes  1^  plus  étroit  des 
liens.  Dire  un  secret,  c'«st  donner  un  gage  assuré  d'affectueux  abandon 
et  de  fidélité  ;  c'est  établir  un  sanctuaire  fermé  et  comme  un  rendez-vous 
sacré  entre  deux  cœurs.  Quand  quelqu'un  de  grave,  quelqu'un  infini- 
ment au-dessus  de  nous,  nous  a  révélé  son  secret,  nous  ne  pouvons  plus 
douter  de  lui.  Son  amitié  a  par  cette  intime  confidence,  pris  en  quelque 
sorte  domicile  en  nous-même,  et  il  se  rend  par  là  l'hôte  constant,  j'allais 
dire  avec  plus  de  netteté,  l'habitant  de  notre  âme.  Penser  à  ce  secret, 
c'est  en  quelque  sorte  serrer  mystérieusement  sa  main  et  le  sentir  présent. 

Un  secret  confié  par  la  Vierge  à  la  fille  du  meunier  devenait  donc  pour 
cette  dernière  la  plus  sûre  des  sauvegardes.  Ce  n'est  point  la  théologie 
qui  nous  l'enseigne  :  c'est  l'étude  même  du  cœur  humain  qui  le  rend 
évident. 


60  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 


LIVRE    TROISIEME. 


"ler. — 


Bernadette  et  le  Curé  de  Lourdes. — Preuve  demandée.— Apparition  du  24 

Récit  de  M.  Estrade.— Désintéressement  des  Soubirous. — Apparition    du  2.        -ier 
jaillissement  de  la  Source — Coïncidences  prophétiques. — Louis   Bourrlettc    Marie 
Daube  ;  Bernarde  Soubie  :  Fabien  Baron  ;  Jeanne  Crassus.— Troubles  des  Libres 
Penseurs. 

Lorsque  Bernadette  arriva  dans  la  ville,  les  fiots  populaires  s'étaient 
portés  en  avant  pour  voir  ce  qu'elle  allait  faire. 

L'enfant  descendit  la  route  qui  traverse  Lourdes  et  en  forme  la  principale 
rue  ;  puis  s'arrêtant  dans  la  partie  inférieure  de  la  ville,  devant  le  mur  de 
clôture  d'un  rustique  jardin,  elle  en  ouvrit  la  porte  verte  à  claire-voie,  et 
elle  se  dirigea  vers  la  maison  dont  ce  jardin  dépendait. 

La  foule,  par  un  sentiment  de  respect  et  de  convenance,  ne  suivit  pas 
Bernadette  et  demeiîra  dans  la  rue. 

Humble  et  simple,  vêtue  de  ses  pauvres  habits  raccommodés  en  maint 
endroit,  la  tête  et  les  épaules  couvertes  de  son  petit  capulet  blanc  en 
étoffe  'grossière,  n'ayant  en  un  mot  nul  signe  extérieur  d'une  mission  d'en 
haut,  sinon  peut-être  ce  royal  manteau  de  l'indigence  que  Jésus-Christ  a 
porté,  la  messagère  de  la  divine  Vierge  apparue  à  la  Grotte,  venait  d'entrer 
chez  rhomme  vénérable  dans  lequel  se  personnifiait,  en  ce  coin  de  terre  et 
pour  cette  enfant,  l'indéfectible  autorité  de  l'Eglise  catholique. 

M.  l'abbé  Peyramale,  tout  en  étant  pleinement  pénétré,  en  fidèle  et 
pieux  enfant  de  l'Eglise,  de  la  possibilité  des  Apparitions,  avait  quelque 
peine  à  croire  à  la  réalité  divine  de  cette  Vision  extraordinaire  qui,  au 
dire  d  une  enfant,  se  marlifestait  sur  les 'rives  dif  Gaî^e,  dans  la 'Grotte, 
naf'uère  inconnue,  des  Roches  Massabielle.  L'aspect  de  l'extase  l'eût 
convaincu  sans  doute  ;  mais  il  n'avait  rien  vu  de  toutes  ces  choses  que  par 
des  yeux  étrangers,  et  de  grands  doutes  étaient  en  lui,  d'abord  sur  la  réalité 
même  des  Apparitions,  et  ensuite  sur  leur  caractère  divin.  L'Ange  de 
ténèbres  se  transforme  en  efiet  par  moments  en  Ange  de  lumière,  et  une 
certaine  inquiétude  est  légitime  en  ces  matières.  Il  jugeait  d'ailleurs 
nécessaire  d'éprouver  par  lui-même  la  sincérité  de  la  Voyante.  Aussi 
accueillit-il  Bernadette  avec  une  défiance  asse^  brusque  dans  l'expression, 
et  allant  même  jusqu'à  la  sévérité. 

Quoiqu'il  se  fut  tenu,  comme  nous  l'avons  dit,  à  l'écart  des  événements 
et  qu'il  n'eut  de  sa  vie,  parlé  à  Bernadette,  si  nouvelle  d'ailleurs  parmi  ses 
ouailles,  il  la  connaissait  pourtant  de  vue,  quelques  personnes  la  lui  ayant 
montrée,  la  veille  ou  l'avant-veille,  alors  (qu'elle  passait  dans  la  rue. 

— N'est-ce  pas  toi  qui  es  Bernadette,  la  fille  de  Soubirous,  le  meunier  ? 
lui  dil-il,  dès  que,  après  avoir  traversé  le  jardin,  elle  se  présenta  devant 
lui. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  51 

Le  prêtre  éminent,  dont  nous  avons  fait  le  portrait,  était,  avec  ses 
paroissiens,  familier  comme  un  père,  et  il   avait  coutume   de   tutoyer  de 
la  sorte  tous  les  petits  enfants  de  son  troupeau.     Seulement  ce  jour-là,  le 
ton  du  père  était  sévère. 

— Oui,  c'est  moi.  Monsieur  le  Caré,  répondit  l'humble  messagère  de  la 
sainte  Vierge. 

— Eh,  bien,  Bernadette,  que  me  veux-tu  ? . .  Que  viens-tu  faire  ici  ? 
reprit-il  non  sans  quelque  rudesse  et  en  arrêtant  sur  l'enfant  un  regard 
dont  la  froide  réserve  et  la  sévère  inquisition  étaient  faites  pour  déconcerter 
une  âme  peu  sûre  d'elle-même. 

— Monsieur  le  Curé,  je  viens  de  la  part  de  "  la  Dame"  qui  m'apparaît  à 
la  Grotte  de  Massabielle. . . 

— Ah  oui  I  fit  le  Prêtre  en  lui  coupant  la  parole,  tu  prétends  avoir  des 
Visions  et  tu  fais  courir  tout  le  pays  avec  tes  histoires.  Qu'est-ce  que  tout 
cela  ?  Que  t'est-il  arrivé  depuis  quelques  jours  ?  Qu'est-ce  donc  que  ces 
choses  extraordinaires  que  tu  affirmes  et  que  rien  ne  prouve  ? 

Bernadette  était  peinée,  surprise  peut-être  en  son  innocence,  par  l'atti- 
tude sévère  et  le  ton  presque  dur  qu'avait  pris  en  la  recevant  M.  le  curé 
Peyramale,  habituellement  si  bon,  si  paternel  et  si  doux  avec  ses  parois- 
siens et  en  particalier  avec  les  humbles  et  les  petits. 

Bernadette,  le  cœur  un  peu  serré,  mais  sans  nul  trouble  et  avec  la  pai- 
sible assurance  de  la  vérité,  raconta  simplement  ce  que  le  lecteur  connaît 
déjà. 

L'homme  de  Dieu  savait  être  supérieur  à  ses  préventions  porsonnelles. 
Accoutumé  par  une  longue  pratique  à  lire  dans  le  fond  des  cœurs,  il 
admirait  en  lui-même,  tandis  qu'*elle  parlait,  ^^e  caractère  étonnamment  vraâ 
de  cette  petite  paysanne,  racontant  en  son  rustique  langage  des  événe- 
ments aussi  merveilleux.  A  travers  ces  yeux  limpides,  derrière  ce  can- 
dide visage,  il  apercevait  l'innocence  profonde  de  cette  âme  privilégiée.  Il 
était  impossible  à  sa  noble  et  droite  nature,  d'entendre  un  tel  accent  de 
vérité  et  de  regarder  ces  traits  harmonieux  et  purs,  oii  tout  était  bon,  sans 
se  sentir  intérieurement  porté  à  croire  en  la  parole  de  l'enfant  qui 
parlait. 

Les  incrédules  eux-mêmes,  nous  l'avons  expliqué,  n'accusaient  déjà  plus 
la  sincérité  de  la  Voyante.  Dans  ses  extases,  la  Vérité  venue  d'en  haut 
semblait  l'illuminer  tout  entière  et  entrer  en  elle.  Dans  ses  récits,  la  Vérité 
semblait  sortir  de  sa  personne  et  rayonner,  réchauffant  les  cœurs,  et  dissi- 
pant ,ainsi  que  de  vains  nuages,  les  confuses  objections  de  l'esprit.  Cette 
enfant  extraordinaire  avait,  en  un  mot,  autour  de  son  front,  comme  une 
auréole  de  sincérité,  visible  aux  yeux  des  âmes  pures,  et  même  à  d'autres,  et 
sa  parole  avait  le  don  de  chasser  le  doute. 

Quelque  inébranlable  et  arrêté  que  fut  le  caractère  de  M.  Peyramale, 
quelle  que  fut  sa  fermeté  d'âme  et  d'esprit,  quelque  vive  que  fut  sa  défiance 


52  NOTRE-DAME  DE   LOURDES. 

son  cœur  fut  étrangement  remué  par  une  émotion —  en  apparence  inexpli- 
cable— aux  accents  de  cette  Bernadette  dont  on  parlait  tant  et  qu'il  enten- 
dait pour  la  première  fois.  Cet  homme  si  fort  se  sentait  vaincu  par  cette 
toute-puissante  faiblesse.  Toutefois,  il  avait  trop  d'empire  sur  lui-même, 
trop  de  prudence,  pour  se  laisser  aller  à  une  impression  qui,  après  tout, 
aurait  pu  le  tromper.  Simple  particulier,  il  eut  peut-être  dit  à  l'enfant  :  "  Je 
te  crois."  Pasteur  d'un  vaste  troupeau,  préposé  à  la  garde  de  la  vérité,  il 
avait  résolu  de  ne  se  rendre  qu'à  des  preuves  palpables  et  visibles.  Aucun 
muscle  de  son  visage  ne  trahit  son  agitation  intérieure.  Il  eut  la  force  de 
crarder  envers  l'enfant  sa  physionomie  rude  et  sévère  : 

Et  tu  ne  sais  pas  le  nom  de  cette  Dame  ? 

Non,  répondit  Bernadette.     Elle  ne  m'a  point  dit  qui  elle  était. 

— Ceux  qui  te  croient,  reprit  le  prêtre,  s'imaginent  que  c'est  la  Sainte 
Vierge  Marie.  Mais  sais-tu  bien,  ajouta-t-il  d'une  voix  grave  et  vague- 
ment menaçante,  que  si  tu  prétends  faussement  la  voir  dans  cette  Grotte, 
tu  prends  le  chemin  de  ne  la  jamais  voir  dans  le  ciel  ?  Ici,  tu  te  dis  seule 
à  la  voir.  Là  haut,  si  tu  mens  en  ce  monde,  les  autres  la  verront,  et  toi 
tu  seras,  pour  ta  tromperie,  à  jamais  loin  d'Elle,  à  jamais  dans  l'enfer. 

— Je  ne  sais  point  si  c'est  la  Sainte  Vierge,  Monsieur  le  Curé,  répondit 
l'enfant,  mais  je  vois  la  Vision  comme  je  vous  vois  et  Elle  me  parle  comme 
vous  me  parlez.  Et  je  viens  vous  dire,  de  sa  part,  qu'EUe  veut  qu'on  lui 
élève  une  chapelle  aux  Roches  de  Massabielle,  où  Elle  m'apparaît. 

Le  Curé  regarda  cette  petite  fille,  lui  intimant  avec  une  si  entière  assu- 
rance cette  demande  formelle  :  et,  malgré  so  émotion  d'auparavant,  il  ne 
put,  devant  TLiimble  et  enfantine  apparence  de  l'ambassadrice  du  ciel, 
s'empêcher  de  sourire  de  cet  étrange  message.  L'idée  que  cette  enfant 
était  dans  l'illusion  succéda  dans  son  esprit  à  l'émotion  do  son  cœur,  et  le 
doute  reprit  le  dessus. 

Il  fit  répéter  à  Bernadette  les  termes  mêmes  qu'avait  employés  la  Dame 
de  la  Grotte. 

— Après  m'avoir  confié  le  secret  qui  me  concerne  et  que  je  ne  puis  révé- 
ler, elle  a  ajouté  :  "Et  maintenant,  allez  dire  aux  prêtres  que  je  veux 
que  l'on  me  bâtisse  ici  une  chapelle." 

Le  prêtre  garda  un  instant  le  silence.  "  Après  tout,  songeait-il,  c'est 
possible  !  "  Et  cette  pensée  que  la  Mère  de  Dieu  lui  envoyait,  à  lui 
pauvre  prêtre  inconnu,  un  message  direct,  le  remplissait  d'agitation  et  de 
trouble.  Puis,  il  arrêtait  ses  yeux  sur  l'enfant  et  se  demandait  :  "  Où 
donc  est  la  garantie  de  cette  petite  fille,  et  qu'est-ce  qui  me  démontre 
qu'elle  n'est  pas  le  jouet  d'une  erreur  V 

— Si'-la  "  Dame  "  dont  m  parles  est  vraiment  la  Reine  du  Ciel,  répondit- 
il,  je  serai  heureux,  dans  la  mesure  de  mes  forces,  de  contribuer  à  lui  faire 
élever  une  chapelle  ;  mais  ta  parole  n'est  pas  une  certitude.  Rien  ne 
m'oblige  à  te  croire.     Je  ne  sais  qui  est  cette  Dame,  et  avant  de  m'oceu- 


NOTRE-DAME  DE   LOURDES.  53 

per  de  ce  qu'elle  désire,  je  veux  savoir  si  elle  y  a  droit.  Demande-lui,  par 
conséquent,  de  me  donner  quelque  preuve  de  sa  puissance. 

La  fenêtre  était  ouverte  et  le  regard  du  prêtre,  plongeant  sur  soa  jar- 
din, apercevrait  la  végétation  arrêtée,  et  la  mort  momentanée  que  donnent 
aux  plantes  les  frimas  de  l'hiver. 

— L'Apparition,  me  racontes-tu,  a  sous  ses  pieds  un  rosier  sauvage,  un 
églantier  qui  sort  des  Roches.  Nous  sommes  au  mois  de  Février.  Dis- 
lui  de  ma  part  que,  si  elle  veut  la  Chapelle,  elle  fasse  fleurir  le  rosier. 

Et  il  congédia  l'enfant. 

On  n'avait  pas  tardé  à  savoir  dans  tous  ses  détails  le  dialogue  qui  venait 
d'avoir  lieu  entre  Bernadette  et  le  prêtre,  vénéré  de  tous,  qui  était,  à 
cette  époque,  Curé  de  la  ville  de  Lourdes. 

— Il  l'a  mal  reçue,  disaient  avec  joie  les  philosophes  et  les  savants  :  il 
a  trop  de  raison  pour  croire  aux  rêveries  d'une  hallucinée,  et  il  s'est  tiré 
avec  infiniment  d'esprit  d'une  situation  difficile.  D'un  côté,  donner  son 
assentiment  à  de  telles  folies  était  impossible  pour  un  homme  de  son  intel- 
ligence et  de  sa  portée  ;  de  l'autre,  opposer  à  tout  cela  une  négation  pure 
et  simple,  c'était  se  mettre  à  dos  toute  cette  multitude  fanatisée.  Au  lieu 
de  tomber  dans  ce  double  écueil,  au  lieu  de  se  laisser  prendre  dans  les 
cornes  de  ce  dilemme,  il  s'échappe  tranquillement  de  la  difficulté  et,  sans 
aller  directement  contre  la  croyance  populaire,  il  demande  très-finement 
une  preuve  visible,  palpable,  certaine,  de  l'Apparition,  un  Miracle  en  un 
mot,  c'est-à-dire  l'impossible.  Il  condamne  le  mensonge  ou  l'illusion  à  se 
réfuter  d'eux-mêmes,  et,  avec  l'épine  d'un  rosier  sauvage,  il  fait  crever 
ce  gros  ballon.     C'est  fort  bien  trouvé  ! 

Jacomet,  M.  Dutour  et  leurs  amis  se  réjouissaient  de  cette  mise  en 
demeure  signifiée  à  l'Etre  invisible  de  la  Grotte.  "  L'Apparition  est  som- 
mée de  montrer  son  passe-port,"  était  un  mot  qu'on  répétait  en  riant  dans 
les  parages  officiels. 

— L'églantier  fleurira,  disaient  les  plus  fermes  parmi  les  croyants,  ceux 
qui  étaient  encore  sous  l'impression  du  spectacle  de  Bernadette  en  extase. 

Un  grand  nombre,  tout  en  ayant  foi  en  l'Apparition,  redoutaient  une 
épreuve.  Le  cœur  de  l'homme  est  ainsi  fait,  et  le  centenier  de  l'Evangile 
parlait  pour  la  plupart  d'entre  nous  quand  il  disait  :  Credo  Domine,  adju- 
va  incredulitatem  meam.  "  Je  crois,  Seigneur  :  venez  en  aide  à  mon 
incrédulité  !  " 

Les  uns  et  les  autres  attendaient  avec  impatience  la  journée  du  lende- 
main. 

Parmi  ceux  qu'un  dédain  transcendant  de  la  superstition  avaient  empê- 
chés jusque-là  de  se  mêler,  pour  examiner  les  choses,  aux  flots  de  la  mul- 
titude, plusieurs  résolurent  de  se  rendre  désormais  à  la  Grotte,  afin  d'as- 
sister à  la  déception  populaire.  L'un  d'eux  était  M.  Estrade,  ce  Receveur 
des  Contributions  Indirectees  dont  nous  avoûs  parlé  et  qui  avait  assisté 


54  NOTRE-DAME  DE  LOURDES. 

chez  M.  Jacomet,  à  l'interrogatoire  de  la  Voyante.  Il  avait  été  alors,  on 
s'en  souvient,  vivement  frappé  par  l'étrange  accent  de  sincérité  de  Berna- 
dette, et,  ne  pouvant  mettre  en  doute  la  bonne  foi  de  l'enfant,  il  avait 
attribué  son  récit  aux  suites  d'une  hallucination.  Parfois  cependant,  cette 
impression  première  s'éloignant,  il  inclinait  vers  la  solution  de  Jacomet, 
lequel  continuait  à  ne  voir  là-dedans  qu'une  comédie  très-habile  et  un 
miracle  de  fourberie.  Sa  philosophie,  très-ferme  d'ailleurs  en  ses  prin- 
cipes, oscillait  entre  ces  deux  explications,  les  seules  possibles  selon  lui. 
Son  mépris  pour  ces  extravagances  mystiques  et  ces  impostures  était  tel 
qu'il  s'était  fait  jusqu'à  ce  moment,  malgré  sa  secrète  curiosité,  un  point 
d'honneur  de  ne  pas  aller  au3t  Roches  Massabielle.  Il  se  décida  néanmoins 
ce  jour-là  à  s'y  rendre, — un  peu  pour  assister  à  un  spectacle  bizarre, — un 
peu  pour  observer, — un  peu  aussi  par  complaisance  et  pour  accompagner 
sa  sœur,  très-émue  de  ces  récits,  et  quelques  dames  du  voisinage.  Il  nous 
a  lui-même  raconté  ses  impressions  peu  suspectes. 

"  J'arrivai,  nous  dit-il,  très-disposé  à  examiner  et,  pour  tout  avouer,  à 
bien  me  réjouir  et  à  rire,  m'attendant  à  une  comédie  ou  à  des  bizarreries 
grotesques.  Un  peuple  immense  s'amassait  peu  à  peu  autour  de  ces 
roches  sauvages.  J'admirais  la  simplicité  de  tant  de  niais,  et  je  souriais 
en  moi-même  de  la  crédulité  d'une  foule  de  bonnes  femmes  qui  se  tenaient 
béatement  à  genoux  devant  les  rochers.  Nous  étions  venus  de  très-bon 
matin  et,  grâce  à  mes  coudes,  je  pus,  sans  trop  de  difficulté,  me  placer  au 
premier  rang.  A  l'heure  accoutumée,  vers  le  lever  du  soleil,  Bernadette 
arriva.  J'étais  près  d'elle.  Je  remarquai  en  ses  traits  enfantins  ce  carac- 
tère de  douceur,  d'innocence  et  de  tranquillité  profonde  qui  m'avait  frappé 
quelques  jours  auparavant  chez  le  Commissaire.  Elle  se  mit  à  genoux, 
naturellement,  sans  ostentation  et  sans  embarras,  sans  trouble,  sans  préoccu- 
pation de  la  foule  qui  l'entourait,  absolument  comme  si  elle  eût  été  seule 
dans  une  église  ou  dans  un  bois  désert,  loin  de  tout  regard  humain.  Elle 
tira  son  chapelet  et  commença  à  prier.  Bientôt  son  regard  parut  recevoir 
et  refléter  une  lumière  inconnue  :  il  devint  fixe  et  s'arrêta  émerveillé,  ravi, 
radieux  de  bonheur,  sur  l'ouverture  du  rocher.  J'y  portai  aussitôt  les 
yeux  et  je  n'y  vis,  moi,  rien  autre  chose,  absolument  rien,  que  les  branches 
dépouillées  de  l'églantier.  Et  cependant,  que  vous  dirai-je  ?  devant  la 
transfiguration  de  l'enfant,  toutes  mes  préventions  antérieures,  toutes  mes 
objections  philosophiques,  toutes  mes  négations  préconçues  tombèrent  tout 
à  coup  et  firent  place  à  un  sentiment  extraordinaire  qui  s'empara  de  moi, 
malgré  moi.  J'eus  la  certitude,  j'eus  l'irrésistible  intuition  qu'un  être 
mystérieux  se  trouvait  là.  Mes  yeux  ne  le  voyaient  point  ;  mais  mon  âme, 
mais  celle  des  innombrables  spectateurs  de  cette  heure  solennelle  le  voyaient 
comme  moi  avec  la  lumière  intime  de  l'évidence.  Oui,  je  l'atteste,  un  être 
divin  était  là.  Subitement  et  complètement  transfigurée,  Bernadette 
n'était  plus  Bernadette.  C'était  un  ange  du  ciel  plongé  dans  d'inénarrables 


NOTRE-DAME  DE  LOURDES.  55 

ravissements.  Elle  n'avait  plus  le  même  visage  :  une  autre  intelligence, 
une  autre  vie,  j'allais  dire  une  autre  âme  s'y  peignait.  Elle  ne  se  ressem- 
blait plus  à  elle-même,  et  il  semblait  que  ce  fût  une  autre  personne.  Son  atti- 
tude, ses  moindres  gestes,  la  manière,  par  exemple,  dont  elle  faisait  le  signe 
de  la  croix,  avaient  une  noblesse,  une  dignité, une  grandeur  plus  qu'humaines. 
Elle  ouvrait  de  grands  yeux  insatiables  de  voir,  des  yeux  béants  et  pres- 
qu'immobiles  ;  elle  craignait,  ce  semble,  de  baisser  la  paupière  et  de  perdre 
un  seul  instant  la  vue  ravissante  de  la  merveille  qu'elle  contemplait.  Elle 
souriait  à  cet  être  invisible,  et  tout  cela  donnait  bien  l'idée  de  l'extase  et 
de  la  béatitude.  Je  n'étais  pas  moins  ému  que  les  autres  spectateurs. 
Comme  eux,  je  retenais  mon  baleine,  pour  tâcher  d'entendre  le  colloque 
qui  s'était  établi  entre  la  Vision  et  l'enfant.  Celle-ci  écoutait  avec 
l'expression  du  respect  le  plus  profond,  ou  pour  mieux  dire,  de  la  contempla- 
tion la  plus  extatique,  mêlée  à  un  amour  sans  hmites  et  au  plus  doux  des  ra- 
vissements. Quelquefois  cependant  une  teinte  de  tristesse  passait  sur  son 
visage,  mais  l'expression  habituelle  était  celle  d'une  grande  joie.  J'obser- 
vai que,  par  instants,  elle  ne  respirait  plus.  Durant  tout  ce  temps  elle 
avait  son  chapelet  à  la  main,  tantôt  immobile  (car  parfois  elle  paraissait 
l'oublier  pour  s'abîmer  dans  sa  contemplation  de  l'être  surnaturel),  tantôt 
glissant  plus  ou  moins  régulièrement  entre  ses  doigts.  Chacun  de  ses  mouve- 
ments était  en  parfait  accord  avec  sa  physionomie,  qui  exprimait  tour  à  tour 
l'admiration,  la  prière,  la  joie.  Elle  faisait  par  intervalles  ces  signes  de  Croix 
si  pieux,  si  nobles,  si  empreints  de  puissance,  dont  je  viens  de  parler.  Si, 
dans  le  ciel,  on  fait  des  signes  de  Croix,  ils  sont  assurément  semblables  à 
ceux  de  Bernadette  en  extase.  Ce  geste  de  l'enfant,  tout  restreint  qu'il 
était,  semblait  en  quelque  sorte  embrasser  l'infini. 

"  A  un  certain  moment,  Bernadette  s'avança  en  marchant  sur  ses 
genoux  du  point  oii  elle  priait,  c'est-à-dire  des  bords  du  Gave,  jusques  au 
fond  de  la  Grotte.  Il  y  a  environ  quarante-cinq  pieds.  Pendant  qu'elle 
montait  cette  pente  un  peu  abrupte,  les  personnes , qui  étaient  sur  son 
passage  l'entendirent  très-distinctement  prononcer  ces  paroles  :  "  Péni- 
tence !  pénitence  !  pénitence  î  " 

"  Quelques  instants  après  elle  se  leva,  et  reprit  le  chemin  de  la  ville  au 
milieu  de  la  foule.  C'était  une  pauvre  fille  en  haillons  qui  semblait  n'avoir 
eu  que  la  part  commune  à  ce  spectacle  surprenant."  * 

Durant  toute  cotte  scène  cependant  le  rosier  sauvage  n'avait  point  fleuri. 
Ses  branches  dénudées  et  sans  charme  serpentaient  immobiles  le  long  du 
rocher,  et  c'était  en  vain  que  la  multitude  avait  attendu  le  miracle  embau- 
mé et  charmant  (ju'avait  demandé  le  premier  pasteur  de  la  ville. 

Circonstance  digne  de  remarque  !  la  croyance  des  fidèles  en  fut  peu 
ébranlée  ;  et,  malgré  cette  apparente  protestation  de  la  nature  inanimée 

*  M.  Louis  Veuillot  a  rapporté  en  gran'îe  p-irtie,  mais  avec  moins  de  détail.*,  dans 
l  Univert  du  28  juillet  1868,  le  récit  que  M.  Estrade  nous  a  fait  plus  tard  à  nous-même. 


56  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

contre  toute  puissance  surnaturelle,  plusieurs  hommes  considérables,  entre 
autres  celui  dont  nous  venons  de  rapporter  le  récit,  se  sentirent  convertis 
à  la  foi  par  le  spectacle  inouï  de  la  transfiguration  de  la  Voyante. 

La  foule,  comme  toujours,  examinait  la  Grotte  en  tous  sens  après  la  fin 
de  l'extase  et  le  départ  de  l'enfant.  M.  Estrade  l'explora  ainsi  que  tout 
le  monde  avec  le  plus  grand  soin.  Chacun  cherchait  à  y  voir  quelque 
chose  d'extraordinaire  ;  mais  rien  n'y  frappait  les  yeux.  C'était  une  ca- 
vité vulgaire  dans  une  roche  dure  et  sur  un  sol  partout  desséché,  sauf  à 
l'entrée  et  à  l'ouest  quand,  par  les  temps  de  pluie,  le  vent  y  faisait  péné- 
trer une  humidité  fugitive. 

— Eh  bien,  l'as-tu  vue  encore  aujourd'hui,  et  que  t'a-telle  dit  ?  demanda 
le  Curé  de  Lourdes,  lorsque  Bernadette  se  présenta  chez  lui  en  revenant 
de  la  Grotte. 

— J'ai  vu  la  Vision,  répondit  l'enfant,  et  je  lui  ai  dit  "  M.  le  Curé  vous 
demande  de  donner  quelques  preuves,  par  exemple  de  faire  fleurir  le  rosier 
qui  est  sous  vos  pieds,  parce  que  ma  parole  ne  suffit  pas  aux  prêtres  et 
qu'ils  ne  veulent  pas  s'en  rapporter  .à  moi."  Alors  elle  a  souri,  mais  sans 
parler.  Puis  elle  m'a  dit  de  prier  pour  les  pécheurs  et  m'a  commandé  de 
monter  jusqu'au  fond  de  la  Grotte.  Et  elle  a  crié  par  trois  fois,  les  mots  ; 
"  Pénitence  !  pénitence  !  pénitence  î  "  que  j'ai  répétés  en  me  traînant  sur 
mes  genoux  jusqu'au  fond  de  la  Grotte.  Là,  elle  m'a  révélé  encore  un 
second  secret  qui  m'est  personnel.     Puis  elle  a  disparu. 

— Et  qu'est-ce  que  tu  as  trouvé  au  fond  de  la  Grotte  ? 

— J'ai  regardé  après  qu'Elle  a  disparu  (car  pendant  qu'elle  est  là  je 
ne  fais  attention  qu'à  Elle,  et  Elle  m'absr -be)  et  je  n'ai  vu  que  le  rocher, 
et  par  terre  quelques  brins  d'herbe  qui  poussaient  au  milieu  de  la  pous- 
sière. 

Le  Curé  demeura  songeur. 

Attendons,  se  dit-il. 

Le  soir,  M.  l'abbé  Peyramale  racontait  cette  entrevue  aux  vicaires  de 
Lourdes  et  à  quelques  prêtres  des  environs.  Ils  plaisantèrent  leur  doyen 
sur  le  peu  de  succès  de  sa  demande. 

— Si  c'est  la  sainte  Vierge,  très-cher  maître,  lui  disait-on,  ce  sourire, 
en  entendant  votre  requête,  nous  semble  fâcheux  pour  vous  ;  et  une 
ironie  venant  de  si  haut  nous  paraît  inquiétante. 

Le  Curé  se  tira  de  cet  argument  avec  sa  présence  d'esprit  accoutumée  : 

— Ce  sourire  est  en  ma  faveur,  répondit-il.  La  sainte  Vierge  n'est  pas 
moqueuse.  Si  j'avais  mal  parlé,  elle  n'aurait  pas  souri,  elle  se  serait  api- 
toyée sur  mes  raisons.     Elle  a  souri  :  donc  elle  approuve. 

Il  y  avait  certainement  du  vrai  dans  la  fine  répartie  de  l'abbé  Peyra- 
male, mais  peut-être  un  peu  moins  qu'il  ne  le  pensait.  Certes,  si  en  ce 
moment,  avec  sa  sagacité  profonde  et  sa  hauteur  d'âme,  il  eût  mûrement 
réfléchi  aux  paroles  qu'avait  prononcées,  peu  de  temps  après  avoir  souri, 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  57 

la  céleste  Apparition,  il  eût  compris  le  sens  de  ce  sourire  que  la  pauvre 
enfant,  favorisée  de  telles  visions,  était  impuissante  à  interpréter. 

"  Prier  pour  les  pécheurs,  faire  pénitence,  gravir  à  genoux  la  pente 
escarpée  et  pénible  qui  va  des  ondes  rapides  et  tumultueuses  du  torrent 
au  roc  immuable  sur  lequel  doit  se  fonder  un  des  sanctuaires  de  l'Eglise," 
tels  avaient  été  les  ordres  de  l'Apparition  à  la  suite  de  la  prière  de  l'en- 
fant ;  telle  avait  été  sa  réponse  à  la  demande  de  faire  fleurir  le  rosier  sau- 
vage ;  tel  avait  été,  en  sa  propre  bouche,  le  très-clair  commentaire  de  son 
sourire.  Qui  ne  voit,  en  y  réfléchissant,  le  sens  admirable  de  cette  réponse 
symbolique  ? 

" —  Eîi  quoi  !  alors  que  je  suis  la  Mère  du  Dieu  sauveur,  la  Mère  de  ce 
Jésus  qui  a  passé  en  faisant  le  bien  et  en  consolant  les  affligés,  n'y  a-t-il  à 
solliciter  de  moi,  pour  preuve  de  ma  puissance,  que  l'oiseuse  et  fragile 
merveille  que  feront  d'eux-mêmes  d'ici  à  quelques  jours  les  rayons  démon 
serviteur,  le  Soleil  ?  Quand  la  multitude  des  pécheurs,  indifférents  ou  hos- 
tiles à  la  loi  de  Dieu,  couvre  la  surface  du  globe  ;  quand  les  peuples  cou- 
pables ou  égarés  se  désaltèrent  aux  fleuves  empoisonnés  de  ce  monde,  à 
ces  torrents  troublés  qui  courent  aux  abîmes  ;  quand  ils  ont,  avant  tout, 
besoin  de  monter  à  genoux  le  rude  chemin  qui  sépare  de  la  vie  immuable 
de  l'esprit,  la  vie  fuyante  et  agitée  de  la  chair  ;  quand  le  salut  de  tant  de 
malheureux  et  la  guérison  de  tant  de  malades  sont  la  préoccupation  cons- 
tante de  mon  cœur  maternel,  n'ai-je  pas  à  donner  de  meilleurs  témoignages 
de  mon  Pouvoir  et  de  ma  Bonté  que  de  faire  fleurir  les  roses  en  plein 
hiver  ?  et  est-ce  donc  pour  un  si  vain  amusement  que  j'apparais  à  une 
jeune  fille  de  la  terre,  et  que  j'ouvre  devant  elle  mes  mains  pleines  de 
grâces?" 

Tel  était,  ce  nous  semble,  autant  qu'il  est  permis  à  un  misérable  homme 
de  pénétrer  et  d'interpréter  des  choses  si  hautes,  le  sens  profond  de  ce 
sourire  et  de  ces  ordres  par  lesquels  la  Mère  du  genre  humain  répondit  à 
la  demande  du  Pasteur  de  Lourdes.  Dieu  ne  daigne  pas,  surtout  en  des 
temps  nécessiteux  et  mauvais,  amuser  en  quelque  sorte  sa  toute-puissance 
à  des  prodiges  frivoles  qui  ne  frappent  que  les  yeux,  à  des  signes  éphé- 
mères qui  se  flétriraient  du  matin  au  soir  et  qu'emporterait  le  premier 
souffle  du  vent  :  Dieu  entend  faire  des  choses  utiles  et  bonnes,  et  ses 
miracles  sont  toujours  des  bienfaits.  Quand  il  veut  fonder  quelque  chose 
d'étemel,  il  l'appuie  tout  d'abord  sur  une  preuve  éternelle  que  les  siècles 
ne  pourront  entamer. 

Que  signifiait  cependant  cet  ordre  donné  à  Bernadette  de  monter  à 
genoux  le  sol  de  la  Grotte  jusqu'au  moment  où  elle  fut  arrêtée  par  l'es- 
carpement du  rocher  desséché  ?  Nul  ne  le  savait  ;  et,  devant  cette  roche 
aride,  person»e  ne  songeait  que,  depuis  que  la  Synagogue  s'est  suicidée  en 
croyant  tuer  Jésus,  la  baguette  de  Moïse  a  passé  en  héritage  au  peuple 
chrétien. 


êê  NOTRE-DAME  DE   LOURDES. 

M.  le  Curé  de  Lourdes,  malgré  sa  haute  portée,  ne  vit  point  tout  d'a- 
bord ces  chosea  que  l'avenir  devait  rendre  évidentes.  Le  doute  très-accen- 
tué qu'il  y  avait  au  fond  de  lui-même  sur  la  réalité  de  l'Apparition,  l'em- 
pêchait de  méditer  avec  un  soin  attentif,  ces  diverses  ^'»-constances  de  la 
scène  de  la  Grotte,  et  d'y  arrêter  ce  clair  regard  qu'il  avait  coutume  de 
jeter  sur  les  choses  de  Dieu. 

Bien  qu'ils  fussent  quelque  peu  déconcertés  en  présence  des  conver- 
sions opérées  le  joui-  même  aux  Roches  Massabielle  par  l'éclat  extraordi- 
naire de  la  transfiguration  de  Bernadette,  les  libres-penseurs  du  lieu  triom- 
phaient singulièrement  de  l'échec  éprouvé  par  les  croyants,  au  sujet  de 
l'humble  et  gracieuse  preuve  demandée  par  M.  le  curé  Peyramale.  Ils 
louaient  ce  dernier  plus  encore  que  la  veille  d'avoir  exigé  un  Miracle  : 
"  Jacomet,  disait-on,  a  été  maladroit  en  voulant  tuer  l'Apparition  :  le  curé, 
bien  plus  habile,  la  force  à  se  tuer  elle-même."  Incapables  de  comprendre 
la  loyale  simplicité  de  cette  impartiale  sagesse  qui,  sans  doute,  voulait  des 
preuves  avant  de  croire,  mais  aussi  avant  de  nier,  ils  appelaient  ruse  ce 
qui  était  prudence,  et  ils  voyaient  un  piège  dans  la  naïve  prière  d'une 
âme  droite,  en  quête  de  la  vérité.  Peu  s'en  fallait,  on  le  voit,  que  ces 
messieurs  ne  fissent  à  cette  occasion  au  vénérable  pasteur  de  Lourdes 
l'honneur,  très-grand  peut-être,  mais  à  coup  sur  fort  immérité,  de  le 
compter  comme  un  des  leurs. 

L'honorable  M.  Jacomet  paraissait  cependant  s'en  vouloir  de  n'avoir 
pas  pris  la  fourberie  en  flagrant  délit  et  détruit,  à  lui  tout  seul,  cette  nais- 
sante superstition.  Il  se  creusait  la  tête  pour  de"iner  ie  mot  de  l'éaigme, 
car  il  commençait  à  voir  clairement,  par  la  demande  même  du  Curé  de 
Lourdes,  que  le  Clergé  n'était  pour  rien  dans  cette  affaire.  Il  n'avait  donc 
en  face  de  lui  que  cette  petite  fille  et  ses  parents.  Il  ne  doutait  point, 
d'une  façon  ou  d'une  autre,  d'en  venir  enfin  à  bout. 

Lorsque,  par  hasarv^-  Bernadette  sortait  dans  la  rue,  la  foule  s'empressait 
autour  d'elle  :  on  l'arrêtait  à  tout  pas  ;  chacun  voulait  entendre  de  sa 
bouche  le  détail  des  Api)arition3.  Plusieurs,  au  nombre  desquels  M.  Dufo, 
avocat,  un  des  hommes  éminents  de  ce  pays,  la  firent  venir  et  l'interro- 
gèrent. Ils  ne  résistèrent  pas  à  la  secrète  puissance  que  la  Vérité  vivante 
mettait  en  ses  paroles. 

Beaucoup  de  personnes  se  rendirent  dans  la  journée  chez  les  Soubirous 
pour  entendre  les  récits  de  Bernadette.  Elle  se  prêtait  en  toute  candeur 
et  complaisance  à  ces  incessantes  interrogations  :  on  voyait  que  rendre 
témoignage  de  ce  (ju'elle  avait  vu  et  entendu  constituait  désormais  pour 
elle  sa  fonction  particulière  et  son  devoir. 

Dans  un  coin  de  la  pièce  où  l'on  pénétrait,  une  petite  chapelle,  ornée  de 

fleurs,  de  médailles,  d'images  pieuses,  et  surmontée  d'une  statue  de  la 

.  Vierge,  présentait  une  apparence  de  luxe  et  attestait  la  piété  de  cette 

famille.     Tout  le  reste  de  \l  chambre  offrait  le  spectacle  du  plus  doulou- 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  O^ 

reux  dénûment  ;  un  grabat,  quelques  mauvaises  chaises,  une  table  boiteuse 
formaient  tout  l'ameublement  de  ce  logis  où  l'on  venait  s'informer  des 
splendides  secrets  du  ciel.  La  plupart  des  visiteurs  étaient  frappés  et 
émus  par  la  vue  de  cette  extrême  indigence  écrite  sur  toutes  choses,  et  ne 
résistaient  pas  à  la  douce  tentation  de  laisser  quelque  souvenir,  quelque 
aumône  à  ces  pauvres  gens.  Mais  l'enfant  et  les  parents  refusaient  toujours, 
et  de  telle  façon  qu'on  ne  pouvait  insister. 

Parmi  ces  visiteurs,  plusieurs  étaient  étrangers  à  la  ville.  L'ua  de 
ces  derniers  vint  un  soir,  alors  que  le  va-et-vient  de  la  journée  était  un 
peu  calmé,  et  qu'il  n'y  avait  plus  là  qu'une  voisine  ou  une  parente  assise  au 
foyer.  Il  interrogea  soigneusement  Bernadette,  voulant  qu'elle  n'omit 
aucun  détail  et  paraissant  prendre  un  intérêt  extraordinaire  au  récit  de 
l'enfant.  L'enthousiasme  et  la  foi  qu'il  faisait  paraître  se  trahissaient  à 
chaque  instant  par  des  exclamations  pleines  d'attendrissement.  Il  félicita 
Bernadette  d'avoir  reçu  une  si  grande  faveur  du  ciel,  puis  il  s'apitoya 
sur  la  misère  dont  il  voyait  les  marques  autour  de  lui. 

—  Je  suis  riche,  dit-il,  permettez-moi  de  vous  venir  en  aide. 

Et  sa  main  déposa  sur  la  table  une  bourse  qu'il  entr'ouvrit  et  qu'il 
laissa  voir  pleine  d'or. 

La  rougeur  de  l'indignation  monta  au  visage  de  Bernadette. 

—  Je  ne  veux  rien.  Monsieur,  fit-elle  vivement.  Reprenez  cela 
Et  elle  repoussa  vers  l'inconnu  la  bourse  déposée  sur  la  table. 

—  Ce  n'est  point  pour  vous,  mon  enfant,  c'est  pour  vos  parents  qui  sont 
dans  le  besoin,  et  que  vous  ne  pouvez  vouloir  m'empècher  de  secourir. 

—  Ni  Bernadette  ni  nous,  nous  ne  voulons  rien,  dirent  le  père  et  la 
mère. 

—  Vous  êtes  pauvres,  continua  l'étranger  en  insistant,  je  vous  ai 
dérangés,  je  m'intéresse  à  vous.  C'est  donc  par  orgueil  que  vous  refusez  ? 

—  Non,  Monsieur,  mais  nous  ne  voulons  rien  recevoir,  absolument  rien, 
^'^mportez  votre  or. 

L'inconnu  reprit  sa  bourse  et  sortit,  ne  parvenant  point  à  dissimuler 
une  physionomie  des  plus  contrariées. 

D'où  venait  cet  homme  et  qui  était-il  ?  Etait-ce  un  bienfaiteur  compatis- 
sant, était-ce  un  tentateur  habile  ?  Nous  l'ignorons. — La  police  était  si 
bien  faite  à  Lourdes  que  M.  Jacomet,  plus  heureux  que  nous,  savait  peut- 
être  ce  secret,  et,  mieux  que  personne,  connaissait  le  mot  de  l'énigme. 

Donc,  si  par  un  de  ces  hasards,  comme  il  s'en  rencontre  parfois  dans 
les  affaires  de  police,  le  très-retors  Commissaire  ap[>rit  le  soir  même,  les 
détails  de  cette  scène  entre  Bernadette  et  ce  mystérieux  étranger,  il  dut 
se  dire  que  les  pièges  et  les  tentations  étaient  aussi  inutiles  contre  cette 
enfant  extraordinaire,  que  les  paroles  caf)tieu8es  et  les  menaces  violentes. 
Le  nœud  de  cette  situation  devenait  de  plus  en  plus  inextricable  pour  ce 
personnage,  si  profondément  habile  pourtant,  et  si  expert  dans  les  choses 


60  NOTRE-DAME  DE   LOURDES. 

purement  humaines.  Si  l'impossibilité  de  faire  naître  la  moindre  contra- 
tradiction  dans  le  récit  de  Barnadette  l'avait  surpris,  son  désintéressement 
absolu,  sa  fermeté  à  repousser  une  bourse  d'or  ne  pouvaient  que  le  plonger 
dans  la  stupeur. 

Ure  telle  conduite  se  fût  expliquée  à  la  rigueur  pour  la  sagesse  poli- 
cière si  la  demande  d'une  preuve  visible,  d'un  Miracle,  de  l'impossible 
floraison  du  rosier  sauvage,  faite  par  le  Curé,  n'eût  montré  avec  la  der- 
nière évidence  que  le  Clergé  n'était  point  caché  derrière  la  Voyante. 
Mais  Bernadette  et  ses  parents,  réduits  à  eux-mênitm,  pauvres,  dans  le 
besoin,  manquant  de  pain,  et  ne  tirant  aucun  profit  de  l'enthousiasme  et 
de  la  créduhté  populaires,  c'était  là  un  événement  entièrement  incon- 
cevable pour  l'homme  de  la  PoUce 

La  petite  fille  avait-elle  inventé  son  imposture  pour  attirer  autour  d'elle 
"^m  bruit  ?  Mais,  outre  que  de  telles  ambitions  paraissent  peu  pro- 
bables dans  une  rustique  gardeuse  de  brebis,  comment  expliquer  l'indes- 
tructible unité  de  son  récit,  comment  expliquer  que  son  désintéressement 
s'étendit  jusqu'aux  membres  de  sa  famille,  tous  si  indigents,  et  par  consé- 
quent devant  être  naturellement  très-tentés  d'exploiter  la  foi  aveugle  des 
multitudes  ? 

Mais  M.  Jacomet  n'était  pas  homme  à  reculer  pour  quelques  objections 
insolubles  et  il  attendait  avec  confiance  les  événements,  ne  doutant  nulle- 
ment qu'ils  ne  lui  réservasse  it  un  triomphe,  d'autant  plus  glorieux  qu'il 
aurait  été  plus  hérissé,  dès  l'abord,  de  difficultés  et  d'obstacles, 

La  nuit  avait  mis  fin  aux  agitations  de  tant  d'esprits  si  divers,  les  uns 
croyant  à  la  réalité  de  l'Apparition,  les  autres  restant  dans  le  doute,  un 
certain  nombre  niant  résolument. 

Bernadette,  arrivée  devant  les  Roches  Massabielle,  venait  de  s'age- 
nouiller. 

Une  multitude  innombrable  l'avait  précédée  à  la  Grotte,  et  se  pressait 
autour  d'elle.  Bien  qu'il  y  eût  là  bon  .lombre  de  sceptiques,  de  négateurs 
et  de  simples  "'irieux,  un  religieux  silence  s'était  fait  tout  à  coup  dès 
qu'on  avait  aperçu  l'enfant.  Un  frisson,  une  commotion  étrange  avait 
passé  sur  cette  foule.  Tous,  par  un  instinct  unanime,  les  incrédules 
comme  les  croyants,  s'étaienv  découvert  le  front.  Plusieurs  s'étaient  age- 
nouillés en  même  temps  que  la  fille  du  meunier. 

En  ce  moment  l'Apparition  divine  se  manifestait  à  Bernadette,  ravie 
soudainement  en  son  extase  merveilleuse.  Comme  toujours,  la  Vierge 
lumineuse  se  tenait  dans  l'excavation  ovale  du  rocher,  et  ses  pieds  foulaient 
le  rosier  sauvage. 

Bernadette  la  contemplait  avec  un  sentiment  d'amour  indicible,  un  sen- 
timent doux  et  profond,  qui  inondait  son  âme  de  délices,  sans  troubler  en 
rien  son  esprit  et  srns  lui  faire  oublier  qu'elle  était  encore  sur  la  terre. 

La  Mère  de  Dieu  aimait  cette  enfant  innocente.  Elle  voulut,  par  une  inti- 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  6t 

mité  de  plus  en  plus  étroite,  la  presser  davantage  sur  sa  poitrine  ;  elle  voulut 
fortifier  encore  le  lien  qui  l'unissait  à  l'humble  bergère,  afin  que  cette 
dernière,  au  lieu  des  agitations  de  ce  monde,  sentit,  pour  ainsi  dire,  à  tout 
instant,  que  la  Reine  des  cieux  la  tenait  invisiblement  par  la  main. 

— Ma  fille  dit-elle,  je  veux  vous  confier,  toujours  pour  vous  seule  et 
concernant  vous  seule,  un  dernier  secret  que,  pas  plus  que  les  deux  autres, 
vous  ne  révélerez  à  personne  au  monde. 

Nous  avons  exposé  plus  haut  les  raisons  profondes  qui  faisaient,  de  ces 
confidences  intimes,  la  future  sauvegarde  de  Bernadette,  parmi  les  périls 
moraux  auxquels  les  faveurs  extraordinaires  dont  elle  était  l'objet  devaient 
infailliblement  l'exposer.  Par  ce  triple  secret,  la  Vierge  revêtait  sa 
messagère  comme  d'une  triple  armure,  contre  les  dangers  et  les  tentations 
de  la  vie. 

Bernadette,  en  la  joie  de  son  cœur,  écoutait  cependant  l'ineffable  musi- 
que de  cette  parole  si  douce,  si  naturelle  et  si  tendre  qui  charmait  il  y  a 
dix-huit  cents  ans,  les  oreilles  filiales  de  l'Enfant-Dieu. 

— Et  maintenant,  reprit  la  Vierge  après  un  silence,  allez  boire  et  vous 
laver  à  la  Fontaine,  et  mangez  l'herbe  qui  pousse  à  côté. 

Bernadette,  à  ce  mot  de  ''  Fontaine",  regarda  autour  d'elle.  Nulle 
source  n'existait  et  n'avait  jamais  existé  en  cet  endroit.  L'enfant,  sans  perdre 
la  Vierge  de  vue,  se  dirigea  donc  tout  naturellement  vers  le  Gave,  dont  les 
eaux  tumultueuses  couraient  à  quelques  pas  de  là,  à  travers  les  cailloux  et 
les  roches  brisées. 

Une  parole  et  un  geste  de  l'Apparition  l'arrêtèrent  dans  sa  marche  : 
— N'allez  point  là,  disait  la  Vierge  ;  je  n'ai  point  dit  de  boire  au  Gave, 
allez  à  la  Fontaine,  elle  est  ici. 

Et  étendant  sa  main,  cette  main  délicate  et  puissante  à  laquelle  les 
éléments  sont  soumis.  Elle  montra  du  doigt  à  l'enfant,  au  côté  droit  de  la 
Grotte,  ce  même  coin  desséché  vers  lequel,  la  veille  au  matin,  EIlo  l'avait 
déjà  fait  monter  à  genoux. 

Bien  qu'elle  ne  vit  à  l'endroit  indiqué,  rien  qui  semblait  avoir  rapport  aux 
paroles  de  l'Etre  surnaturel,  Bernadette  obéit  à  l'ordre  de  la  Vision  céleste. 
La  voûte  de  la  Grotte  allait  en  s'abaissant  de  ce  côté,  et  la  petite  fille 
gravit  sur  ses  genoux  l'espace  qu'elle  avait  à  parcourir. 

Arrivée  au  terme,*elle  n'aperçut  devant  elle  nulle  apparence  de  fontaine. 
Tout  contre  le  roc  poussaient  çà  et  là  quelques  touffes  de  cette  herbe,  delà 
famille  des  saxifragées,  que  l'on  nomme  la  Dorine. 

Soit  sur  un  nouveau  signe  de  l'Apparition,  soit  par  un  mouvement  inté- 
rieur de  son  âme,  Bernadette,  avec  cette  foi  simple  qui  plaît  tant  au  cœur 
de  Dieu,  se  baissa,  et,  grattant  le  sol  de  ses  petites  mains,  se  mit  à  creuser 
terre. 

Les  innombrables  spectateurs  de  cette  scène,  n'entendant  ni  ne  voyant 
'Apparition,  ne   savaient  que  penser  du  singulier  travail  de  l'enfant» 


62  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

Déjà  plusieurs  commençaient  à  sourire  et  à  croire  à  quelque  dérangement 
dans  le  cerveau  de  la  pauvre  bergère.  Qu'il  faut  peu  de  chose  pour 
ébranler  la  foi  ! 

Tout  à  coup  le  fond  de  cette  petite  cavité  creusée  par  l'enfant  devint 
humide.  Arrivant  de  profondeurs  inconnues,  à  travers  les  roches  de 
marbre  et  les  épaisseurs  de  la  terre,  une  eau  mystérieuse  se  mit  à  sourdre 
goutte  à  goutte  sous  les  mains  de  Bernadette  et  à  remplir  ce  creux,  de  la 
<Trandeur  (ï'un  verre,  qu'elle  avait  achevé  de  former. 

Cette  eau  nouvelle  venue,  se  mêlant  à  la  terre  brisée  par  les  mains  de 
Bernadette,  ne  formait  tout  d'abord  que  de  la  boue.  Bernadette,  par  trois 
fois,  essaya  de  porter  à  ses  lèvres  ce  liquide  bourbeux  ;  mais,  par  trois  fois, 
son  dégoût  fut  si  fort  qu'elle  le  rejeta  sans  se  sentir  la  force  de  l'avaler. 
Toutefois  elle  voulait,  avant  tout,  obéir  à  l'Apparition  rayonnante  qui 
dominait  cette  scène  étrange  ;  et,  à  la  quatrième  fois,  dans  un  suprême 
cifort,  elle  surmonta  sa  répugnance.  Elle  but,  elle  se  lava,  elle  mangea 
une  pincée  de  la  plante  champêtre  qui  poussait  au  pied  du  rocher. 

En  ce  moment  l'eau  de  la  Source  franchit  les  bords  du  petit  réservoir 
creusé  par  l'enfant,  et  se  mit  à  couler  en  un  mince  filet  plus  exigu  peut-être 
qu'une  paille,  vers  la  foule  qui  se  pressait  sur  le  devant  de  la  Grotte. 

Ce  filet  était  si  minime  que  pendant  un  long  temps,  c'est-à-dire  jusqu'à 
la  fin  de  ce  jour,  la  terre  desséchée  le  but  tout  entier  au  passage,  et  qu'on 
ne  devinait  sa  marche  progressive  que  par  le  ruban  humide  tracé  sur  le 
sol,  et  qui,  s'allongeant  peu  à  peu,  s'avançait  avec  une  lenteur  extrême 
vers  le  Gave. 

Quand  Bernadette  eut  accompli,  ainsi  que  nous  venons  de  le  raconter, 
tous  les  ordres  qu'elle  avait  reçus,  la  Vierge  arrêta  sur  elle  un  regard 
satisfait,  et,  un  instant  après.  Elle  disparut  à  ses  yeux. 

L'émotion  de  la  multitude  fut  grande  devant  ce  prodige.  Dès  que 
Bernadette  fut  sortie  de  l'extase,  on  se  précipita  vers  la  Grotte.  Chacun 
voulait  voir  de  ses  yeux  le  creux  où  l'eau  venait  de  surgir  sous  la  main  de 
l'enfant.  Chacun  voulait  y  plonger  son  mouchoir  et  en  porter  une  goutte  à 
ses  lèvres.  De  sorte  que  cette  source  naissante,  dont  on  agrandissait  peu  à 
peu  le  terreux  réservoir,  prit  bientôt  l'aspect  d'une  flaque  d'eau  ou  d'un 
amas  Uquide  de  boue  détrempée.  La  source  cependant,  à  mesure  qu'on  y 
puisait,  devenait  de  plus  en  plus  abondante.  L'oriôce  par  où  elle  arrivait 
des  abîmes  s'élargissait  insensiblement. 

— C'est  de  l'eau  qui  aura  suinté  par  hasard  du  rocher  dans  les  temps 
pluvieux,  et  qui,  par  hasard  aussi,  aura  formé  sous  le  sol  un  petit  amas 
que  l'enfant  aura  découvert,  toujours  par  hasard,  en  grattant  la  terre, 
dirent  les  savants  de  Lourdes. 

Et  les  philosophes  se  contentèrent  de  cette  explication. 
Le  lendemain  la  Source,  poussée  des  mystérieuses  profondeurs  par  une 
puissance  inconnue,  et  grandissant  à  vue  d'œil,  sortait  du  sol  par  un  jaillis- 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  63 

sèment  de  plus  en  plus  fort.  Elle  coulait  déjà  de  la  grosseur  du  doigt. 
Toutefois,  le  travail  intérieur  qu'elle  opérait  à  travers  la  terre  pour  se 
frayer  son  premier  passage  la  rendait  encore  boueuse.  Ce  fut  seulement 
au  bout  de  quelques  jours  qu'après  avoir  augmenté  en  quelque  sorte 
d'heure  en  heure,  elle  cessa  de  croître  et  devint  absolument  limpide.  Elle 
s'échappa  dès  lors  de  terre  par  un  jet  très-considérable,  qui  avait  à  peu 
près  la  grosseur  du  bras  d'un  enfant. — ^N'anticipons  point  pourtant  sur  les 
événements,  et  continuons  de  les  suivre  jour  par  jour,  comme  nous  l'avons 
fait  jusqu'ici. 

Reprenons-les  où  nous  venons  de  les  laisser,  c'est-à-dire  au  jeudi  matin, 
25  février,  V3rs  sept  heures. 

Précisément  à  cette  heure-ià,  à  l'instant  où  la  Source,  comme  un  pre- 
mier témoignage  divin,  jaillissait  doucement  mais  irrésistiblement  sous  la 
main  de  la  Voyante,  la  philosophie  de  Lourdes  publiait  sur  les  événements 
de  la  Grotte  un  nouvel  article  dans  le  journal  libre-penseur  de  la  localité. 
Le  Lavedan,  que  nous  avons  déjà  cité,  sortait  des  presses  et  se  distri- 
buait en  ville,  juste  au  moment  ou  la  foule  émerveillée  revenait  des  Roches 
Massabielle. 

Or  dans  cet  article,  pas  plus  que  dans  le  précédent,  pas  plus  que  dans 
aucune  des  descriptions  écrites  à  cette  époque,  il  n'était  question  qu'une 
source  existât  dans  la  Grotte.  Et,  de  la  sorte,  l'incrédulité  paralysait  par 
avance  l'affirmation  audacieuse  sur  laquelle,  après  un  certain  temps,  les 
Libres-Penseurs  pourraient  être  tentés  de  se  jeter,  en  disant  que  la  Source 
avait  toujours  coulé  là.  La  Providence  voulait  qu'en  dehors  du  témoigna -^^e 
public,  on  pût  leur  opposer  leurs  propres  articles,  leurs  propres  pubUcations 
imprimées,  datées,  authentitiues,  irréfutables.  Si,  avant  le  25  février,  avant 
la  scène  que  nous  venons  de  raconter,  avant  l'ordre  et  l'indication  donnés 
par  la  Vierge  à  Bernadette  en  extase,  il  y  avait  eu  là  ces  belles  eaux 
jaillissantes  qui  existent  aujourd'hui,  comment  donc  vos  journaux,  dont  les 
yeux  étaient  si  ouverts,  dont  les  détails  étaient  parfois  si  minutieux,  n'ont- 
ils  pas  aperçu  cette  Source  puissante  et  n'en  ont-ils  jamais  parlé  ?  Nous 
mettons  au  défi  la  Libre-Pensée  de  produire  un  seul  document,  —  nous 
disons  un  seul.  —  parlant  de  Source  ou  même  d'eau,  avant  l'époque  où  la 
Vierge  ordonna  et  où  les  éléments  insensibles  obéissent. 

L'émotion  populaire  avait  pris  des  proportions  considérables.  Bernadette 
était  acclamée  quand  elle  passait,  et  la  pauvre  enfant  rentrait  en  toute 
hâte  chez  elle  pour  échapper  à  ces  ovations.  Cette  âme  humble,  qui  avait 
vécu  jusque-là  ignorée,  dans  le  silence  et  dans  la  solitude,  se  trouvait  tout 
à  coup  placée  en  pleine  lumière,  au  milieu  du  tumulte  et  de  la  foule,  sur  le 
piédestal  de  la  renommée.  Cette  gloire,  que  tant  d'autres  recherchent,  était 
pour  elle  le  plus  cruel  des  martyres.  Ses  moindres  paroles  étaient  commen- 
tées, discutées,  admirées,  repoussées,  bafouées,  livrées  en  un  mot  aux 
souffles  divers  des  disputes  humaines.  Et  c'est  alors  qu'elle  goûtait  l'intime 


64  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

joie  de  n'avoir  pas  tout  à  dire,  et  de  trouver,  dans  les  trois  secrets  que  lui 
avait  révélés  la  Vierge,  comme  un  sanctuaire  réservé  où  elle  pouvait,  en 
toute  paix,  retirer  son  cœur  et  le  rafraîchir,  dans  l'ombre  de  ce  mystère  et 
dans  le  charme  de  cette  intimité  avec  la  Reine  du  ciel.    Des  jours  étaient 
proches  où  cette  épreuve  de  la  popularité  allait  devenir  plus  grande  encore. 
Ainsi  que  nous  venons  de  le  raconter,  le  jaillissement  de  la  Source  avait 
eu  lieu  vers  le  lever  du  Soleil,  en  présence  d'une  foule  nombreuse.  C'était 
le  25  février,  un  jeudi,  le  troisième  du  mois,  jour  de  grand  marché  à  Tarbes. 
La  nouvelle  de  l'événement  merveilleux  arrivé  le  matin  aux  Roches  de 
Massabielle,  fut  donc  portée  au  chef-lieu  par  une  multitude  de  témoins 
oculaires,  et   répandue  dès  le  soir  même  dans  tout  le  Département,  et 
jusqu'aux  villes  les  plus  proches  des  départements  voisins.  Le  mouvement 
extraordinaire,  qui  depuis  une  huitaine  attirait  à  Lourdes  tant  de  pèlerins 
et  de  curieux,  prit  dès  ce  moment  un  développement  inouï. 

Un  grand  nombre  de  visiteurs  vinrent  coucher  à  Lourdes  pour  s'y  trouver 
le  lendemain  ;  d'autres  marchèrent  toute  la  nuit  et,  aux  premiers  rayons  du 
jour,  à  l'heure  où  Bernadette  avait  coutume  d'arriver,  cinq  à  six  mille 
personnes  se  pressant  sur  les  rives  du  Gave,  sur  les  tertres  et  sur  les 
rochers,  campaient  en  face  de  la  Grotte.  La  Source,  plus  abondante  que 
la  veille,  était  déjà  considérable. 

Quand  la  Voyante,  humble,  paisible  et  simple  au  milieu  de  cette  agita- 
tion se  présenta  pour  prier,  les  populations  s'écrièrent  :  "  Voilà  la  Sainte  î 
Voilà  1    Sainte  !  "  Plusieurs  cherchaient  à  toucher  ses  vêtements,  considé- 
rant comme  sacré  tout  objet  qui  appartenait  à  cette  privilégiée  du  Seigneur. 
La  Mère  des  humbles  et  des  petits  ne  voulait  point  cependant  que  ce 
cœur  innocent  succombât  à  la  tentation  de  la  vaine  gloire,  et  que  Berna- 
dette pût  s'enorgueillir  un  instant  des  faveurs  singulières  dont  elle  était 
l'objet.     Il  était  bon  que  l'enfant  m  milieu  de  ces  acclamations,  sentît 
qu'elle  n'était  rien  et  qu'elle  constatât  une  fois  de   plus,  son  impuissance 
à  évoquer  par  elle-même  la  Vision  divine.     Vainement  elle  pria.     On  ne 
vit  point  se  répandre  sur  ses  traits  l'éclat  surhumain  de  l'extase,  et  quand 
elle  se  releva,  après  sa  longue  prière,  elle  répondit  avec  tristesse  aux  inter- 
rof^ations  dont  on  l'entourait,  que  la  Vision  d'en  haut  n'était  point  apparue. 
Cette  absence  de  la  Vierge  avait  sans  doute  pour  but  de  maintenir  Ber- 
nadette dans  l'humilité  et  dans  la  conscience  de  son  néant  ;  mais  elle  conte- 
nait  peut-être  aussi,  pour  le  peuple    chrétien,   un  haut   et  mystérieux 
enseignement,  dont  la  portée  n'échappera  point  aux  âmes  accoutumées  à 
contempler  et  à  admirer  les  secrètes  harmonies  des  œuvres  qui  viennent 
de  Dieu. 

Si  le  ciel  s'était  ce  jour-là  fermé  aux  regards  de  Bernadette,  si  la 
céleste  Créature,  qui  lui  apparaissait  sous  une  forme  visible,  avait  semblé 
s'évanouir  un  instant,  la  preuve  de  la  réalité  et  de  la  puissance  de  cet  Etre 
surhumain,  la  Fontaine,  surgie  la  veille  et  de  plus^  en  plus  grandissante,, 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  g5 

était  visible  à  tous  les  regards  et  ruisselait  sur  le  sol  incliné  de  la  Grotte 
aux  yeux  des  multitudes  émerveillées. 

L'idée  que  les  eaux  de  la  Source  jaillie  à  la  Grotte  pouvaient 
guérir  les  malades  avait  dû  venir  d'elle-même  à  l'esprit  de  tous.  Dès  le 
matin  de  ce  même  jour,  le  bruit  de  plusieurs  guérisons  merveilleuses  com- 
mença il  se  répandre  de  tous  cotés.  Au  milieu  des  versions  contradictoires 
qui  circulaient,  en  présence  de  la  sincérité  des  uns,  de  l'exagération  volon. 
taire  ou  involontaire  des  autres,  de  l'absolue  négation  de  plusieurs,  des 
hésitations  et  du  trouble  d'un  grand  nombre,  de  l'émotion  universelle,  il 
était  difficile  au  premier  moment  de  discerner  le  vrai  du  faux  parmi  les 
faits  miraculeux  que  l'on  affirmait  de  toutes  parts,  mais  en  les  racontant  de 
diverses  sortes,  tantôt  en  estropiant  les  noms,  tantôt  en  confondant  les  per- 
sonnes, tantôt  en  mêlant  les  circonstances  de  plusieurs  épisodes  différents 
et  étrangers  l'un  à  l'autre.  . 

Avez- vous  jamais,  en  vous  promenant  dans  la  campagne,  jeté  brusque- 
ment une  poignée  de  blé  dans  une  fourmilière  ?  Les  fourmis  effarées  courent 
de  côté  et  d'autre  dans  une  agitation  extraordinaire.  Elles  vont,  elles 
viennent,  elles  se  croisent,  elle  se  lieurtent,  elles  s'arrêtent,  elles  repren- 
nent leur  marche,  retournent  sur  leurs  pas,  s'éloignent  tout  à  coup  du  point 
où  elles  semblaient  courir,  ramassent  un  grain  de  blé,  puis  le  laissent  là, 
errant  de  toutes  parts  dans  un  fiévreux  désordre,  en  proie  à  une  confusion 
inexprimable. 

Telles  étaient  à  Lourdes  les  multitudes  d'habitants  et  d'étrangers,  dans 
la  stupeur  oii  les  jetaient  les  merveilles  surhumaines  qui  leur  arrivaient  du 
Ciel.  Tel  est  toujours  d'ailleurs  le  monde  naturel,  (^uand  il  est  visité  tout 
à  coup  par  quehiue  fait  du  monde  surnaturel. 

Peu  à  peu,  cependant,  l'ordre  se  fait  dans  la  fourmilière,  un  moment 
troublée. 

Il  y  avait  dans  la  ville  un  pauvre  ouvrier  connu  de  tous,  qui  traînait 
depuis  de  longues  années  la  plus  misérable  des  existences.  Il  se  nommait 
Louis  Bourriette.  Quelques  vingt  ans  auparavant  un  grand  malheur  l'avait 
frappé.  Comme  il  travaillait  dans  les  environs  de  Lourdes  à  extraire  de 
la  pierre  avec  son  frère  Joseph,  carrier  comme  lui,  une  mine  mal  dirigée 
avait  fait  explosion  à  coté  d'eux.  Joseph  était  tombé  roide  mort.  Louis, 
celui  dont  nous  parlons,  avait  eu  le  visage  labouré  par  les  éclats  du  rocher 
et  l'œil  droit  à  moitié  écrasé.  On  eut  les  plus  grandes  peines  du  monde  à 
le  sauver.  Les  souffi'ances  horribles  qui  suivirent  cet  accident  furent  telles 
qu'une  fièvre  ardente  se  déclara  et  qu'il  fallut,  pendant  les  premiers  temps, 
le  retenir  dans  son  Ut  au  moyen  d'un  appareil  de  force.  Il  se  rétablit 
cependant  peu  à  peu,  grâce  à  des  soins  intelligents  et  dévoués.  Toutefois 
la  Médecine  avait  été  impuissante,  malgré  les  opérations  les  plus  délicates 
et  les  traitements  les  plus  habiles,  à  guérir  son  œil  droit,qui  avait  malheu- 
reusement été  atteint  dans  sa  constitution  intime.    Cet  homme  avait  repris 

£ 


66  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

son  <3tat  de  carrier,  mais  il  ne  pouvait  plus  faire  que  des  besognes  gros- 
sières, son  œil  blessé  lui  refusant  tout  service  et  ne  percevant  plus  les 
objets  qu'à  travers  une  brume  invincible.  Quand  il  avait  besoin  de  faire 
un  travail  demandant  un  peu  de  soin,  le  pauvre  ouvrier  était  obligé  d'avoir 
recours  à  quelque  autre  personne. 

Le  temps  n'avait  amené  aucune  amélioration  :  tout  au  contraire.  La  vue 
de  Bourriette  avait  diminué  d'année  en  année.  Cet  affaiblissement  pro- 
gressif était  devenu  plus  sensible  encore  dans  les  derniei-s  temps,  et,  au 
moment  où  nous  sommes  arrivés,  le  mal  avait  fait  de  tels  progrès  que  l'œil 
droit  était  presqu' entièrement  perdu.  Quand  il  fennait  l'œil  gauche,  Bour. 
riette  ne  distinguait  plus  un  homme  d'un  arbre.  L'arbre  et  l'homme  n'é- 
taient plus  pour  lui  qu'une  masse  noire  et  confuse  se  détachant  dans  une 
nuit  sombre. 

La  plupart  des  habitants  de  Lourdes  avaient  employé  Bourriette  une 
fois  ou  l'autre.  Son  état  faisait  pitié  et  il  était  fort  aimé  parmi  la  confrérie 
des  carriers  et  des  tailleurs  de  pierre,  très-nombreux  en  ce  pays. 

Ce  malheureux,  entendant  parler  de  la  Source  miraculeusement  jaillie 
à  la  Grotte,  appela  sa  fille  : 

— Va  me  chercher  de  cette  eau,  dit-il.  La  Sainte  Vierge,  si  c'est  elle, 
n'a  qu'aie  vouloir  pour  me  guérir. 

Une  demi-heure  après,  l'enfant  apportait  dans  un  vase  un  peu  de  cette 
eau,  encore  sale  et  terreuse,  ainsi  que  nous  l'avons  expliqué. 

— Père,  dit  l'enfant,  ce  n'est  que  de  l'eau  bourbeuse. 

— N'importe  î  dit  le  père  qui  se  mit  à  prier. 

Il  frotta  avec  cette  eau  son  œil  malade,  que,  quelques  instants  aupara- 
vant, il  croyait  à  jamais  perdu. 

Presque  aussitôt  il  poussa  un  grand  cri  et  se  mit  à  trembler  tant  son 
émotion  était  grande.  Un  miracle  soudain  s'accomplissait  en  sa  vue. 
Déjà  autour  de  lui  l'air  était  redevenu  clair  et  baigné  de  lumière.  Toute- 
fois, les  objets  lui  semblaient  encore  environnés  d'une  gaze  légère  qui 
l'empêchait  d'en  percevoir  parfaits: '.jent  les  détails. 

Les  brumes  existaient  encor  ).  nais  elles  n'étaient  plus  noires  comme 
depuis  vingt  ans  :  le  soleil  les  pénétrait,  et,  au  lieu  de  la  nuit  épaisse, 
c'était,  devant  l'œil  du  malade,  la  vapeur  transparente  du  matin. 

Bourriette  continua  de  prier  et  de  laver  son  œil  droit  de  cette  eau  bien- 
faisante. Le  jour  grandissait  peu  à  peu  sous  son  regard  et  il  distinguait 
nettement  les  objets. 

Le  lendemain  ou  le  surlendemain,  il  rencontre  sur  la  place  publique  de 
Lourdes,  M.  le  docteur  Dozous  qui  n'avait  cessé  de  lui  donner  des  soins 
depuis  l'origine  de  sa  maladie.     Il  court  à  lui  : 

— Je  suis  guéri,  lui  dit-il. 

— Pas  possible  !  s'écrie  le  médecin.  Vous  avez  une  lésion  organique 
qui  rend  votre  mal  absolument  incurable.     Le  traitement  que  je  vous  fais 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  -  6T 

suivre  a  pour  but  de  calmer  vos  douleurs,  mais  ne  peut  pas  vous  rendre  la 

vue. 

— Ce  n'est  pas  vous  qui  m'avez  gudri,  répond  avec  émotion  le  carrier, 

c'est  la  Sainte  Vierge  de  la  Grotte. 

L'homme  de  la  science  humaine  haussa  les  épaules  : 

— Que  Bernadette  ait  des  extases  inexplicables,  cela  est  sûr  ;  car  je 
l'ai  vérifié  avec  une  infatigable  attention.  Mais  que  l'eau  jaillie  à  la 
Grotte  par  je  ne  sais  quelle  cause  inconnue,  guérisse  subitement  des  maux 
incurables,  ce  n'est  pas  possible. 

Cela  disant,  il  tire  un  agenda  de  sa  poche  et  écrit  quelques  mots  au 
crayon. 

Puis  d'une  main,  il  ferme  l'œil  gauche  de  Bourriette,  c'est-à-dire  l'œil 
valide  par  oii  ce  dernier  pouvait  voir,  et  présente  à  l'œil  droit,  qu'il  savait 
entièrement  privé  de  la  vue,  la  petite  phrase  qu'il  venait  d'écrire. 

— Si  vous  pouvez  lire  ceci  je  vous  croirai,  dit  d'un  air  triomphant  l'érai- 
nent  docteur,  qui  se  sentait  fort  de  sa  grande  science  et  de  sa  profonde 
expérience  médicale. 

Les  gens  qui  se  promenaient  sur  la  place  s'étaient  groupés  autour  d'eux. 

Bourriette,  de  son  œil  naguère  mort,  regarde  ce  papier  et  il  iit  aussitôt, 
sans  la  moindre  hésitation  : 

"  Bourriette  a  une  amaurose  incurable,  et  il  ne  guérira  jamais." 

La  foudre,  tombant  aux  pieds  du  savant  médecin,  ne  l'eût  pas  plus  stu- 
péfait que  la  voix  de  Bcurriette  Usant  ainsi,  paisiblement  et  sans  effort, 
l'unique  hgne  d'une  écriture  fine,  tracée  légèrement  au  crayon  sur  la  page 
de  l'agenda. 

M.  le  docteur  Dozous  était  plus  qu'un  homme  de  science,  c'était  un 
homme  de  conscience.  Il  reconnut  franchement  et  proclama  sans  hésiter; 
dans  cette  guérison  soudaine  d'un  mal  incurable,  l'action  d'une  puissance 
supérieure. 

— Je  ne  puis  le  nier,  disait-il,  c'est  un  Miracle,  un  vrai  Miracle,  n'en 
déplaise  à  moi-même  et  à  mes  confrères  de  la  Faculté.  Cela  me  renverse: 
mais  il  faut  bien  So'  soumettre  à  la  voix  impérieuse  d'un  fait  si  évident  et  si 
en  dehors  de  tout  ce  que  peut  la  pauvre  science  humaine. 

M,  le  docteur  Vergez,  de  ïarbes,  professeur  agré.^é  de  la  Faculté  de 
Montpellier,  médecin  des  eaux  de  Baréges,  appelé  à  se  prononcer  sur  cet 
événement,  ne  put  s'empêcher  d'y  voir  également,  de  la  façon  la  plus  indé- 
niable, le  caractère  surnaturel.  (1.) 

Nous  l'avons  dit,  l'état  de  Bourriette  était  notoire  depuis  vingt  ans,  et 
ce  pauvre  homme  était  connu  de  presque  tout  le  monde.  La  guérison 
merveilleuse  n'avait  d'ailleurs  fait  disparaître  ni  les  traces  profondes,  ni 

(1.)  Les  conclusions  écrites  de  ces  deux  médecins,  tous  deux  encore  vivants  ainsi  que 
Louis  Bourriette,  furent  consignées  par  eux  dans  deux  rapports  détaillés  et  isolés  l'un  de 
l'autre  qui  leur  furent  demandés  plus  tard  par  la  Commission  Episooj'ale  chargée  d'ex- 
Aminer  les  événements  de  Lourdes. 


68  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

les  cicatrices  de  son  terrible  mal,  de  sorte  que  chacun  pouvait  vérifier  le 
Miracle  qui  venait  de  s'accomplir.  Le  carrier,  pres(i[ue  fou  de  joie,  en 
racontait  les  détails  à  qui  voulait  l'entendre. 

Il  n'était  pas  le  seul  à  faire  éclater  ainsi  le  témoignage  d'un  bonheur 
inespéré  et  l'expression  de  la  reconnaissance.  Des  faits  de  même  nature 
s'étaient  produits  dans  d'autres  maisons  de  la  ville.  Plusieurs  personnes 
de  Lourdes,  Marie  Daube,  Bcrnarde  Soubie,  Fabien  Baron,  avaient  tout 
à  coup  quitté  leur  lit  de  douleur  oii  les  retenaient,  depuis  des  années, 
diverses  maladies  incurables,  et  ils  proclamaient  publiquement  leur  guéri- 
son  par  l'eau  de  la  Grotte.  La  main  de  Jeanne  Crassus,  paralysée  depuis 
dix  ans,  s'était  redressée  et  avait  retrouvé  la  plénitude  de  la  vie  dans  Teau 
miraculeuse.   (1.) 

La  précision  des  faits  succédait  donc,  parmi  les  récits  qui  se  faisaient, 
aux  vagues  rumeurs  du  premier  moment.  L'exaltation  dos  populations 
était  des  plus  grandes,  exaltation  touchante  et  bonne,  qui  se  traduisait 
dans  l'église  par  des  prières  ferventes,  autour  de  la  Grotte  par  des  can- 
tiques d'actions  de  grâces  éclatant  sur  les  lèvres  des  pèlerins. 

Vers  le  soir,  un  grand  nombre  d'ouvriers  de  l'association  des  carriers, 
dont  Bourrictte  f\\isait  partie,  se  rendirent  aux  Roches  Massabielle  et  tra- 
cèrent dans  le  tertre  escarpé  qui  se  trouvait  contre  la  Grotte  un  sentier 
pour  les  visiteurs.  Devant  le  trou  d'oii  la  Source,  déjà,  très-forte,  jaillis- 
sait, ils  placèrent  une  rigole  de  bois,  au-dessous  de  lac^uelie  ils  creusèrent 
un  petit  réservoir  ovale,  d  un  pied  et  demi  de  profondeur  environ,  ayant  à 
peu  près  la  forme  et  la  longeur  d'un  berceau  d'enfant. 

L'enthousiasme  croissait  d'instant  en  instant.  Les  multitudes  allaient 
et  venaient  sur  le  chemin  de  la  Source  miraculeuse.  Après  le  coucher  du 
soleil,  quand  commencèrent  à  tomber  sur  la  terre  les  premières  ombres  de 
la  nuit,  on  vit  que  la  même  penaée  était  venue  à  une  foule  d'âmes  croyantes, 
et  la  Grotte  s'illumina  tout  à  coup  de  mille  feux.  Les  pauvres,  les  riches, 
les  enfants,  les  femmes,  les  hommes  avaient  spontanément  apporté  des 
bougies  et  des  cierges.  Durant  toute  la  nuit,  on  put  voir  de  l'autre  cuté 
du  Gave  rayonner  cette  lueur  claire  et  douce,  ces  miniers  de  petits  flam- 
beaux placés  çà  et  là  sans  ordre  et  répondant  sur  la  terre  au  scintillement 
et  à  l'éclat  des  étoiles  qui  parsemaient  le  firmament. 

Il  ne  se  trouvait  parmi  ces  peuples  ni  prêtres,  ni  pontifes,  ni  chefs  d'au- 
cune sorte  ;  et  pourtant,  sans  que  nul  eût  fait  aucun  signe,  au  moment  où 
l'illumination  éclaira  la  Grotte  et  les  rochers,  se  reflétant  toute  tremblante 
dans  le  petit  réservoir  de  la  Source,  toutes  les  voix  s'élevèrent  en  même 
temps  et  se  confondirent  en  un  chant  unanime.  Les  litanies  de  la  Sainte 
Vierge  se  firent  entendre,  interrompant  le  silence  du  soir  pour  célébrer  la 
Mère   admirable,  devant  ce  trône  rustique  où  sa  sagesse  avait  daigné 

(1.)  Le  caractère  de  ces  diverses  guérisons  a  été  officiellement  coataté  dnas  les  rap 
ports  uiédicaux  adressés  à.  la  Commissiua  Epiicopale. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  69 

-apparaître,  afin  de  combler  de  joie  tous  les  cœurs  chrétiens.  Mater  ad- 
mirahilis^  Sedcs  Sapientiœ,  Causa  nostrœ  lœtitiœ,  ora  pro  nohis. 

C'était  l'heure  où  les  délassements  du  soir  rassemblaient  au  cercle  et 
autour  de  la  table  des  cafés  les  ennemis  de  la  Superstition.  Le  trouble 
était  grand  dans  ce  sanhédrin. 

— 11  n'y  a  jamais  eu  de  source  en  cet  endroit,  s'écriait  l'une  des  plus 
fortes  têtes.  C'est  une  flaque  d'eau,  formée  je  ne  sais  comment  à  la  suite 
de  quelque  infiltration  accidentelle,  et  qui  aura  été  découverte  par  le  plus 
grand  des  hasards,  lorsque  Bernadette  a  fouillé  le  sol.  Rien  n'est  plus 
naturel. 

I 

— Evidemment,  répondait-on  de  toutes  parts. 

— Cependant,  hasardait  quelqu'un,  on  prétend  que  l'eau  coule. 

— Pas  le  moins  du  monde,  s'écriaient  plusieurs  voix.  Nous  y  sommes 
allés  ;  c'est  tout  simplement  une  flaque  d'eau.  Le  peuple,  avec  son  exa- 
gération, prétend  aujourd'hui  que  l'eau  coule.  Ce  n'est  pas  vrai  ;  nous 
avons  vérifié  la  chose  hier,  dès  les  premiers  bruits,  et  ce  n'est  qu'une  mare 
boueuse. 

Ces  déclarations  suffirent  et  prirent  consistance  dans  le  monde  philoso- 
phique et  savant.  Ce  fut  la  version  officielle,  acceptée,  certaine,  incontes- 
table. Telle  est  même  chez  les  incrédules  la  crédulité  à  tout  ce  qui  semble 
servir  leur  thèse,  telle  est  en  ces  matières  l'absence  complète  d'examen 
chez  ces  sectateurs  du  Libre  Examen,  telle  est  l'obstination  de  leur  parti 
pris-  contre  les  faits  les  plus  patents,  qu'un  mois  et  demi  après  cette  époque 
et  malgré  l'écrasante  évidence  d'une  Fontaine  puissante  et  fournissant, 
comme  chacun  peut  le  vérifier^  plus  de  CENT  MILLE  LITRES  par  jour, 
cette  négation  absolue  de  toute  source,  cette  version  impudente  de  "  la 
mare  "  avait  cours  et  s'imprimait  encore  auiacieusement  dans  les  journaux 

de  la  pensée  indépendante.  Ce  serait  à  ne  pas  le  croire,  si  au  hasard 
nous  n'en  donnions  en  note,  au  bas  de  la  page,  une  preuve  tirée  du  journal 
officiel  du  Département.  * 

Quant  aux  guérisons,  on  les  niait  provisoirement,  comme  on  niait  la 
Source.  Toutes,  sans  exception,  étaient  absolument  repoussées  avec  des 
haussements  d'épaules  et  des  rires  bruyants,  comme  l'était  celle  de  Louis 
Bourriette. 

— Bourriatte  n'est  pas  guéri,  disait  l'un. 

•  UEre  impériale  imprimait  ceci  sur  le  numéro  du  10  avril,  c'est-d-dire  six  semaines 
après  le  jaillissement  de  la  Source,  dans  un  article  sur  la  Grotte  au  sujet  de  la  chapelle 
qu'il  était  déjà  question  d"y  construire  : 

"  Pour  élever  un  saint  édifice,  on  pourrait  choisir  une  autre  cause  que  les  déclarations 
"  d'une  fillette  hallucinée,  et  un  autre  lieu  que  LA  MARE  où  elle  fait  sa  toilette." 

L'auteur  de  ce  livre  a  voulu  se  rendre  un  compte  exact  de  la  puissance  de  cette  Source 
miraculeuse.  Il  en  a  fait  lui-même  mesurer  le  débit  sous  ses  yeux.  Par  ses  trois  tuyaux  et 
par  le  canal  qui  conduit  à  la  piscine  elle  donne  85  litres  par  minute,  soit  par  heure,  5,100 
litres  et  par  jour,  122,400  litres.  Voilà  ce  qu'on  eut  l'incroyable  impudence  d'appeler  un 
suintement  et  une  mare  f 


70  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

— Il  n'a  jamais  éi6  malade,  r(ipondait  l'autre. 

— Il  s'imagine  être  guéri  :  il  croit  j  voir,  insinuait  un  jeune  homme  de 
l'école  de  M.  Renan. 

— L'imagination  a  quelquefois  sur  les  n  3rf3  un  effet  surprenant,  répon- 
dait un  physiologiste. 

— Bourriette  n'existe  pas,  s'écriait  brutalement  un  nouveau  venu,  plus 
radical. 

Ces  quatre  ou  cinq  formules  résumaient  l'attitude  des  tOtes  philoso- 
phiques, au  sujet  de  ces  guérisons  extraordinaires  dont  la  pauvre  multitude 
faisait  tant  de  bruit. 

On  s'étonnait  que  des  hommes  sérieux  et  instruits  comme  M.  Dufo,  à 
cette  époque  bâtonnier  de  Tordre  des  avocats  ;  comme  le  docteur  Dozous, 
comme  M.  Estrade,  comme  le  commandant  de  la  garnison,  comme  l'inten- 
dant militaire  en  retraite,  M.  de  Laffite,  eussent  l'inconcevable  faiblesse  de 
se  laisser  séduire  par  tout  ce  qui  se  passait. 

Durant  ce  jour  si  chargé  d'événements,  Bernadette  avait  été  appelée 
dans  la  chambre  du  Tribunal,  avant  ou  après  l'audience,  et  la  dialectique 
exercée  du  Procureur  Impérial,  du  Substitut  et  des  Juges,  avait  été  aussi 
impuissante  à  la  faire  varier  ou  se  contredire  que  l'avait  été  le  génie  de 
M.  Jacomet. 

Le  Procureur  Impérial,  suivi  de  son  Substitut,  s'était  déjà  prononcé 
depuis  plusieurs  jours,  et  rien  ne  pouvait  ébranler  la  fermeté  de  son  esprit. 
Il  déplorait  l'envahissement  du  fanatisme,  et  il  était  résolu  à  foire  éner- 
giquement  son  devoir.  Par  je  ne  sais  quelle  circonstance,  bien  étrange 
en  un  pareil  concours  de  monde,  aucun  désordre  ne  se  produisait  cepen- 
dant, et  le  zèle  louable  de  M.  le  Procureur  Impérial  était  condamné  à  une 
complète  inaction  et  à  une  attitude  expectante.  Au  milieu  de  ce  vaste 
mouvement  d'hommes  et  d'idées  qui  mettait  en  émoi  tout  le  pays,  il  semble 
qu'une  main  invisible  protégeât  ces  foules  innombrables  et  les  empêchât 
de  donner,  même  innocemment,  un  prétexte  à  l'immixtion  violente  des 
gens  de  la  Justice,  de  la  Police  ou  de  l'Administration.  Qu'ils  le  vou- 
lussent ou  non,  ces  personnages  redoutables  avaient  pour  un  temps  les 
mains  liées,  et  elles  ne  devaient  être  déliées  qu'au  moment  où  la  mysté- 
rieuse Apparition  de  la  Grotte  aurait  achevé  son  œuvre.  Elles  pouvaient 
donc  venir  en  toute  sécurité,  ces  multitudes,  si  immenses  à  l'œil  du  corps 
qui  les  voyait  accourir  de  tous  les  cotés  de  l'horizon,  si  petites  à  l'œil  de 
l'esprit  qui  les  compare  aux  milHons  d'hommes  que  l'avenir  devait  amener 
là  en  pèlerinage.  Une  égide  invisible  défendait  de  tout  péril  ces  premiers 
appelés  par  la  Vierge  :  Nolite  timere,  pusillus  grex. 

Les  ennemis  de  la  Superstition  firent  les  plus  instantes  démarches 
auprès  du  Maire  de  Lourdes,  pour  le  décider  à  interdire  par  un  Arrêté 
tout  accès  aux  Roches  Massabielle,  lesquelles  faisaient  partie  d'un  terrain 
appartenant  à  la  commune.     Un  tel  Arrêté,  pensaient-ils,  serait  inévita- 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  71 

blement  violé  par  la  passion  populaire,  donnerait  lieu  à  des  procès-verbaux 
sans  nombre  :  il  y  aurait  des  résistances,  on  opérerait  des  arrestations  ; 
et,  une  fois  entrée  dans  l'affaire,  l'Autorité  judiciaire,  policière  et  admi- 
nistrative, aurait  aisément  raison  de  tout,  car  elle  aurait  pour  la  soutenir 
toutes  les  forces  de  l'Etat. 

M.  Lacadé,  maire  de  Lourdes,  était  un  très-humble  et  très-excellent 
homme,  jouissant  de  la  considération  publique  et  la  méritant.  Chacun 
dans  la  ville  de  Lourdes  rendait  justice  à  ses  rares  qualités  personnelles, 
et  ses  ennemis  ou  ses  jaloux,  dans  leurs  propos  les  plus  excessifs,  ne  lui 
reprochaient  qu'une  certaine  timidité  à  prendre,  entre  les  parties  extrêmes? 
une  attitude  tranchée,  et  un  peu  trop  d'attachement  à  ses  fonctions  de 
Maire,  qu'il  remplissait  d'ailleurs,  au  dire  de  tous,  avec  une  réelle  supé- 
riorité. 

Il  se  refusa  à  prendre  l'Arrêté  qu'on  sollicitait  de  lui. 

—  Je  ne  sais,  au  milieu  de  tant  do  clameurs,  où  est  la  vérité,  répondait- 
il,  et  je  n'ai  à  prononcer  ni  pour,  ni  contre.  Je  laisse  faire  tant  qu'il  n'y  a 
pas  de  désordre.  C'est  à  l'Evèque  à  trancher  la  question  religions'^,  c'est 
au  Préfet  à  décider  les  mesures  qui  ressortent  de  l'Administration. 
Pour  moi,  je  veux,  autant  que  possible,  rester  en-dehors  de  tout  cela,  et  je 
n'agirai,  comme  Maire,  que  sur  l'ordre  exprès  du  Préfet. 

Tel  fut,  sinon  le  texte,  du  moins  le  sens  de  sa  réponse  aux  obsessions 
dont  il  était  l'objet  de  la  part  des  bons  philosophes  de  ce  pays,  semblables 
en  cela,  vis-à-vis  des  croyances  chrétiennes,  aux  philosophes  de  tous  les 
pays.  La  prétendue  liberté  de  pei'ser  tolère  rarement  la  liberté  de 
croire. 

Lors  du  jaillissement  de  la  Source,  l'Apparition  n'avait  point  réitéré  à 
Bernadette  l'ordre  d'aller  demander  aux  prêtres  l'élévation  d'une  chapelle. 
Le  lendemain,  comme  nous  l'avons  raconté,  la  Vision  ne  s'était  point  ma- 
nifestée, de  sorte  (^ue,  depuis  ce  moment,  Bernadette  n'avait  point  paru 
au  presbytère.  Le  Clergé,  malgré  la  marée  montante  de  la  foi  populaire, 
malgré  les  croissantes  rumeurs  de  miracles  qui  s'élevaient  de  la  foule,  le 
Clergé  continuait  de  demeurer  étranger  à  toutes  les  manifestations 
enthousiastes  qui  se  faisaient  autour  de  la  Grotte. 

—  Attendons  I  disait-il.  Dans  les  choses  humaines,  c'est  assez  d"ètre 
une  fois  prudent.     Il  faut  l'être  septante  fois  dans  les  choses  de  Dieu. 

Pas  un  prêtre  n'apparaissait  en  conséquence  dans  l'incessante  procession 
qui  se  rendait  à  la  Source  miraculeuse. 

Donc, — le  Clergé  se  faisait  une  loi  de  rester  à  l'écart,  l'autorité  muni- 
cipale refusant  d'agir  et  d'opposer  son  veto, — le  mouvement  populaire 
suivait  son  libre  cours  et  grossissait  comme  les  fleuves  de  ces  contrées 
à  la  fonte  des  neiges.  Il  débordait  de  toutes  parts,  montant,  montant 
toujours  et  couvrant  les  campagnes  de  ses  innombrables  flots.  Les  par- 
tisans de  la  compression  commen(;aient  à  sentir  leur  impuissance  contre  un 


Tf  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

si  formidable  courant,  et  à  voir  clairement  que  toute  résistance  eût  6té 
emportée  comme  une  digue  de  paille  par  cette  soudaine  et  puissante  irrup- 
tion. Ils  durent  se  résigner  à  laisser  passer  librement  ces  multitudes,  in- 
visiblement  soulevées  et  mises  en  marche  par  le  souffle  de  Dieu. 

A  la  Grotte,  malgré  cet  immense  concours  de  peuple,  tout  continuait  de 
se  passer  avec  le  plus  grand  ordre.  On  puisait  à  la  Source,  on  chantait 
des  cantiques,  on  priait. 

Les  soldats  de  la  garnison,  émus  comme  tout  le  peuple  de  ces  pays, 
avoient  demandé  au  Commandant  du  fort  la  permission  d'aller,  eux  aussi, 
aux  Roches  de  Massabielle.  Avec  l'instinct  de  discipline  développé  en 
eux  par  le  régime  militaire,  ils  veillaient  d'eux-mêmes  à  éviter  l'encombre- 
ment, à  laisser  libres  certains  passages,  à  empêcher  la  foule  de  se  trop 
avancer  sur  les  rives  périlleuses  du  Gave  ;  ils  s'employaient  de  coté  et 
d'autre,  prenant  spontanément  'me  certaine  autorité  que  personne,  avec 
raison,  ne  songeait  à  leur  contester. 

Quelques  jours  s'écoulèrent  ainsi,  pendant  lesquels  l'Apparition  se  ma- 
nifesta sans  aucune  particularité  nouvelle,  sinon  que  la  Source  grandissait 
toujours  et  que  les  guérisons  miraculeuses  se  multipliaient  de  plus  en  plus. 
Il  y  eut  dans  le  camp  de  la  Libre  Pensée  un  moment  de  stupeur  profonde. 
Les  faits  devenaient  si  nombreux,  si  constatés,  si  patents,  qu'à  chaque 
instant  des  défections  avaient  lieu  parmi  des  incrédules.  Les  meilleurs  et 
les  plus  droits  se  laissaient  gagner  par  l'évidence.  Toutefois,  il  restait  un 
indestructible  noyau  d'esprits  se  disant  forts,  et  dont  la  force  consistait  à 
se  roidir  contre  les  preuves  et  à  refuser  de  se  rendre  à  la  en  '.  Cela 
semblerait  impossible  si  l'univers  entier  ne  savait  qu'une  |.  .*nde  pui'oe  du 
peuple  juif  a  résisté  aux  mu-acles  même  de  Jésus-Christ  dt  des  Apôtres, 
et  qu'il  a  fallu  quatre  siècles  de  prodiges  pour  ouvrir  complètement  les 
yeux  au  monde  païen. 


LIVRE   QUATRIEME. 

Le  Clergé  et  l'Adminislration. — Monseigneur  Laurence. — M.  le  baron  Massy.— Tentative 
d'intimidation. — Le  dernier  jour  de  la  Quinzaine. — Les  immenses  multitudes. — Sym- 
bolisme.— Croisine  et  Justin  Bouhohorts. — Guérisons.— 'Attitude  des  philosophes. — 
Benc îte  Caseaux  j  Blaiseite  Soupenne. — Apparition  du  25  mars  :  llmmaculée  Con- 
ception. 

Le  2  mars,  Bernadette  se  rendit  de  nouveau  auprès  de  M.  le  Curé  de 
Lourdes  et  lui  parla  une  seconde  fois  au  nom  de  l'Apparition. 

—  Elle  veut  qu'on  construise  une  chapelle  et  qu'on  fasse  à  la  Grotte 
des  processions,  dit  l'enfant. 

Les  faits  avaient  marché,  la  Source  avait  jailli,  les  guérisons  avaient  eu 
lieu,  les  miracles  étaient  venus  témoigner  au  nom  de  Dieu  de  U  véracité 
do  Barnadette.     Le  prêtre  n'avait  plus  de  preuves  à  demander  :  il  n'en 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  73 

demanda  point,    Sa  conviction  était  faite.    Le  doute  ne  pouvait  désormais 
effleurer  sa  foi. 

La  *'  Dame  "  invisible  de  la  Grotte  n'avait  point  dit  son  nom.  Mais 
l'homme  de  Dieu  l'avait  déjà  reconnue  à  stîs  bienfaits  maternels,  et  peut- 
être  ajoutait-il  déjà  à  ses  prières  :  "  Notre-Dame  de  Lourdes,  priez  pour 
nous." 

Toutefois,  malgré  le  secret  enthousiasme  qui  remplissait  son  cœur  ardent 
au  spectacle  de  ces  grandes  choses,  il  avait,  par  une  rare  prudence,  su 
contenir  l'expression  prématurée  des  sentiments  profonds  et  doux  dont  il 
était  agité  à  la  pensée  que  la  Reine  du  Ciel  était  descendue  parmi  l'humble 
troupeau  de  ses  paroissiens  ;  et  il  avait  maintenu  vis-à-vis  de  son  clergé 
la  défens''  1  ;._•  ^1^'^  d'aller  à  la  Grotte. 

—  Je  le  "f .;.,  ;'\  '1  à  Bernadette,  lorsqu'elle  se  présenta  de  nouveau 
devant  lui.  '^x^'a  r  que  tu  me  demandes  au  nom  de  l'Apparition  ne 
dépend  pas  de  n^l.  ^  ela  dépend  de  ISIgr.  l'éveque  que  j'ai  déjà  instruit 
de  ce  qui  se  passe.  Je  vais  me  rendre  auprès  de  lui  et  lui  faire  part  de 
cette  nouvelle  démarche.     C'est  à  lui  seul  (ju'il  appartient  d'agir. 

Mgr.  Bertrand-Sévère  Laurence,  évêque  de  Tarbes,  était,  par  sa  per- 
sonne autant  que  par  sa  dignité,  l'homme  du  Diocèse.  Il  y  était  né,  il  y 
avait  été  élevé,  il  y  avait  grandi.  Porté  rapidement  par  son  mérite  aux 
plus  importantes  fonctions  ecclésiastiques,  il  avait  été  successivement  Supé- 
rieur du  Petit  Séminaire  de  Saint-Pé,  qu'il  avait  fondé.  Supérieur  du 
Gran.*  Séminaire  et  Vicaire-général. 

Presque  tous  les  prêtres  du  diocèse  avaient  été  ses  élèves.  Il  avait  été 
leur  Maître  avant  d'être  leur  Evéque  ;  et,  à  l'un  ou  à  l'autre  de  ces 
titres,  il  les  dirigeait  depuis  près  de  quarante  années. 

L  harmonie  profonde,  la  grande  unité  d'âme  et  d'esprit  qui  régnaient, 
par  suite  de  ces  circonstances,  entre  l'ancien  supérieur  des  séminaires  et 
le  clergé  qu'il  avait  formé  lui-même  à  la  vie  sacerdotale,  avaient  même 
été  l'une  '^s  causes  «  e  sa  pr<  m )tion  à  l'épiscopat.  Lorsque,  douze  ans 
auparavant,  le  siège  de  Tarbes  était  devenu  vacant  par  la  mort  de  Mgr* 
Double,  le  nom  de  M.  l'abbé  Laurence  se  trouva  dans  toutes  les  bouches. 
Un  grand  nombre  s'émurent  du  même  désir  et  de  la  même  espérance,  et 
signèrent  une  pétition  pour  demander  la  nomination  de  M.  Laurence  au 
siégode  Tarbes.  L'éveque,  comme  cela  était  arnvé  souvent  dans  la  pri- 
mitive EgHse,  fut  ainsi  désigné  et  porté  par  le  Sutfrage  à  ce  rang  éininent. 
Raconter  ces  choses,  c'est  dire  que  Mgr.  Laurence  et  son  clergé  formaient, 
ce  qu.  devrait  être  partout  e*"  toujours,  une  grande  fiimille  chrétienne. 

Toute  la  chaleur  de  cette  nature  s'était  concentrée  dans  ce  cœur  pater- 
nel et  excellent  qui  .'était  fait  tout  à  tous.  Par  un  contraste  qui  n'était 
point  une  o))positioi  i  tête  était  fro>  ■•  :t  soumettait  toutes  choses  à  l'exa- 
men d'une  mipassiblt  i-aison.  L'inteiiigence  du  prélat,  bien  que  naturelle- 
ment ouverte  sur  tous  les  horizons  de  l'esprit,  avait  une  tendance  easen- 


f^  NOTRE-DAME  DE    LOURDES. 

tiellemcnt  pratique.  Personne  DQoins  que  lui  n'était  accessible  aux  illu- 
sions de  l'imagination  et  aux  entraînements  d'un  enthousiasme  irréfléchi. 
Il  se  défiait  des  natures  ardentes  et  exagérées.  Pour  le  convaincre,  les 
arguments  passionnés  étaient  inutiles.  Si  le  sentiment  dirigeait  son  cœur, 
la  raison  seule  était  la  loi  de  son  intelligence. 

L'Eveque,  avant  d'agir,  pesait  avec  un  soin  extrême  non-seulement  ses 
actes  en  eux-mêmes,  mais  aussi  toutes  leurs  conséquences.  De  là  parfois 
une  certaine  lenteur  à  se  prononcer  dans  les  affaires  graves,  lenteur  ayant 
pour  principe,  non  point  sans  doute  l'indécision  du  caractère,  mais  la 
sa^-esse  de  l'esprit  qui  voulait  se  rendre  compte  et  se  déterminer  en  pleine 
connaissance  de  cause.  Sachant  d'ailleurs  que  la  vérité  est  éternelle  et 
que  son  jour  arrive  infailliblement,  il  avait  cette  vertu,  l'une  des  plus 
rares  qui  soient  au  monde  :  la  patience.     Mgr  Laurence  savait  attendre. 

Doué  d'une  rare  sagacité  d'observation,  Mgr  Laurence  connaissait  les 
hommes  et  possédait  à  un  haut  degré  Tart  difficile  de  les  manier  et  de  les 
conduire.  A  moins  que  la  religion  ne  fut  en  jeu  et  qu'une  cause  particu- 
lière n'exigeât  un  éclat,  il  évitait  avec  soin  les  froissements,  les  désaccords 
et  les  conflits,  car  il  savait  que  faire  des  ennemis  à  l'Evèque  c'était,  sui- 
vant la  pente  ordinaire  du  cœur  humain,  faire  des  ennemis  à  l'épiscopat  et 
à  la  religion.  Sa  prudence  était  extrême.  Ayant,  d'\ns  toute  l'étendue 
d'un  diocèse,  à  diriger  la  barque  de  Pierre,  il  était  plein  du  sentiment  de 
sa  responsabilité.  Attentif  à  l'état  de  la  mer  et  au  souffle  du  vent,  ii 
reirardait  souvent  au  fond  de  l'eau  et  était  soigneux  à  éviter  les  écueils. 

Administrateur  remarqual)le,  homme  d'ordre  et  de  discipline,  réunissant 
en  sa  personne  la  sim['licité  de  l'apotre  à  la  prudence  du  diplomate,  il  avait 
été  de  tout  temps,  depuis  le  règne  de  Louis-Philippe  jusqu'au  second 
Empire,  tenu  en  très-haute  appréciation  par  les  divers  gouvernements  qui 
s'étaient  succédé.  Quand  Mgr  Laurence  demandait  une  chose,  un  savait 
à  l'avance,  dans  les  régions  du  poiivoir,  que  cette  chose  était  certainement 
juste  et  très-prubabldment  nécessaire,  et  on  ne  la  refusait  jamais. 

C'est  ainsi  que  depuis  longtemps,  dans  ce  diocèse  pyrénéen,  l'autorité 
spirituelle  et  l'autorité  temporelle  vivaient  dans  le  plus  i^rHiit  accord, 
lorsque  survinrent,  à  Lourdes,  les  événements  miraculeux  (pii  font  r<;»jet 
de  cette  histoire. 

M.  rabl)é  Peyramale  exposa  i\  l'Evêque  les  faits  surprenants  dont  la 
Grotte  de  Massabiellc  et  la  ville  de  Lourdes  étaient  le  théâtre  depuis  bien- 
tôt trois  semaines.  Il  racontii  les  extases  et  les  visions  de  Bernadette,  les 
paroles  de  l'Apparition,  le  jaillissement  de  la  Source,  les  guérisons  sou- 
daines, l'émotion  universelle. 

Habitué  à  voir  la  vérité  descendre  hiérarchiquement  des  hauteurs  du 
Vatican,  Mgr.  Laurence  était  peu  disposé  à  recevoir  et  à  accepter  sans 
mûr  examen  un  message  céleste  apporté  tout  à  coup,  en  dehors  des  règles 
ordinaires,  par  une  [letite  paysanne  illettrée. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  tS 

Il  était  trop  versé  cependant  dans  tout  ce  qui  touche  à  l'histoire  de  lE- 
glise  pour  opposer  une  négation  absolue  à  un  fait  qui  avait,  après  tout,  des 
analogues  dans  les  annales  séculaires  du  Catholicisme,  mais  il  était  en 
même  temps  trop  tourné  vers  la  pratique,  pour  ne  pas  être  diflScile  à  con- 
vaincre. Les  Evêqu'  s  sont  les  successeurs  des  Apôtres.  Mgr.  Laurence 
était  un  apôtre  et  un  saint  apôtre  :  c'était  saint  Thomas.  Il  voulait  voir 
avant  de  croire  ;  et  cela  était  heureux,  car  lorsque  l'Evêque  croyait,  tout 
le  monde  savait  qu'on  pouvait  croire  en  toute  sécurité  avec  lui,  et  que  la 
preuve  avait  dû  être  faite  avec  la  dernière  clarté. 

De  la  plupart  des  faits  qu'il  racontait,  M.  le  Curé  de  Lourdes  n'avait 
pas  été  le  témoin  direct  ;  et  à  cause  de  la  réserve  qu'il  avait  imposée  au 
clerf'é,  il  n'avait  à  invoquer  devant  Sa  Grandeur  que  des  déclarations  do 
tierces  personnes,  de  personnes  laïques,  dont  quelques-unes  même,  scep- 
tiques ou  indifférentes  en  matière  de  religion,  ne  suivaient  point  les  pra- 
tiques de  l'Eglise. 

Eu  outre,  au  miUeu  de  tant  de  récits  qui  lui  avaient  été  faits,  de  la  mul- 
tiplicité et  de  la  confusion  de  tant  d'incidents,  des  inévitables  lacunes  de 
ses  informations,  des  bruits  sans  nombre  qui  couraient,  il  lui  était  impossible 
de  se  rendre  compte  à  lui-même  et  de  faire  ressortir  la  marche  logique  et 
providentielle  des  événements,  avec  la  méthode  qu'il  est  si  aisé  d'y  mettre 
aujourd'hui.  Il  en  est  des  faits  de  l'ordre  moral  comme  de  certains  objets 
de  l'ordre  physique  :  il  faut  s'en  éloigner  pour  se  mettre  au  vrai  point  de 
vue.  L'abbé  Peyramale  pouvait  bien  analyser  plusieurs  détails  de  ce  qui 
s'accomplissait  sous  ses  yeux  ;  mais,  à  cette  époque,  il  n'était  donné  ni  à 
rEvê(|ue  ni  à  lui  d'en  voir  l'ensemble  et  d'en  remarcpicr  l'admirable  syn- 
thèse :  ils  étaient  trop  près  des  événements. 

Mgr.  Laurence  ne  se  prononça  point.  Plus  sage  en  cela  que  Thomas, 
il  se  garda  bien  de  nier  ;  car  il  savait  que  de  semblables  choses,  quoi(|ue  . 
fort  rares,  étaient  possibles.  Comme  évêque,  il  avait  besoin  de  documents 
et  d'attestations  d'une  irrécusable  authenticité,  et  les  preuves  de  seconde 
main  qu'il  recevait  de  M-  le  Curé  de  Lourdes  ne  lui  semblaient  point  suffi- 
santes. Ne  pouvait-il  pas  y  avoir  queliju'illusion  dans  l'eaprit  de  l'enfant? 
quelqu'exagération  dans  les  récits  de  la  foule  ?  De  bonnes  âmes  ne  s'é 
taient-elles  point  laissé  quehpiefois  tromper  par  de  faux  miracles,  soit  qu'ils 
provinssent  de  l'imposture,  de  l'hallucination  ou  des  artifices  du  Mauvais  ? 
Toutes  ces  questions  se  posaient  d'elles-mêmes  et  lui  fesaient  Ui.  revoir  de 
procéder  avec  une  extrême  prudence. 

L'idée  de  faire  une  encpiêto  officielle  se  présentait  tout  natureîîement  à 
sa  pensée,  et  l'opinion  puî)li(pie,  désireuse  d'une  solution,  pressait  l'autorité 
épiscopale  de  prendre  officiellement  en  main  l'examen  de  cette  affaire'  et  de 
prononcer  son  jugement.  Avec  une  merveilleuse  sûreté  de  vue,  rEvê(jue 
comprit  que  l'agitation  même  des  jx^pulations  nuirait  à  la  maturité  et  ;\  la 
sûreté  de  l'enquête.  Il  eut  la  difficile  sagesse  de  résister  à  la  pression  uni- 


76  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

verselle.  Il  résolut  donc  de  laisser  les  choses  suivre  leur  cours,  de  laisser 
des  événements  nouveaux  se  produire,  et  une  évidence  éclatante  se  faire 
d'elle-même  dans  le  sens  de  la  vérité,  quelle  qu'elle  fût. 

*'  —  L'heure  n'est  point  venue  pour  l'autorité  épiscopale  de  s'occuper 
de  cette  affaire.  Pour  asseoir  le  jugement  qu'on  attend  de  mus,  il  faut 
procéder  avec  une  sage  lenteur,  se  défier  de  l'entraînement  des  premiers 
jours,  donner  le  temps  à  la  réflexion,  et  demander  des  lumières  à  une 
observation  attentive  et  éclairée  (*)."  ' 

Tel  fut  son  langage. 

Il  maintint  donc  la  défense  faite  au  Clergé  de  se  rendre  à  la  Grotte. 
Mais  en  même  temps,  de  concert  avec  M.  le  Curé  de  Lourdes,  il  prit 
toutes  sortes  de  mesures  pour  se  faire  renseigner  chaque  jour,  par  des 
témoins  d'une  loyauté  à  toute  épreuve  et  d'une  capacité  reconnue,  sur 
tout  ce  qui  se  passerait  aux  Roches  Massabielle,  et  sur  toutes  les  guérisons 
vraies  ou  fausses  qui  pourraient  encore  avoir  lieu. 

Par  suite  de  f  attitude  pleine  de  réserve  adoptée  par  Sa  Grandeur,  l'en- 
quête allait  pour  ainsi  dire  se  faire  d'elle-même  publiquement  et  contradic- 
toirement,  non  par  une  commission  de  quelques  personnes,  mais  par  l'intel" 
ligence  de  tous  et  nar  la  force  des  choses.  S'il  y  avait  dans  cette  affaire 
quelqu'crreur  ou  quelque  supercherie,  le  monde  incroyant,  si  profondément 
animé  contre  la  superstition  populaire,  ne  tarderait  pas  à  les  découvrir  et 
à  les  proclamer,  preuves  en  mains.  Si,  au  contraire,  l'événement  avait  un 
caractère  divin,  il  triompherait  seul  des  obstacles  et  montrerait  sa  vitalité 
intrinsèque  en  se  passant  de  tout  appui.  Il  n'en  aurait  alors,  aux  yeux  de 
tous  les  esprits  droits,  qu'une  autorité  plus  incontestable. 

L'Evcque  prit  donc  le  parti  de  demeurer,  quoi  qu  il  advint,  et  aussi 
longtemps  que  possible,  au  moins  quelques  mois,  dans  cette  attitude  d'ob- 
servation, et  d'attendre  pour  intervenir  que  les  événements  eux-naemes  lui 
forçassent  la  main. 

Tandis  que  l'Eveché  se  renfermait  dans  cette  extrême  circonspection, 
l'Autorité  civile,  en  présence  de  ce  qui  se  passait  à  Lourdes,  était  dans  la 

plus  grpnde  perplexité.     La  préfecture  de  Tarbes  était  occupée  par  M. 
Massy  ;  le  Ministère  des  Cultes  par  M.  Rouland. 

Catholique  sincère  mais  indépendant,  M.  le  baron  Massy,  préfet  des 
Ilautes-Pyrénées,  était  ennemi  de  la  Superstition.  Il  fai^^ait  profession  de 
croire  en  très-bon  chrétien  aux  miracles  rapportés  par  les  Evangiles  et  par 
les  Actes  des  Apôtres  ;  mais,  en  dehors  de  ces  prodiges  en  quelque  sorte 
officiels,  il  n'admettait  pas  le  Surnaturel.  Les  Miracles  ayant  été  indis- 
pensables pour  fonder  f  Eglise  et  lui  donner  l'autorité,  il  les  acceptait 
comme  une  nécessité  de  cette  époijue  de  formation. 

M.  Massy  était  donc  très-othodoxe  ;  mais,  dans  le  domaine  théori(|ue,  il 

(*)  Paroles  de  l'Ordoaaaace  readue  plus  tard  par  Mgr.  l'évè^ue  de  Tarbes. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  77 

craignait  les  envahissements  du  surnaturel.  Il  (itait  très-religieux  ;  mais, 
dans  le  domaine  pratique,  il  redoutait  les  empiétements  du  Clergé.  "  Rien 
de  trop"  était  sa  devise.  C'était  fort  bien,  mais  ceux  qui  répètent  toujours 
"  rien  de  trop"  finissent  généralement  par  faire  la  mesure  trop  étroite  et 
par  ne  pas  accorder  assez. 

L'intelligence  de  M.  Massy  était  d  ailleurs  remarquable.  Il  administrait 
avec  talent  le  département  qui  lui  était  confié.  Il  avait  une  grande  rapidité 
de  coup  d'œil  eu  jugeait  promptement  une  situation.  Malheureusement  on  a 
souvent  en  ce  monde  les  défauts  de  ses  qualités,  et  cette  précieuse  faculté 
d'intuition  spontanée  et  de  décision  l'induisait  parfois  en  erreur.  Se  confiant 
peut-être  un  peu  trop  à  la  justesse  de  son  premier  aperçu,  il  lui  advenait 
d'agir  pvématurémert.  Il  avait  alors  le  grave  défaut  de  ne  pas  savoir  recon- 
naître qu'il  s'était  trompé,  et,  malgré  la  précipitation  de  quelques-unes  de 
ces  décisions,  on  ne  le  vit  jamais  revenir  de  son  parti  pris,  soit  sur  un 
homme,  soit  sur  une  idée,  soit  sur  un  fait. 

Jusqu'à  cette  épo(i[ue  le  Préfet  et  l'Evoque  avaient  vécu  en  parfaite 
entente.  M.  Massy  était  catholique  non-seulement  dans  ses  croyances, 
mais  encore  dans  ses  pratiques.  Tout  le  monde  rendait  justice  à  la  régu- 
larité de  ses  moeurs,  à  ses  vertus  domestiques,  et  l'Eveque  l'appréciait. 
Le  Préfet  de  son  côté  ne  pouvait  s'empêcher  d'admirer  et  d'aimer  les 
émincntes  qualités  de  Mgr  Laurence.  La  prudence  de  ce  dernier,  unie 
à  sa  connaissance  des  hommes,  avait  toujours  évité  les  occasions  de  conflit 
entre  l'autorité  spirituelle  et  l'autorité  temporelle,  de  sorte  que  non-seule- 
ment la  paix  mais  la  plus  cordiale  harmonie  régnaient  entre  le  chef  du 
Diocèse  et  le  chef  du  Département. 

M.  Massy,  tenu  au  courant  des  événements  de  Lourdes  par  les  raports 
de  M.  Jacomet,  en  qui  il  avait  une  foi  véritablement  aveugle,  n'imita  pas  la 
sage  réserve  de  l'Evêiiue.  Il  se  laissa  aller  à  la  première  impression  ;  et,  rie 
croyant  on  rien  à  la  possibilité  de  telles  Apparitions  et  de  tels  Miracles, 
s'imaginant  en  lui-même  qu'il  pourrait  arrêter  dès  qu'il  lui  plairait  ce  débor- 
dement populaire,  il  se  prononça  nettement,  et  résolut  d'étouffer  dans  son 
berceau  cette  superstition  nouvelle  qui,  à  peine  née,  semblait  menacer  de 
grandir  si  rapidement.  , 

— Si  j'avais  été  préfet  de  l'Isère,  lors  des  prétendues  Apparitions  de  la 

Salette,  disait-il  souvent,  jen  aurais  bien  vite  eu  raison,  et  il  en  eiit  été  de 
cette  légende,  comme  il  en  sera  bientôt  do  celle  de  Lourdes.     Toute  cette 

fantasmagorie  va  rentrer  dans  le  néant. 

Au  lieu  d'attendre  que  l'autorité  religieuse,  qui  seule  était  compétente, 
jugeât  opportun  de  pendre  en  main  l'examen  de  cette  affaire  extraordi- 
naire, M.  le  Préfet  décida  donc  par  avance  la  question  dans  le  sens  de  ses 
préventions  anti-surnaturelles.  L'Evêque  en  sa  patience,  prenait  du  temps 
pour  dénouer  le  nœud  gordien.  M.  Massy,  dans  son  impétuosité,  trouvait 
préférable  de  le  trancher  brusquement. 


78  NOTRE-DAME    DE   LOURDES. 

Quoiqu'il  eût  résolu  à  ce  sujet  dans  son  esprit,  il  ne  pouvait  cependant 
s'empêcher  de  comprendre  que  le  fond  même  de  la  question  relevait  de 
l'autorité  épiscopale  et  nullement  du  pouvoir  civil,  et  il  ne  ^  julal  en  rien 
blesser  le  prélat  vénéré  qui  conduisait,  avec  une  sagesse  si  universellement 
reconnue,  les  affaire  du  Diocèse.  Tout  en  laissant  percer  ses  sentiments 
hostiles  contre  les  "  miracles"  de  la  Grotte  et  tout  en  les  soumettant  par  ses 
a'^ents  à  une  enquête,  il  se  borna  extérieurement  à  certaines  mesures,  qui 
pouvaient  à  la  rigueur  avoir  pour  prétexte  l'immense  concours  de  peuple 
que  le  bruit  de  ces  événements  attirait  dans  la  ville  de  Lourdes. 

Il  commença,  nous  ne  savons  trop  dans  quelle  espérance,  par  faire 
surveiller  secrètement  la  Grotte  nuit  et  jour,  comme  si  quelque  manoeuvre 
humaine  eût  pu  être  complice  de  ce  jaillissement  étrange  de  la  Source 
miraculeuse  et  son  agrandissement  progressif.  (1.) 

Le  3  mars,  d'après  les  ordres  venus  de  la  Préfecture,  le  Maire  de 
Lourdes-  M.  Lacadé,  écrivit  au  commandant  du  Fort  de  mettre  à  sa  dis- 
position les  troupes  de  la  garnison,  et  de  les  tenir  dès  le  lendemain  prêtes 
à  tout  événement  (*).  Les  soldats,  en  armes,  devaient  occuper  le  chemin 
et  les  abords  de  la  Grotte.  La  Gendarmerie  locale  et  tous  les  Officiers  de 
Police  avaient  reçu  de  semblables  instructions. 

A  quel  point  ce  menaçant  déploiement  de  forces  était-il  nécessaire  à  la 
tranquillité  publique  ?  Nous  ne  saurions   très-bien  le  comprendre.     N'y 
avait-il  pas  à  craindre,  par  ces  démonstrations  hostiles  ou  tout  au  moins 
intempestives,  par  cet  essai  d'intimidation,  d'irriter  ces  populations  jusque- 
là  si  paisibles  mais  naturellement  ard(întes,  et  émues  en  ce  moment  au  plu.i 
haut  degré  par  les  événements  que  nous  avons  racontés  ?  Ne  risquait-on 
pas  ùe  provoquer  dans  ces  âmes  si  puissamment  exaltées  par  Je  senthnent 
religieux  quelques  cris  de  colère,  quelque  mouvement,  quelque  agitation 
séditieuse  ?  Beaucoup  le  redoutaient.   D'autres  l'espéraient  peut-être  et 
comptaient  bien  que  la  multitude  donnerait  à  la  force  quelqu'occasion  d'in- 
tervenir       '  V  avait  tout  à  parier  qu'il  en  serait  ainsi. 

E'  l'attitude  inquiète  et  ombrageuse  du  monde  officiel,  la 

rer  is  faits  merveilleux  s'était  propagée  dans  toutes  les  contrées 

en  rec  une  électrique  rapidité. 

1»  rre  et  tout  le  Béarn,  déjà  agités  par  lec  r^emiers  bruits  de 

l'App  :       aient  entrés  dans  un  profond  émoi  à  la  l  uvelle  du  jaillis- 

semen  source  et  des  guérisons  miraculeuses.     Toutes  les  routes  du 

départe  étaient  couvertes  de  voyageurs,  accourant  en  grande  hâte. 

A  tout  il.  de  tous  les  cotés,  par  tous  les  chemins,  par  tous  les  sentiers 

qui  aboutisL  à  Lourdes,  arrivaient  en  foule  et  pêle-mêle  des  véhicules 
de  toute  son  -calèches,  charrettes,  chars-à-bancs,  des  cavahers,  des  pié- 
tons. 


(1)  Archives  d.       Mairie  de  Lourdes.     Lettre  du  Maire  au  Préfet. 
(•)  Ibid.  Lettre     i  Maire  au  Commandant  du  Fort.  No.  60. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  79 

La  nuit  même  ralentissait  à  peine  ce  mouvement.  Les  habitants  de  la 
Montagne  descendaient  à  la  lueur  des  étoiles  pour  se  trouver  à  la  Grotte 
dès  le  matin. 

Les  voyageurs  précédemment  arrivés  étaient,  pour  la  plupart,  restés  à 
Lourdes,  ne  voulant  rien  perdre  de  ces  scènes  extraordinaires  comme  on 
n'en  avait  certainement  point  vu  depuis  des  siècles.  Les  liotels,  les 
auberges,  les  maisons  particulières  regorgeaient  de  monde.  Il  devint 
presque  impossible  d'héberger  les  nouvelles  foules  qui  survenaient.  On 
passait  la  nuit  en  prière  devant  la  Grotte  illuminée,  afin  de  se  trouver  le 
lendemain  plus  près  de  la  Voyante. 

Le  jeudi  4  mars,  était  le  dernier  jour  de  la  Quinzaine. 

Lorsque  l'aurore  commença  à  blanchir  à  l'horizon,  une  multitude  plus 
prodigieuse  encore  que  les  jours  précédents  inondait  les  abords  de  la 
Grotte. 

Un  peintre  comme  Raphaël  ou  Michel- Ange  eût  tiré  de  ce  vivant  spec- 
tacle le  sujet  d'un  admirable  tableau. 

En  pluuieurs  endroits  les  pèlerins,  fatigués  par  le  voyage  ou  par  la 
station  de  la  nuit  s'étaient  assis  à  terre.  Il  y  en  avait  qui,  dans  leur  pré- 
voyance- avaient  avec  eux  des  havre-sacs  garnis  de  provisions.  D'autres 
portaient  en  bandouhère  une  gourde  remplie  de  vin.  Plusieurs  enfants  s'é- 
tai'"'at  endormis,  étendus  sur  le  sol.  Les  mères,  se  dépouillant  de  leur 
capulet,  les  en  recouvraient  avec  précaution. 

Quelques  militaires,  appartenant  au  régiment  de  cavalerie  de  Tarbes  ou 
au  dépôt  de  Lourdes,  étaient  venus  à  cheval  et  se  tenaient  hors  du  tohu- 
bohu,  dans  le  courant  du  Gave.  Beaucoup  de  pèlerins  ou  de  curieux 
étaient  grimpés  sur  les  arbres  ;  et,  autour  de  ces  têtes  isolées  qui  domi- 
naient les  autres  et  ressortaient  vivement,  tous  les  champs,  toutes  les  prai- 
ries, tous  les  chemins,  tous  les  coteaux,  tous  les  tertres,  toutes  les  rodies 
d'où  on  pouvait  avoir  vue  sur  la  Grotte  étaient  littéralement  cou- 
verts d'une  multitude  innombrable  d'hommes,  de  femmes,  d'enfants,  de 
vieillards,  de  gens  du  monde,  d'ouvriers,  de  paysans,  de  soldats,  agités, 
pressés  et  ondoyants  comme  les  épis  mûrs. 

Il  y  avait  bien  là  plus  de  vingt  mille  hommes  épandus  sur  les  rives  du 
Gave,  et  cette  multitude  grossissait  incessamment  par  l'arrivée  de  nou- 
veaux pèlerins  qui  débouchaient  de  tous  les  côtés  (1). 

(1)  Cette  évaluation  est  celle  des  divers  t^'raoins  que  nous  avons  consultés.  Quant 
aux  détails  du  tableau  que  nous  façons  de  cette  scène  et  au  mouvement  général  de 
toute  la  contr'e,  ils  sont,  pour  la  plupart,  littéralement  empruntés  à  un  journal  très- 
hostile  à  l'événement,  à  VErc  impériale  de  Tarbes.  dans  son  Xo.  du  2t>  mars. 

Quatre  ou  cinq  semaines  après,  en  avril,  alors  que  la  Cuinzaine  demandée  par  l'Appa- 
rition était  terminée  depuis  un  mois,  et  qui-  Bernadette  l 'allait  plus  régulièrement  à  la 
Grotte,  le  Maire  fit  faire  le  dénombrement  de  la  foule.  Or  ce  jour-là,  un  jour  ordinaire, 
alors  que  l'on  ne  savait  pas  à  l'avance  que  l'enfant  dût  s'y  rendre,  il  s'y  trouvait  encore 
neuf  mille  soixante  personnes.  (Lettre  du  Maire  au  Préfet,  en  date  du  7  avril,  ^t^hives 
de  la  mnirie  de  Lourdes.  No.  8G.) 

\ 


0(1  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

La  foi,  la  prière,  la  curiosité,  le  scepticisme  se  pei;^naient  sur  ces  visa- 
ges. Toutes  les  classes,  toutes  les  idées,  tous  les  sentiments  étaient  repré- 
sentés dans  cette  immense  multitude.  Il  était  là,  le  rude  chrétien  de* 
premiers  âges  qui  sait  que  rien  n'est  impossible  à  Dieu.  Il  était  là,  le 
chrétien  tourmenté  par  le  doute  et  venant  devant  ces  roches  sauvages 
chercher  des  arguments  pour  sa  foi.  Elle  était  là,  la  femme  croyante, 
demandant  à  la  divine  Mère  de  guérii'  quelc^ue  cher  malade,  de  convertir 
quelqu'âmc  bien-aimée.  Il  était  là  aussi,  le  négateur  de  parti  pris,  ayant 
des  yeux  pour  ne  point  voir  et  des  oreilles  pour  ne  pas  entendre.  Il  était 
là,  l'esprit  frivole,  oublieux  de  son  âme,  en  quête  seulement,  devant  le  ciel 
entr'ouvert,  d'un  amusement  curieux  et  d'un  vain  spectacle. 

Autour  de  cette  foule  et  sur  le  chemin  couraient,  allaient,  venaient,, 
criaient  dans  une  sorte  d'effarement  les  Sergents  de  ville  et  les  Gen- 
darmes. L'adjoint,  revêtu  de  son  écharpe,  se  tenait  immobile. 

Attentifs  à  toutes  choses  et  prêts  à  sévir  au  moindre  désordre,  on 
remarquait  sur  une  petite  hauteur  Jacomet  et  le  Procureur  Impérial. 

Une  rumeur  énorme,  vague,  multiple,  confuse,  indescriptible,  composée 
de  mille  bruits  divers,  de  paroles,  de  conversations,  de  prières,  de  cris, 
sortait  de  cette  multitude  et  ressemblait  à  Finapaisable  tumulte  des  flots. 

Tout  à  coup  une  clameur  vole  sur  toutes  les  bouches.  "  Voilà  la  Sainte  1 
voilà  la  Sainte  !"  s'écrie-t-on  de  toutes  part»,  et  une  agitation  extraordinaire 
se  fait  au  milieu  de  cette  foule.  Tous  les  coeurs,  même  les  plus  froids, 
sont  émus  ;  toutes  les  tètes  se  dressent,  tous  les  yeux  se  fixent  sur  le  même 
point  ;  instinctivement  tous  les  fronts  se  découvrent. 

Bernadette,  accompagnée  de  sa  mère,  venait  de  paraître  sur  le  sentier 
que  la  Confrérie  des  carriers  avait  cracé  les  jours  précédents,  et  descen- 
dait paisiblement  vers  cet  Océan  hmnain.  Bien  qu'elle  eût  tout  ce  vaste 
peuple  sous  les  yeux  et  qu'elle  fût  sans  doute  heureuse  de  voir  ce  témoi- 
gnage de  vénération  pour  la"  Dame"  merveilleuse,  elle  était  tout  entière  à 
la  pensée  de  revoir  cette  incomparable  Beauté.  Quand  le  ciel  est  près  de 
s'ouvrir,  qui  donc  regarde  la  terre  ?  Elle  était  tellement  absorbée  par  l'es- 
pérance joyeuse  qui  remplissait  son  cœur,  que  les  cris  :  "  Voilà  la  Sainte" 
ne  semblaient  point  l'atteindre.  Elle  était  si  pleine  de  l'image  de  la 
Vision,  elle  était  si  parfaitement  humble,  qu'elle  n'avait  pas  même  la  vanité 
d'être  confuse  et  de  rougir. 

Les  Gendarmes  cependant  étaient  accourus  et,  perçant  la  foule  devant 
Bernadette,  formaient  une  escorte  à  l'enfant  et  lui  faisaient  un  passage 
jusqu'à  la  Grotte. 

Ces  braves  gens,  de  même  que  les  soldats,  étaient  croyants  et  leur  atti- 
tude sympathique,  émue,  religieuse  avait  empêché  la  foule  de  s'irriter  de 
ce  déploiement  de  la  force  armée,  et  trompé  le  calcul  des  habiles. 

Les  mille  rumeurs  de  la  multitude  s'étaient  tues  peu  à  peu  et  il  s'était 


NOTRK-DAME  DE   LOUDRES.  '  81 

fait  un  grand  silence.  Il  n'y  a  pas,  au  moment  de  la  Messe,  un  jour  de 
Communion,  plus  de  recueillement  dans  les  églises  de  la  Chrétienté.  Ceux- 
là  même  qui  ne  croyaient  pas  étaient  saisis  de  respect.  Chacun  retenait 
en  quelque  sorte  sa  respiration.  Quelqu'un  qui  eût  fermé  les  yeux  n'au- 
rait jamais  deviné  qu'il  y  eût  là  une  immense  foule,  et,  au  milieu  du  silence 
universel,  il  n'aurait  eu  l'oreille  frappée  que  par  le  fracas  du  Gave.  Ceux 
qui  étaient  près  de  la  Grotte  entendaient  le  murmure  de  la  Source  mira- 
culeuse qui  s'écoulait  paisiblement  dans  le  petit  réservoir  par  la  rigole  de 
bois  qu'on  y  avait  naguère  placée. 

Quand  Bernadette  se  prosterna,  tout  ce  peuple,  d'un  mouvement 
unanime,  tomba  à  genoux. 

Presque  aussitôt  les  rayons  surhumains  de  l'extase  illuminèrent  les  traits 
transfigurés  de  l'enfant.  Nous  ne  décrirons  pas  une  fois  de  plus  ce  spec- 
tacle merveilleux,  dont,  à  plusieurs  reprises  déjà,  nous  avons  tâché  de 
donner  une  idée  au  lecteur.  Ce  spectacle  était  toujours  nouveau,  comme 
l'est  chaque  matin  le  lever  de  l'aurore.  La  puissance  (^ui  produit  de  telles 
splendeurs  dispose  de  l'infini,  et  elle  l'emploie  à  diversifier  sans  cesse  la  forme 
extérieure  de  son  éternelle  unité  ;  mais  la  plume  d'un  pauvre  écrivain  n'a 
que  des  ressources  bornées  et  des  couleurs  indigentes.  Si  Jacob,  fils 
d'Isaac,  lutta  avec  l'Ange,  Tartiste,  en  son  infirmité,  ne  peut  lutter  avec 
Dieu  ;  et  il  vient  un  moment  oii,  se  sentant  impuissant  à  traduire  toutes 
les  délicates  nuances  de  l'œuvre  divine,  il  se  tait  et  se  borne  à  adorer. 
C'est  ce  que  je  fais.  Et  je  laisse  aux  âmes  qui  me  lisent  le  soin  d'ima'n- 
ner  toutes  les  joies  successives,  tous  les  attendrissements,  toutes  les  grâces 
et  toutes  les  célestes  ivresses  que  la  bienheureuse  Vision  de  la  Vierge 
sans  tache,  de  la  Beauté  admirable  qui  charma  Dieu  lui-même,  faisaient 
passer  sur  le  front  innocent  de  Bernadette  ravie.  Que  chacun  devine  donc 
ce  que  je  ne  dis  point  et  qu'il  essaye  de  contempler,  par  la  pensée  et  par 
le  cœur,  directement  et  sans  mon  secours,  ce  que  mon  talent  misérable  est 
incapable  d'exprimer. 

L'iVpparition,  comme  les  jours  précédents,  avait  commandé  à  l'enfant 
d'aller  !  .e  et  se  laver  à  la  Fontaine,  et  de  manger  cette  herbe  dont  nous 
avons  parlé,  puis  elle  lui  avait  de  nouveau  ordonné  de  se  rendre  vers  les 
prêtres  et  de  leur  dire  qu'elle  voulait  une  chapelle  et  des  processions  en  ce 
lieu. 

L'enfant  avait  prié  l'Apparition  de  lui  dire  son  nom.  Mais  la  "  Dame  " 
rayonnante  u  avait  point  répondu  à  cette  question.  Le  moment  n'était 
point  encore  venu.  Ce  nom,  il  fallait  qu'il  s'écrivit  auparavant  sur  la  terre 
et  qu'il  se  gravât  dans  les  cœurs  par  d'innombrables  œuvres  de  misérL 
corde.  La  Reine  du  ciel  voulait  être  devinée  à  ses  bienfaits  ;  Elle  entendait 
que  la  clameur  reconnaissante  de  toutes  les  bouches  la  nommât  et  la 
glorifiât  avant  de  répondre  et  de  dire  :  "  Votre  cœur  ne  vous  a  pas 
^rompes  :  c'est  bien  Moi." 


82  NOTRE-DAME  DE   LOURDES. 

Bernadette  venait  de  reprendre  le  chemin  de  Lourdes.  Dans  la  foule 
immense  dont  nous  avons  fait  le  tableau  et  qui  s'écoulait  lentement,  on  se 
demandait  avec  mille  commentaires  divers  ce  que  pouvait  signifier  l'ordre 
étrange  et  mystérieux  donné  par  l'Apparition  à  l'enfant  une  semaine  aupa- 
ravant, ordre  réitéré  plusieurs  fois  et  notamment  ce  jour-là  même.  On  en 
examinait  tous  les  détails,  on  en  pesait  toutes  les  circonstances. 

La  Vierge,  s' adressant  à  la  fille  des  hommes  et  parlant  peut-êtr  en  elle 
à  nous  tous,  avait  ordonné  à  Bernadette  de  s'éloigner  du  Gave,  d  onter 
vers  le  Roc  jusqu'au  coin  le  plus  reculé  de  la  Grotte,  de  boire,  de  ix-anger 
de  l'herbe  et  de  se  laver  à  la  Fontaine,  alors  invisible  à  tous  les  yeux- 
L'enfant  obéissant  à  la  voix  céleste,  avait  fait  ces  choses.  Elle  avait  gravi 
la  pente  escarpée.  Elle  avait  mangé  l'herbe.  Elle  avait  creusé  la  terre.  Et 
l'eau  avait  jailli,  d'abord  faible  et  bourbeuse,  puis  plus  abondante  et  moins 
trouble  ;  et,  à  mesure  qu'on  y  puisait,  elle  était  devenue  en  quelques  jours 
un  jet  d'eau  puissant  et  magnifique,  clair  comme  le  cristal,  un  fleuve  de 
vie  pour  les  malades  et  les  infirmes. 

Bien  que  la  foule,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  eût  été  surtout  immense  le 
matin  à  l'arrivée  de  Bernadette,  il  ne  faut  pas  croire  que  durant  le  jour  la 
solitude  se  fui  faite  aux  Roches  Massabielle.  Toute  l'après-midi  un  va-et 
vient  perpétuel  eut  lieu  sur  le  chemin  de  cette  Grotte,  désormais  célèbre, 
que  chacun  examinait  en  tous  sens,  devant  laquelle  on  priait,  dont  quelques- 
uns  détachaient  des  fragments  pour  en  faire  de  pieux  souvenirs. 

Ce  jour  là,  vers  quatre  heures,  il  y  avait  encore  cinq  ou  six  cents 
personnes,  stationnant  de  la  sorte  sur  les  rives  du  Gave. 

En  ce  même  moment,  une  scène  déchirante  se  passait  autour  d'un 
berceau  dans  une  pauvre  maison  de  Lourdes  où  demeurait  une  famille  de 
journaliers,  Jean  Bouhohorts  et  Croisine  Ducouts,  sa  femme. 

Dans  ce  berceau  gisait  un  enfant  de  deux  ans  environ,  infirme,  mal 
constitué,  n  ayant  jamais  pu  marcher,  constamment  malade  et  épuisé  depuis 
sa  naissance  pai  une  fièvre  lente,  une  fièvre  de  consomption,  que  rien 
n'avait  pu  vaincre.  Malgré  les  soins  éclairés  d'un  médecin  du  pays,  M. 
Peyrus,  l'enfant  touchait  à  son  heure  dernière.  La  mort  étendait  ses 
teintes  livides  sur  ce  visage  que  de  si  longues  souffrances  avaient  rendu 
d'une  maigreur  effrayante. 

Le  père,  calme  dans  sa  douleur,  la  mère  au  désespoir  le  regardaient 
mourir. 

Une  voisine,  Françonnette  Gozos,  s'occupait  déjà  de  préparer  des  Hnges 
pour  ensevelir  le  corps,  et,  en  même  temps,  elle  s'efforçait  de  faire  entendre 
à  la  mère  des  paroles  de  consolation. 

Celle-ci  était  éperdue  de  douleur.  Elle  suivait  avec  anxiété  les  progrès 
de  lagonie. 

L'œil  était  devenu  vitreux,  les  membres  étaient  dans  une  immobilité 
absolue,  la  respiration  avait  cessé  d'être  sensible. 


NOTRE-DAME  DE   LOURDES.  83 

— Il  est  mort,  dit  le  père. 

— S'il  n'est  pas  mort,  dit  la  voisine,  il  va  mourir,  ma  pauvre  amie.  Allez 
pleurer  auprès  du  feu  pendant  que,  tout  à  l'heure,  je  le  plierai  dans  ce 
linceul. 

Croisine  Ducouts  (c'était  le  nom  de  la  mère)  semblait  ne  pas  entendre. 
Une  idée  soudaine  venait  de  s'emparer  de  son  âme,  et  ses  larmes  s'étaient 
arrêtées. 

— Il  n'est  pas  mort  î  s'écria-t-elle,  et  la  sainte  Vierge  de  la  Grotte  va  me 
le  guérir. 

— La  douleur  la  rend  folle  !  dit  tristement  Bouhohorts. 

La  voisine  et  lui  essayèrent  vainement  de  détourner  la  mère  de  son 
projet.  Celle-ci  venait  de  tirer  du  berceau  le  corps  déjà  immobile  de 
l'enfant  et  l'avait  enveloppé  dans  son  tablier. 

— Je  cours  à  la  Vierge,  s'écria-t-elle  en  se  dirigeant  vers  la  porte. 

— Mais,  ma  bonne  Croisine,  lui  disaient  son  mari  et  Françonnette,  si 
notre  Justin  n'est  pas  entièrement  mort,  tu  vas  le  tuer  tout-à-fait. 

La  Mère,  comme  hors  d'elle-même,  ne  voulut  rien  entendre. 

— Qu'il  meure  ici  ou  qu'il  meure  à  la  orrotte,  qu'importe  !  Laissez  moi 
mplorer  la  Mère  de  Dieu. 

Et  elle  sortit,  emportant  son  enfant. 

Comme  elle  l'avait  dit,  "  elle  courait  à  la  Vierge."  Elle  marchait  avec 
rapidité,  priant  à  haute  voix,  invoquant  Marie,  et  ayant,  aux  yeux  de  ceux 
qui  la  voyaient  passer,  les  allures  d'une  insensée. 

Il  était  près  de  cinq  heures.  Quelques  centaines  de  personnes  se  tenaient 
devant  les  Roches  Massabielle. 

Chargée  de  son  précieux  fardeau,  la  pauvre  mère  perça  la  foule.  A 
l'entrée  de  la  Grotte,  elle  se  prosterna  et  pria.  Puis  elle  se  traîna  à 
genoux  vers  la  Source  miraculeuse.  Sa  figure  était  ardente,  ses  yeux 
animés  et  pleins  de  larmes,  toute  sa  personne  en  un  certain  désordn  occa- 
sionné par  l'extrême  douleur. 

Elle  était  arrivée  près  du  bassin  creusé  par  les  carriers.  Le  froid  était 
glacial. 

— Que  va-t-elle  faire  ?  se  disait-on. 

Croisine  tire  de  son  tablier  le  corps  tout  nu  de  son  enfant  à  l'agonie. 
Elle  fait  sur  elle-même  et  sur  lui  le  signe  de  la  croix.  Et  puis,  sans  ési- 
ter,  d'un  mouvement  rapide  et  déterminé,  elle  le  plongea  tout  entier,  sauf 
la  tête,  dans  l'eau  glacée  de  h  Source. 

Un  cri  d'effroi,  un  murmure  d'indignation  sort  de  la  foule. 

— Cette  femme  est  folle  !  s'écrie- t-on  de  toutes  parts,  et  on  se  presse 
autour  d'elle  pour  l'empêcher. 

— Vous  voulez  donc  tuer  votre  enfant,  lui  dit  brutalement  quelqu'un. 

Il  semblait  qu'elle  fût  sourde.  Elle  demeurait  comme  une  statue,  la 
etatue  de  la  Douleur,  de  la  Prière  et  de  la  Foi. 


84  NOTRE-DAME  DE  LOURDES. 

L'un  des  assistants  lui  toucha  l'épaule.  La  mère  se  retourna  alors^ 
tenant  toujours  son  enfant  dans  l'eau  du  bassin. 

— Laissez-moi,  laissez-moi  î  dit-elle  d'une  voix  à  la  fois  énergique  et  sup- 
pliante. Je  veux  faire  ce  que  je  pourrai  :  le  bon  Dieu  et  la  Sainte  Vierge 
feront  le  reste. 

Plusieurs  remarquèrent  la  complète  immobilité  de  l'enfant  et  sa  physio- 
nomie cadavérique. 

— L'enfant  est  déjà  mort,  dirent-ils.  Laissons-la  faire  :  c'est  une  mère- 
que  la  douleur  égare. 

Non  !  sa  douleur  ne  l'égarait  point.  Elle  la  conduisait  au  contraire 
dans  le  chemin  de  la  foi  la  plus  haute,  de  cette  foi  absolue,  sans  hési- 
tation et  sans  défaillance  à  laquelle  Dieu  a  promis  solennellement  de  ne 
jamais  résister.  La  mère  de  la  terre  sentait  au  fond  d'elle-même  qu'elle 
s'adressait  au  cœur  de  la  Mère  qui  est  au  ciel.  De  là,  cette  confiance  sans 
bornes,  dominant  la  terrible  réalité  de  ce  corps  moribond  qu'elle  tenait  en 
ses  mains.  Sans  doute,  tout  aussi  bien  que  la  multitude,  elle  voyait  qu'une 
eau  glaciale  comme  celle  où  elle  plongeait  son  enfant  était  faite,  suivant 
les  lois  ordinaires,  pour  tuer  infailliblement  ce  pauvre  petit  être  bien-aimé 
et  achever  soudainement  cette  agonie  par  le  coup  de  la  mort.  N'importe  ! 
son  bras  demeurait  ferme  et  sa  Foi  ne  faillissait  point.  Pendant  un  long 
quart-d'heure,  aux  yeux  stupéfaits  de  la  multitude,  au  milieu  des  cris,  des 
objurgations  et  des  injures  que  la  foule  groupée  autour  d'elle  ne  cessait  de 
lui  adresser,  elle  tint  son  enfant  dans  cette  eau  mystérieuse,  jaillie  naguère 
sur  un  geste  de  la  Mère  toute-puissante  du  Dieu  mort  et  ressuscité. 

Spectacle  sublime  de  la  foi  catholi(iue  î  Cette  femme  précipitait  son  fils 
agonisant  dans  ie  plus  imminent  des  périls  terrestres,  pour  y  chercher,  au 
nom  de  la  Vierge  Marie,  la  guérison  venant  du  ciel.  Elle  le  poussait  natu- 
rellement vers  la  mort  pour  le  conduire  surnaturcllement  à  la  vie  ! — Jésus 
loua  la  foi  du  centenier.  En  vérité,  celle  de  cette  Mère  nous  paraît  plus 
admirable  encore. 

Devant  cet  acte  de  foi,  si  simple  et  si  grand,  le  cœur  de  Dieu  ne  pou- 
vait point  ne  pas  être  ému.  Notre  Père,  ce  Père  si  invisible  et  si  mani- 
feste, se  penchait  sans  doute  en  même  temps  que  la  Vierge  sainte  sur  cette 
touchante  et  religieuse  scène,  et  ilbénissait  cette  chrétienne,  cette  croyante 
des  premiers  tem.ps. 

L'enfp.nt,  durant  cette  longue  immersion,  avait  gardé  l'immobilité  du 
cadavre.  La  mère  le  replia  dans  son  tablier  et  rentra  chez  elle  en  toute 
hâte. 

Le  cor*^"  était  glacé. 

— Tu     •'.    bien  qu'il  est  mort  !  dit  le  père. 

— Non,  ait  Croisinc,  il  n'est  pas  mort  !     La  Sainte  Vierge  le  guérira. 

Et  Li  pauvre  femme  coucha  l'cnfiint  dans  son  berceau. 

Il  y  était  à  peine  depuis  (juelqucs  instants  «jue  l'oreille  attentive  de  la 
mère  s'ctant  penché  sur  lui  : 


NOTRE-DAME   DE  LOURDES.  85 

— Il  respire  !  s'écria-t-elle. 

Bouhohorts  se  précipita  et  écouta  à  son  tour.     Le  petit  Justin  respirait 

en  effet.     Ses  yeux  étaient  fermés,  et  il  dormait  d'un  profond  et  paisible 
sommeil. 

La  mère,  elle,  ne  dormit  point.  Le  soir  et  pendant  la  nuit,  elle  venait 
à  tout  instant  écouter  cette  respiration  de  plus  en  plus  forte  et  régulière, 
et  elle  attendait  avec  anxiété  le  moment  du  réveil. 

Il  eut  lieu  à  la  naissance  du  jour. 

La  maigreur  de  l'enfant  n'avait  point  disparu,  mais  son  teint  était  colo- 
ré, et  ses  traits  reposés.  Dans  ses  yeux  souriants,  tournés  vers  sa  mère, 
brillaient  les  doux  rayons  de  la  vie. 

Pendant  ce  sommeil,  profond  comme  celui  que  Dieu  avait  envoyé  à 
Adam,  la  main  mystérieuse  et  toute-puissante  de  qui  tout  bien  découle 
avait  ranimé  et  réparé,  nous  n'osons  ire  ressuscité,  ce  corps  naguère 
encore  immobile  et  glacé. 

L'enfant  demanda  le  sein  de  sa  mère,  et  il  but  à  long  traits. 

Lui  qui  n'avait  jamais  marché,  il  voulut  se  lever  et  se  promener  par  la 
chambre.  Mais  Croisine,  si  courageuse  la  veille  et  si  pleine  de  foi  n'osait 
croire  à  la  guérison  et  tremblait  à  la  pensée  du  danger  disparu.  Elle 
résista  aux  sollicitations  réitérées  de  l'enfant  et  se  refusa  à  le  tirer  de  sa 
couche. 

Lojour  se  passa  ainsi.  A  tout  instant,  l'enfant  demandait  le  sein  mater- 
nel. La  nuit  vint  et  fut  paisible  comme  la  précédente. 

Le  père  et  la  mère  sortirent  dès  l'aube  pour  aller  au  travail.  Leur  Jus- 
tin dormait  encore  dans  son  berceau. 

Quand  la  mère  en  rentrant  ouvrit  la  porte,  un  spectacle  se  présenta  tout 
à  coup  à  elle,  qui  manqua  la  faire  défaillir. 

Le  berceau  était  vide.  Justin  s'était  levé  tout  seul  de  sa  couche  :  il 
^tait  debout  et  il  allait  çà  et  là,  touchant  les  meubles  et  dérangeant  les 
chaises. 

Le  petit  paralytique  marchait. 

Quel  cri  de  joie  poussa  Croisine  à  cette  vue,  le  cœur  des  mères  peut  seul  le 
deviner.  Elle  voulut  s'avancer,  mais  ne  le  put  tant  elle  était  saisie.  Ses 
jambes  tremblaient  Elle  était  sans  force  contre  son  bonheur,  elle  s'ap- 
puya contre  la  porte. 

Une  vague  terreur  se  mêlait  toutefois,  malgré  elle,  à  sa  rayonnante 
allégresse. 

— Prends  garde  !  tu  va  tomber,  cria-telle  avec  anxiété. 

Il  ne  tomba  point  ;  sa  marche  était  assurée  et  il  courut  se  jeter  dans  le3 
bras  de  sa  mère  qui  l'embrassa  en  pleurant. 

*'  Il  était  guéri  depuis  hier,  pensait-elle  puisqu'il  voulait  se  lever  et 
marcher,  et  moi,  comme*  une  iffij  o,  dans  mon  manque  de  fois,  je  l'ai 
empêché." 


86  NOTRE-DAME  DE  LOURDES. 

— Tu  vois  bien  qn'il  n'était  pas  mort  et  que  la  sainte  Vierge  l'a  sauvée 
dit-elle  à  son  mari  lorsqu'il  rentra. 

Ainsi  parlait  cette  mère  bienheureuse. 

Françonnette  Gozos,  celle  qui  avait  assisté  l'avant-veille  à  l'agonie  et 
préparé  le  linceul  pour  l'ensevelissement  du  petit  Justin  était  survenue  et 
en  croyait  à  peine  ses  yeux.  Elle  ne  pouvait  se  lasser  de  regarder  l'en- 
fant comme  si  elle  eût  voulu  s'assurer  de  son  identité. 

— C'est  bien  lui  !  s'écriait-elle.  C'est  pourtant  lui  !  pauvre  petit  Justin  î 

Ils  se  mirent  à  genoux. 

La  mère  joignit,  pour  les  tourner  vers  le  ciel,  les  deux  mains  de  son 
enfant  ;  et  tous  ensemble,  ils  remercièrent  la  Mère  des  miséricordes. 

La  maladie  ne  revint  pas.  Justin  grandit  et  n'eut  point  de  rechute. 
Voilà  de  cela  onze  ans.  Celui  qui  écrit  ces  pages  a  voulu  le  voir  ces 
ours  derniers.  Il  est  fort,  il  est  bien  portant  ;  seulement  sa  mère  se 
désole  de  ce  qu'il  fait  parfois  l'école  buissonnière  et  lui  reproche  d'aimer 
trop  à  courir. 

M.  Peyrus,  le  médecin  qui  avait  soigné  l'enfant,  convint  avec  la  plus 
entière  bonne  foi  de  l'impuissance  radicale  de  la  Médecine  à  expliquer 
1  événement  extraordinaire  qui  venait  de  s'accomplir. 

MM.  les  docteurs  Vergez  et  Dozous  examinèrent  séparément  ce  fait 
d'un  si  haut  intérêt  pour  la  science  et  pour  la  vérité,  et,  pas  plus  que  M. 
Peyrus,  ils  n'y  purent  voir  autre  chose  que  l'action  toute-puissante  de 
Dieu.  Les  uns  et  les  autres  constatèrent  trois  circonstances  remarquables 
qui  donnaient  manifestement  à  cette  guérison  le  caractère  surnaturel  : — la 
durée  de  l'immersion  ; — son  effet  immédiat  ; — et  la  faculté  de  marcher  ma- 
nifestée dès  que  l'enfant  fut  sorti  du  berceau. 

Les  conclusions  du  rapport  de  M.  Vergez  étaient  formelles  à  cet  égard  : 

Un  bain  d'eau  froide  au  mois  de  février,  d'une  durée  d'un  quart  d'h'eue, 
mfligé  à  un  enfant  épuisé,  agonisant,  devait  selon  lui  et  d'après  toutes  les 
données  théoriques  et  expérimentales  de  la  Science,  amener  une  mort 
immédiate.  "  Car,  ajoutait  l'habile  praticien,  si  les  affusions  d'eau  froide, 
"  surtout  quand  elles  se  répètent,  peuvent  rendre  de  grands  services  dans 
"  les  affections  adynamiques  graves,  ce  moyen  est  soumis  à  des  règles  dont 
**  la  transgression  n'a  pas  lieu  sans  des  dangers  réels  pour  la  vie.  En 
**  thèse  générale,  la  durée  de  l'application  de  l'eau  froide  ne  doit  pas  aller 
"  au-delà  de  peu  de  minutes,  parce  que  la  dépression  occasionnée  par  le 
"  froid  détruirait  tout  pouvoir  de  réaction  dans  l'organisme. 

"  Or,  la  femme  Ducouts,  ayant  plongé  son  enfant  dans  l'eau  de  la  Fon- 
"  taine,  l'y  a  maintenu  pendant  plus  d'un  quart  d'heure.  Elle  a  donc 
"  demandé  la  guérison  de  son  fils  à  des  procédés  absolument  condamnés 
"  par  l'expérience  et  par  la  raison  médicale,  et  elle  ne  l'en  pas  moins 
"  obtenue  immédiatement  ;  car  quelques  moments  plus  tard,  il  s'endormait 
**  d'un  sommeil  calme  et  profond  qui  ne  cessait  qu'environ  douze  heures 
"  après. 


NOTRE-DAME  DE  LOURDES.  87 

"  Et  afin  que  la  plus  vive  lumière  vînt  éclairer  ce  fait,  pour  qu'aucune 
"  incertitude  ne  pût  planer  sur  sa  réalité  et  sur  l'instantanéité  de  sa  pro- 
"  duction,  l'enfant,  qui  n'avait  jamais  marehé,  s'échappe  du  berceau  et 
"  se  met  à  marcher  avec  l'assurance  que  donne  l'habitude,  montrant  ainsi 
"  que  sa  guérison  a  eu  lieu,  sans  convalescence,  d^une  façon  toute  surna- 
"  turelU:'  * 

D'autres  guérisons  continuaient  de  se  produire  de  tous  côtés.  Il  serait 
impossible  de  les  rapporter  en  détail,  tant  à  cause  de  leur  nombre  que 
parce  que  l'auteur  de  ce  livre  s'est  imposé  la  loi  de  ne  rien  raconter  dans 
cet  ordre  de  faits,  dont  il  n'ait  contrôlé  lui-même  l'exactitude,  non-seule- 
ment par  la  déposition  des  témoins  directs  de  l'événement,  mais  encore 
par  celle  des  personnes  favorisées  de  grâces  si  merveilleuses.  Quel  que 
soit  d'ailleurs  l'intérêt  de  toute  action  surnaturelle,  nous  avons  été  forcé 
de  nous  restreindre.  Nous  avons  dû,  non  sans  regret,  écarter  de  notre 
récit  beaucoup  de  ces  admirables  prodiges  parfaitement  constatés,  même 
par  nous,  et  nous  borner  à  présenter  l'histoire  circonstanciée  des  miracles 
les  plus  frappants.  Indiquons  cependant  au  hasard,  dans  les  procès-ver- 
baux de  la  Commission  nommée  plus  tard  pour  examiner  ces  événements, 
quelques-unes  des  guérisons  qui  eurent  lieu  vers  cette  époque,  qui  furent 
authentiquement  vérifiées  et  dont  la  renommée  se  répandit  par  conséquent, 
dès  l'origine,  dans  tout  le  pays.  Le  restaurateur  Biaise  Maumus  avait  vu 
disparaître  et  se  fondre,  en  plongeant  la  main  dans  la  Source,  une  loupe 
énorme  qu'il  avait  à  l'articulation  du  poignet.  La  veuve  Crozat,  sourde 
depuis  vingt  années  à  ne  pas  entendre  les  oflSces,  avait  soudainement 
recouvré  l'ouïe  en  faisant  usage  de  cette  eau.  Par  un  semblable  prodige, 
Auguste  Bordes,  boiteux  depuis  longtemps  à  la  suite  d'un  accident,  avait 
vu  sa  jambe  se  redresser,  reprendre  sa  force  et  sa  forme  naturelles.  Tous 
le»  gens  que  nous  venons  de  nommer  étaient  de  Lourdes,  et  chacun  pouvait 
se  rendre  compte  de  ces  faits  extraordinaires. 

A  supposer  qu'il  fût  dans  le  vrai  en  son  parti  pris  de  négation,  le  Par- 
quet, dons  nous  avons  dit  les  dispositions  anti-superstitieuses,  avait,  dans 
ces  Miracles  publiquement  attestés  et  proclamés,  une  excellente  occasion 
de  faire  une  enquête  sévère  et  de  poursuivre,  s'il  y  avait  lieu,  les  auteurs 
ou  propagateurs  de  ces  nouvelles,  évidemment  de  nature  à  égarer  la  con- 
science publique  et  à  jeter  le  trouble  dans  les  esprits.  Rien  n'était  plus 
facile  que  de  prendre  en  ces  matières  1  imposture  en  flagrant  délit.  Ces 
guérisons  en  effet  n'échappaient  point,  comme  les  Apparitions  que  Berna- 
dette apercevait  seule  au  contrôle  de  chacun.  Ces  faits  tombaient  sous 
les  sens.  Ils  étaient  nombreux  et  ce  n'étaient  point  des  cos  isolés  :  il  y 
en  avait  déji\  vingt-eimj  ou  trente.  Ils  étaient  >  portée  de  qui  vo.^lait  les 
examiner.     Tout  le  monde  était  à  même  de  les  vérifier,  de  les  étudier,  de 

•  Rapport  de  M.  le  docteur  Vergez,  professeur  agrégé  de  k  Faculté  de  Montpellier  A 
U  Commiiéioii  d'îDquèie  nommée  par  Mgr.  l'évémie  de  Taibid. 


88  NOTRE-DAME  DE  LOURDES. 

les  analyser,  de  reconnaître  leur  vérité  ou  démontrer  qu'ils  n'étaient  qu'un 


mensonge. 


Le  Surnaturel  quittait  l'invisible  :  il  devenait  matériel  et  palpable.  Dans 
la  personne  des  malades  rendus  à  la  santé,  des  paralytiques  qui  marchaient 
et  qui  se  mouvaient,  il  disait  à  tous  comme  Jésus-Christ  à  l'apôtre  Tho- 
mas :  "  Voyez  mes  pieds,  voyez  mes  mains.  Voyez  ces  yeux  éteints  qui 
ont  retrouvé  la  lumière.  Regardez  ces  moribonds  revenus  à  la  vie,  ces 
sourds  qui  entendent,  ces  boiteux  qui  courent  avec  l'agilité  de  la  santé  et 
de  la  force."  Le  Surnaturel  s'était  pour  ainsi  dire  incarné  en  tous  ces 
incurables  guéris  soudainement,  et,  s'attestant  publiquement  lui-même,  il 
provoquait  les  enquêtes,  les  examens,  les  poursuites.  Il  devenait  possible, 
qu'on  nous  permette  cette  expression,  de  le  saisir  corps  à  corps  et  de  l'ap- 
préhender au  collet. 

C'était  là,  chacun  le  comprenait,  le  cœur  même  de  la  question.  Il  fal- 
lait avoir  raison  de  ces  inconcevables  événements  qui  venaient  se  jeter  de 
a  sorte  à  la  traverse  des  idées  reçues.  Aussi  n'était-il  personne  qui  ne 
cherchât  à  deviner  les  moyens  habiles  et  énergiques  qu'allait  déployer 
cette  fraction  du  monde  oflficiel  qui  avait  jusque-là  montré  une  si  ferme 
résolution  de  poursuivre  sans  rémission  et  d'écraser  le  fanatisme. 

Quels  interrogatoires  allait  faire  subir  la  Police  ?  Quelle  instruction  judi- 
ciaire allait  commencer  le  Parquet  ?  A  quelles  mesures  sévères  allait  avoir 
recours  l'Administration  ? — L'Administration,  le  Parquet,  la  Police  ne 
firent  rien  et,  se  tournant  d'un  autre  côté,  ne  jugèrent  point  à  propos  de 
se  hasarder  dans  l'examen  public  de  ces  faits  si  notoires,  dont  le  bruit 
remplissait  toute  la  contrée. 

Que  signifiait,  en  présence  de  ces  prodiges  éclatants  une  si  singulière 
abstention  ?  Elle  signifiait  que  l'incrédulité  est  prudente. 

Même  au  milieu  de  leurs  emportements  et  de  leurs  passions,  les  partis 
ont  parfois  un  certain  instinct  de  conservation  qui  les  avertit  que  le  dan- 
ger où  ils  vont  se  précipiter  est  capital  et  qui  les  fait  reculer.  Ils  cessent 
tout  à  coup  de  marcher  dans  la  logique  de  leur  situation  et  ils  n'osent  atta- 
quer leur  adversaire  en  ce  point  décisif,  vers  lequel  ils  couraient  étourdi- 
ment  en  poussant  à  l'avance  dos  cris  de  triomphe.  Ils  comprennent  sou. 
dainement  qu'ils  seraient  vaincus  net,  brusquement  et  sans  rémission,  et 
que  leur  mort  est  là.  Que  font-ils  ?  ils  rebroussent  chemin  et  vont  faire  ia 
petite  guerre  sur  des  terrains  moins  périlleux. 

Telles  étaient  les  réflexions  que  faisaient  les  meilleurs  esprits  de  ce  pays 
en  voyant  le  mouvement  de  recul  et  l'abstention  des  pouvoirs  hostiles 
devant  les  faits  qui  se  produisaient. 

L'incrédulité  aurait  dt«  être  convertie  :  elle  ne  l'était  point.  Elle  n'était 
que  déconcertée  et  accablée  par  la  force  des  choses,  par  l'évidence  des 
événements,  par  la  brusque  invasion  du  Surnaturel.  C'j  serait  bien  mal 
connaître  le  cœur  humain  que  de  penser  que  les  preuves  les  plus  con- 


NOTRE-DAME   DU   LOURDES.  Bê 

cluantes  et  les  plus  certaines  soient  suffisantes  pour  amener  les  hommes  de 
parti  pris  à  l'humble  reconnaissance  de  leur  erreur.  La  liberté  humaine  a 
la  terrible  faculté  de  résister  à  tout,  même  à  Dieu.  Le  Soleil  a  beau  éclai- 
rer le  monde  et  illuminer  les  espaces  où  se  meuvent  les  globes  de  notre 
Univers  :  pour  résister  à  sa  toute-puissance,  pous  l'éteindre  en  soi-même, 
il  n'est  pourtant  besoin  que  de  fermer  les  yeux.  L'âme  aussi,  l'âme  comme 
le  corps,  peut  de  la  même  façon  se  rendre  insensible  à  l'éclat  de  la  vérité. 
Les  ténèbres  ne  sont  point  le  fait  de  l'infirmité  de  l'entendement  :  elles 
résultent  d'un  acte  de  la  volonté  qui  s'obstine  et  qui  se  complaît  à  s'aveu- 
gler. 

C'est  ainsi  que,  devant  les  guérisons  surnaturelles  qui  s'accomplissaient 
de  toutes  parts,  l'incrédulité  se  refusa  à  tout  examen  et  n'osa  pas  se  hasar- 
der à  des  enquêtes.  Malgré  les  invitations  qui  lui  furent  faites,  malgré  les 
railleries  des  croyants,  elle  fit  la  sourde  oreille  à  tout  ce  qui  tendait  à 
ouvrir  un  débat  public  sur  ces  miraculeuses  guérisons.  Elle  affecta  de  ne 
pas  s'occuper  de  ces  éclatants  et  divins  phénomènes  qui  tombaient  sous 
les  sens,  qui  étaient  notoires,  qui  s'imposaient  à  l'attention  universelle,  qui 
étaient  faciles  à  étudier,  pour  continuer  de  produire  des  théories  sur  les 
hallucinations,  terrain  vague  et  couvert  de  brumes  où  l'on  pouvait  parler 
et  déclamer  à  son  aise  sans  être,  comme  pour  le  "este,  terrassé  par  la  bru- 
talité d'un  fait  visible,  palpable,  manifeste,  et  impossible  à  renverser. 

Donc,  le  Surnaturel  offrait  le  débat,  le  débat  suprême  et  capital.  Le 
Libre  Examen  le  refusa  et  battit  en  retraite.  C'était  sa  défaite  et  sa 
condamnation. 

XI. 

La  philosophie  incroyante,  irritée  cependant  par  ces  événements  qu'elle 
semblait  mépriser,  et  contre  lesquels  elle  n'osait  pas  tenter  l'épreuve  déci- 
sive d'une  enquête  pubUque,  cherchait  d'autres  moyens  de  se  débarrasser  de 
ces  faits  écrasants.  Elle  eut  recours  à  une  manœuvre  d'une  habilité  profonde, 
et  dont  le  machiavélisme  indique  toutes  les  ressources  d'esprit  que  la  haine 
du  Surnaturel  faisait  déployer  au  groupe  des  Libres-Penseurs.  Au  lieu 
d'examiner  les  vrais  miracles,  ils  en  inventèrent  de  faux  dont  ils  se  réser- 
vaient plus  tard  de  dévoiler  l'imposture.  Leurs  journaux  ne  parlèrent  ni 
de  Louis  Bourriette,  ni  de  l'enfant  de  Croisine  Ducouts,  ni  de  Biaise Mau- 
mus,  ni  de  la  veuve  Crozat,  ni  de  Marie  Daube,  ni  de  Bernarde  Soubie,  ni 
de  Fabien  Baron,  ni  de  Jeanne  Crassus,  ni  d'Auguste  Bordes,  ni  de  cent 
autres.  Mais  ils  fabriquèrent  perfidement  une  légende  imaginaire,  espé- 
rant la  propager  par  la  voie  de  la  presse  et  la  réfuter  ensuite  à  leur  aise. 

Une  telle  assertion  peut  sembler  étrange,  aussi  ne  marchons-nous  que 

preuves  en  mains. 

"  Ne  vous  étonnez  pas,  disait  le  jourual  de  la  préfecture,  VEre  Impê- 

"  riale^  «'il  y  a  encore  des  gens  qui  persistent  à  soutenir  que  la  jeune  fille 


90  NOTRE-DAME  DE  LOURDES. 

**  est  prédestinée,  et  qu'elle  est  douée  d'une  puissance  surnaturelle.   Pour 
ces  gens-là  il  est  avéré  : 

"1.  Qu'une  colombe  a  plané  avant-hier  sur  la  tête  de  l'enfant  le  temps 
"  qu'a  duré  son  extase. 

"  2.  Que  la  jeune  fille  a  soufflé  sur  les  yeux  d'une  petite  aveugle  et  lui 
"  a  rendu  la  vue.  .  • 

"  3.  Qu'elle  a  guéri  un  autre  enfant  dont  le  bras  était  paralysé. 

"  i.  Enfin  qu'un  paysan  de  la  vallée  de  Campan,  ayant  déclaré  qu'il 
"  n'était  pas  dupe  de  ces  scènes  d'hallucinations,  la  petite  fille  avait  obtenu 
'*  dans  la  soirée  même  que  les  péchés  de  ce  paysan  fussent  changés  en  ser- 
"  pents,  lesquels  serpents  l'avaient  dévoré  sans  qu'on  ait  trouvé  trace  des 
"  membres  de  l'irrévérencieux."  (1.) 

Quant  aux  vraies  guérisons,  quant  aux  faits  miraculeux  réellement  cons- 
tatés, quant  au  jaillissement  de  la  source,  l'habile  rédacteur  se  gardait 
bien  d'en  parler.  Avec  un  art  non  moins  grand,  il  ne  donnait  aucun  nom, 
afin  d'éviter  les  démentis.  v 

"  Voilà  où  nous  en  sommes,  et  où  nous  n'en  serions  pas  à  Lourdes  si 
"  les  parents  de  la  jeune  fille  avaient  suivi  le  conseil  des  médecins  qui  les 
*'  invitaient  à  envoyer  la  malade  à  l'Hospice."  (2.) 

Il  est  à  remarquer  que  nul  médecin  jusque-là  n'avait  donné  ce  conseil. 
C'était  un  simple  ballon  d'essai,  jeté  par  la  feuille  administrative. 

Après  avoir  inventé  ces  fables,  le  pieux  et  judicieux  écrivain  s'alarmait 
au  nom  de  la  raison  et  de  la  foi  : 

"  C'est  là,  continuait-il,  l'opinion  de  tous  les  gens  raisonnables  qui 
"  portent  en  eux  les  sentiments  de  la  vraie  piété,  qui  respectent  et  aiment 
"  sincêrem  ni  la  Religion^  qui  regardent  la  manie  des  superstitions  comme 
"  très-dangereuse,  et  qui  ont  pour  principe  qu'on  ne  doit  admettre  des 
^^  faits  au  rang  dus  mirades  que  lorsque  ï  Eglise  a  prononcé.'' 

Cette  foi  dévote,  cette  génuflexion  finale  couronnaient  dignement  la 
diplomatie  remarquable  qui  avait  dicté  ce  travail.  Ce  sont  là  les  formules 
ordinaires  de  tous  ceux  qui  entendent  réduire  à  l'étroite  mesure  de  leurs 
petits  systèmes  la  place  qu'il  plait  à  Dieu  de  se  faire  en  ce  monde.  Quant 
à  la  dernière  affirmation  donnée  comme  un  principe  sur  les  faits  miracu- 
leux, est-il  besoin  de  dire  qu'ils  s'imposent  par  eux-mêmes  comme  tous  les 
faits,  et  qu'ils  tirent  leur  caractère,  non  de  l'Eglise  qui  ne  fait  que  les 
reconnaître,  mais  de  Dieu  même  dont  la  puissance  les  produit  directement. 
La  décision  de  l'Eglise  ne  crée  pas  le  Miracle,  elle  le  constate  ;  et,  sur 
l'autorité  de  son  examen  et  de  sa  parole,  les  fidèles  croient.  Mais  nulle 
loi,  ni  dans  l'ordre  de  la  foi,  ni  dans  l'ordre  de  la  raison,  n'empêche  les 
chrétiens,  témoins  d'un  fait  surnaturel  manifeste,  d'en  reconnaître  eux- 
même  le  caractère  miraculeux.     L'Eglise  n'a  jamais  exigé  des  croyants 

(1.)  Ere  impériale,  No.  du  6  Mars. 
(2.)  Ibid. 


NOTRE-DAME  DE  LOURDES.  91 

cette  abdication  de  leur  raison  et  de  leur  sens  commun  :  elle  se  réserve 
le  droit  de  juger  en  dernier  ressort,  voilà  tout. 

"  Il  ne  paraît  point  jusqu'ici,  disait  l'article  en  terminant,  que  ce  qui 
"  s'est  passé  ait  été  jugé  digne  par  l'autorité  religieuse  d'une  attention 
"  sérieuse." 

Le  rédacteur  du  journal  administratif  se  trompait  en  ce  dernier  point, 
ainsi  que  le  lecteur  l'a  déjà  appris  dans  le  cours  de  ce  récit.  Toutefois 
son  observation,  précieuse  du  moins  en  cela,  constatait  pour  l'avenir  et 
pour  l'Histoire,  que  le  Clergé  avait  été  absolument  étranger  aux  événe- 
ments qui  s'étaient  accomplis  jusque-là  et  que  ces  événements  continuaient 
à  s'accomplir  absolument  en  dehors  de  lui. 

Placé  au  centre  même  des  événements,  le  pauvre  Lavedan,  journal  de 
Lourdes,  se  sentait  écrasé  par  les  faits,  et  il  s'était  tu  tout-à-coup.  Son 
silence  devait  durer  plusieurs  semaines.  Il  ne  disait  pas  un  mot  de  ces 
choses  inouïes  et  de  cette  affluence  de  peuples.  On  aurait  cru  volontiers 
qu'il  était  dirigé  à  l'autre  bout  du  monde,  s'il  n'eût  rempli  ses  colonnes 
d'articles  empruntés  ça  et  là  dans  les  feuilles  publiques  et  dirigés  contre 
la  Superstition  en  général. 

Durant  la  période  des  Apparitions,  un  temps  magnifique  avait  favorisé 
le  mouvement  populaire.  Il  y  avait  eu  une  série  non  interrompue  de 
beaux  jours  comme  on  n'avait  pas  vu  depuis  plusieurs  années.  A  partir 
du  5  mars,  le  temps  changea  et  il  tomba  une  neige  épaisse.  Les  rigueurs 
de  la  saison  ralentirent  naturellement  pendant  quelques  jours  le  concours 
de  la  Grotte. 

Les  guérisons  miraculeuses  continuaient  d'ailleurs  à  se  produire. 

La  dame  Benoîte  Cazeaux,  de  Lourdes,  retenue  depuis  trois  ans  dans 
son  lit  par  une  fièvre  lente  qui  se  compliquait  de  point  de  côté  et  de 
douleurs,  avait  eu  vainement  recours  à  la  science  médicale.  Tout  avait 
échoué.  Les  eaux  de  Gazost,  où  elle  avait  en  dernier  lieu  fait  une  station 
thermale  avaient  été  impuissantes. 

Ces  insuccès  répétés,  ces  échecs  continus  avaient  déconcerté  les 
médecins  qui,  la  considérant  comme  incurable,  avaient  cessé  de  voir  la 
malade.  Bans  cette  situation  désespérée,  la  pauvre  femme  avait  eu 
recours  à  Notre-Dame  de  Lourdes,  et  voilà  que  son  mal  incurable  avait 
soudainement  disparu  à  la  suite  d'un  ou  deux  verres  d'eau  de  la  Grotte 
et  de  quelques  lotions.  * 

Une  autre  femme,  Blaisette  Soupenne,  de  Lourdes,  âgée  d'environ  cin- 
quante ans,  était  attente,  depuis  plusieurs  années,  d'une  maladie  chronique 
des  yeux,  et  son  état  était  des  plus  graves.     C'était,  pour  employer  les 


•  Procès-verbaux  de  la  Commission  d'enquête  nommée  par  \igr.  l'Evêque,  22e  procès- 
verbal.  Toutes  les  déclarations  de  cette  nature  reçues  par  la  Commission  ont  été  faite» 
80U8  la  foi  dn  serment  et  rérifiées  par  les  médecin».  #  -     '. 


92  NOTRE-DAME  DE  LOURDES. 

termes  techniques,  une  blépharite  compliquée  d'atrophie.  Larmoiement 
continuel  des  yeux,  cuissons  aiguës,  tantôt  simultanées,  tantôt  alternatives  ; 
paupières  éraillées,  complètement  renversées  en  dehors  et  dépouillées  de 
cils,  les  deux  inférieures  couvertes  d'une  multitude  d'excroissances 
charnues  :  tel  était  le  désastreux  état  de  cette  malheureuse.  Vainement 
se  faisait-elle  plusieurs  fois  par  jour  des  lotions  d'eau  froide  sur  les  yeux, 
vainement  avait-elle  employé  tous  les  médicaments  indiqués  par  la  Science, 
vainement  avait-elle  demandé  un  soulagement  quelconque  aux  sources  de 
Barèges,  de  Cauterets  et  de  Gazost,  rien  n'avait  réussi.  Abandonnée  des 
hommes,  elle  s'était  alors  tournée  vers  la  Divine  Bonté  qui  s'était  mani- 
festée à  la  Grotte.  Déclarée  incurable  par  la  Science,  elle  s'était  adressée 
à  la  Foi,  et  elle  avait  demandé  à  la  Dame  miraculeuse  de  lui  enlever  cette 
cruelle  maladie,  contre  laquelle  avaient  été  impuissants  le  savoir  des 
hommes  et  les  agents  de  la  nature.  Dès  la  première  lotion  elle  avait 
éprouvé  nn  grand  soulagement.  A  la  seconde,  qui  eut  lieu  le  lendemain, 
la  guérison  avait  été  complète.  Les  yeux  avaient  cessé  d'être  larmoyant, 
les  paupières  s'étaient  redressées,  les  excroissances  charnues  avaient 
disparu.     A  partir  de  ce  jour  les  cils  revinrent. 

D'après  les  médecins  appelés  à  examiner  ce  cas,  l'effet  surnaturel  était 
d'autant  plus  manifeste,  dans  cette  merveilleuse  guérison,  "  que  la  lésion 
*'  matérielle,  disaient-ils,  était  plus  frappante,  et  que,  au  rétablissement 
*'  rapide  des  tissus  dans  leurs  conditions  organiques  et  vitales  normales, 
"  est  venu  s'ajouter  le  redressement  des  paupières.  La  portée  de  ce  fait 
**  est  d'autant  plus  considérable  que  la  maladie  dont  il  s'agit  est  des  plus 
"  rebelles,  et  qu'au  point  où  elle  était  parvenue  chez  la  dame  Soupenne, 
*'  elle  réclamait  impérieusement  l'intervention  de  la  chirurgie  agissante,  la 
"  rescision  de  la  muqueuse  palpébrale,  ou  tout  au  moins  la  cautérisation 
"  énergique  des  boursoufflements  et  des  bourgeons  charnus  de  cette  mem- 
^'  brane  *  ." 

Les  faits  merveilleux  se  multiphaient  Dieu  faisait  son  œuv^-e.  La 
sainte  Vierge  montrait  sa  toute-pussance. 

Depuis  le  dernier  jour  de  la  Quinzaine,  Bernadette  était  retournée 
plusieurs  fois  à  la  Grotte,  mais  un  peu  comme  tout  le  monde,  c'est-à-dire 
sans  ouïr  en  elle-même  cette  voix  intérieure  qui  l'appelait  irrésistiblement. 

Cette  voix,  elle  l'entendit  de  nouveau  le  25  mars  dans  la  matinée,  et 
prit  aussitôt  le  chemin  des  Roches  Massabielle.  Son  visage  rayonnait 
d'espérance.  Elle  sentait  en  elle-même  qu'elle  allait  revoir  l'Apparition, 
et  que,  devant  ses  yeux  charmés,  le  Paradis  allait  entr'ouvrir  un  instant 
ses  portes  éternelles.  -     . 

Comme  on  le  pense  bien,  elle  était  devenue  dans  la  ville  de  Lourdes 

*  Extrait  du  rapport  de  M.  le  docteur  Vergez,  professeur  agrégé  de  la  Faculté  de 
Montpellier,  à  la  Commission  épiscopale. 


NOTRE-DAME   DE  LOURDES.  9S 

l'objet  de  l'attention  générale,  et  elle  ne  pouvait  pas  faire  un  pas  sans 
être  le  centre  de  tous  les  regards. 

— Bernadette  va  à  la  Grotte  !  s'écria-t-on  de  l'un  à  l'autre  en  la  voyant 
passer. 

Et  en  un  instant,  sortant  de  toutes  les  maisons,  accourant  par  tous  les 
centiers,  la  foule  se  précipita  dans  la  même  direction  et  arriva  en  même 
temps  que  l'enfant. 

Dans  la  vallée,  la  neige  avait  fondu  depuis  deux  ou  trois  jours,  mais 
elle  couronnait  encore  la  crête  des  cimes  environnantes.  Il  faisait  un 
temps  clair  et  beau.  Pas  une  tache  dans  le  bleu  paisible  du  firmament. 
Le  Soleil  Roi  semblait  naître  en  ce  moment  au  sein  de  ces  blanches  mon- 
tagnes et  faisait  resplendir  son  berceau  de  neige. 

C'était  l'anniversaire  du  jour  oii  l'ange  Gabriel  était  descendu  vers  la 
très-pure  Vierge  de  Nazareth  et  l'avait  saluée  au  nom  du  Seigneur. 
l'Eglise  célébrait  la  fête  de  l'Annonciation. 

Tandis  que  la  multitude  courait  vers  la  Grotte,  et  qu'on  remarquait 
parmi  elle  la  plupax^t  de  ceux  qui  avaient  été  guéris,  Louis  Bourriette,  la 
veuve  Crozat,  Blaisette  Soupenne,  Benoîte  Cazeaux,  Auguste  Bordes  et 
vingt  autres,  l'Eglise  catholique,  sur  la  fin  de  son  ofiice  matinal,  chantait 
ces  paroles  étonnantes  :  "  En  ce  moment,  les  yeux  des  aveugles  seront 
"  ouverts,  les  oreilles  des  sourds  auront  recouvré  l'ouïe,  le  boiteux  bondira 
"  comme  un  cerf  "  parce  que  les  eaux  ont  surgi  dans  le  désert  et  les 
•'  torrents  dans  la  solitude. 

Le  pressentiment  joyeux  qu'avait  éprouvé  Bernadette  ne  l'avait  point 
trompée.     La  voix  qui  l'avait  appelée  était  la  voix  de  la  Vierge  fidèle. 

Dès  que  l'enfant  fut  tombée  à  genoux,  l'Apparition  se  manifesta. 
Comme  toujours  rayonnait  autour  d'Eile  une  auréole  ineffable,  dont  la 
splendeur  était  sans  hmites,  dont  la  douceur  était  infinie  ;  c'était  comme 
la  gloire  étemelie  de  la  paix  absolue.  Comme  toujours  son  voile  et  sa 
robe  aux  chastes  plis  avaient  la  blancher  des  neiges  éclatantes.  Les  deux 
roses  qui  fleurissaient  sur  ces  pieds  avaient  la  teinte  jaune  qu'à  la  base  du 
ciel  aux  premier  lueurs  de  l'aube  virginale.  Sa  ceinture  était  bleue 
comme  le  firmament. 

Bernadette  en  extase  avait  oublié  la  terre  devant  la  Beauté  sans  tache. 
— 0  ma  Dame,  lui,  dit-elle,  veuillez  avoir  la  bonté  de  me  dire  qui  vous 
êtes  et  quel  est  votre  nom  ? 

La  royale  Apparition  sourit  et  ne  répondit  point.  Mais  en  ce  moment 
même,  l'Egiise  universelle,  poursuivant  les  solennelles  prières  de  son  Office,, 
s'écriait  : 

"  Sainte  et  immaculée  Virginité,  quelles  louanges  pourai-je  te  donner  t 
"  En  vérité,  je  ne  le  sais,  car  tu  as  porté,  enfermé  dans  ton  sein,  Celui 
"  qui  les  cieux  ne  peuvent  contenir." 

Bernadette  n'entendait  point  ces  voix  lointaines,  et  ne  pouvait  soup- 


^  NOTRE-DAME  DE   LOURDES. 

çonner  ces  harmonies  profondes.     Devant  le  silence  de  la  Vision,  elle 
insista  et  reprit  : 

— 0  ma  Dame,  veuillez  avoir  la  bonté  de  me  dire  qui  vous  êtes  et  quel 
est  votr'^  nom  ? 

L'Apparition  parut  rayonner  d'avantage,  comme  si  sa  joie  allait  gran- 
dissant, et  Elle  ne  répondit  point  encore  à  la  demande  de  l'enfant.  Mais 
l'Eglise,  en  toute  la  chrétienté,  continuait  ses  prières  et  ses  chants,  et  elle 
était  arrivée  à  ces  paroles  :  "  Félicitez-moi,  vous  tous  qui  aimez  le  Sei- 
"  gneur,  parce  que,  étant  encore  toute  enfant,  le  Très-Haut  m'a  aiméa  : 
*'  et  de  mes  entrailles  fut  enfanté  l'Homme-Dieu.  Les  générations  me 
"  proclameront  bienheureuse  parce  Dieu  a  daigné  jeter  son  regard  sur  son 
"  humble  servante:  et  de  mes  entrailles  maternelles  fut  enfanté  l'Homme- 
*'  Dieu." 

Bernadette  redoubla  ses  instances  et  prononça  pour  la  troisième  fois  ces 
paroles  : 

— 0  ma  Dame,  veuillez  avoir  la  bonté  de  me  dire  qui  vous  êtes  et  que 
est  votre  nom  ? 

L'Apparition  semblait  entrer  de  plus  en  plus  dans  la  gloire  bienheureuse  ; 
et.  comme  concentrée  en  sa  félicité.  Elle  continua  de  ne  point  répondre. 
Mais,  par  une  coïncidence  inouïe,  le  cœur  universel  de  l'Eglise  faisait 
éclater  à  cette  heure  un  chant  d'allégresse  et  prononçait  le  nom  terrestre 
de  l'Apparition  merveilleuse  :  "  Je  vous  salue,  MARIE,  pleine  de  grâce, 
*'  le  Seigneur  est  avec  vous,  vous  bénie  entre  toutes  les  femmes." 

Bernadette  fit  entendre  encore  une  fois  ces  suppliantes  paroles  : 

— 0  ma  Dame,  je  vous  en  prie,  veuillez  avoir  la  bonté  de  me  dire  qui 
vous  êtes  et  quel  est  votre  nom  ? 

L  Apparition  avait  les  mains  jointes  avec  ferveur  et  le  visage  dans  le 
rayonnement  splendide  de  la  béatitude  infini.  C'était  l'Humilité  dans  la 
Gloire.  De  même  qne  Bernadette  contemplait  la  Vision,  la  Vision,  sans 
doute  contemplait,  au  sein  de  la  Trinité  divine,  Dieu  le  Père  dont  elle  était 
la  Fille,  Dieu  le  Saint-Esprit  dont  Elle  était  l'Epouse,  Dieu  le  fils  dont 
Elle  était  la  Mère. 

A  la  dernière  question  de  l'enfant.  Elle  disjoignit  les  mains,  faisant 
glisser  sur  son  bras  droit  le  chapelet  au  fil  d'or  et  aux  grains  d'albâtre. 
Elle  ouvrit  alors  ses  deux  bras  et  les  inclina  vers  le  sol,  comme  pour  mon- 
trer à  la  Terre  ses  mains  virginales,  pleines  de  bénédictions.  Puis,  les 
élevant  vers  l'écernelle  région  d'où  descendit,  à  pareil  jour,  le  divin  Messa- 
ger de  l'Annonciation,  EU  les  rejoignit  avec  ferveur,  et,  regardant  le  Ciel 
avec  le  sentiment  d'une  indicible  gratitude,  Elle  prononça  ces  paroles  : 

— Je  suis  rimmaculée-Conception. 

Ayant  dit  ces  mots,  Elle  disparut,  et  l'enfant  se  trouva  comme  la  multi- 
tude, en  face  d'un  rocher  désert. 

A  coté  d'elle,  la  miraculeuse  Fontaine  tombant  par  une  rigole  de  bois 


f' 


_>J  -0   "~Û  E    J^  0  U  f\  0  E  ST 
LA   T    r."      ïlEHGE    A    DF.RNAOF.TTE 


NOTRE-DAME  DE  LOURDES.  9§ 

dans  son  bassin  rustique,  faisait  entendre  le  murmure  paisible  de  ces  flots. 

C'était  le  jour  et  c'était  l'heure  où  la  sainte  Eglise  entonnait  en  son  oflSce 
l'hymne  magnifique  :  0  la  plus  glorieuse  des  Vierges. ." 

0  Gloriosa  Virgînum 
Sahlimis  inter  sidéra. 

La  Mère  de  Notre  Seigneur  Jésus-Christ  n'avait  point  dit  :  "  Je  suis 
Marie  immaculée."  Elle  avait  dit  ;  "  Je  suis  l'Immaculée-Conception,' 
comme  pour  marquer  le  carectère  absolu,  le  caractère  en  quelque  sorte 
substantiel  du  divin  privilège  qu'elle  a  eu  seule  depuis  qu'Adam  et  Eve 
durent  créés  de  Dieu.  C'est  comme  si  elle  eût  dit,  non  pas,  "  Je  suis 
pure,"  mais  "  Je  suis  la  Pureté  même,"  non  pas  "  Je  suis  vierge"  mais  ie 
suis  la  Virginité  incamée  et  vivante  ;"  non  pas  "  Je  suis  blanche  "  mais 
"  Je  suis  la  Blancheur." 

Une  chose  blanche  peut  cesser  de  l'être  ;  mais  la  Blancheur  est  toujoui-s 
blanche.     C'est  son  essence  même  et  non  sa  qualité. 

Marie  est  plus  que  conçue  sans  péché,  elle  est  l'Immaculée-Conception 
elle-même,  c'est-à-dire,  le  type  essentiel  et  supérieur,  l'archétype  de  l'hu- 
manité sans  souillure,  de  l'humanité  sortie  des  mains  de  Dieu  sans  avoir 
été  atteinte  par  la  tache  originelle,  par  l'élément  impur  que  la  faute  de  nos 
premiers  parents  mêla  à  la  source  même  de  ce  fleuve  immense  des  généra- 
tions qui  coule  depuis  six  mille  années,  et  dont  chacun  de  nous  est  une 
onde  fuyante. 

La  Vierge,  en  ce  momen*",  avait  voulu  attester  par  sa  présence  et  par 
ses  miracles  le  dernier  dogme  qu'a  défini  l'EgHse,  et  qu'a  proclamé  saint 
Pierre  parlant  par  la  voix  de  IX. 

La  petite  bergère,  à  laquelle  la  Vierge  divine  venait  d'apparaître,  enten- 
dait pour  la  première  fois  ces  mots  :  "  l'Immaculée-Conception."  Et  ne 
les  comprenant  point,  elle  faisait,  en  retournant  à  Lourdes,  tous  ses  efforts 
pour  les  retenir.  "  Je  les  répétais  en  moi-même  tout  le  long  du  chemin 
pour  ne  les  point,  oiblier"  nous  racontait-elle  un  jour,  "  et,  jusqu'au  pres- 
*'  tère  où  j'allai",  je  disais  :  Immaculée  Conception^  Immaculée  Conception 
"  à  chaque  pas  que  je  faisais,  parce  que  je  voulais  porter  à  M.  le  Curé 
"  les  paroles  de  la  Vision,  afin  que  la  chapelle  se  bûtit." 


LIVRE    CINQUIEME. 

Le   Ministre    Rouland— Prudence  de   TEvéque — Apparition   du  lundi  de  Pâques. Le 

cierge. — Visions  ou  prestiges. — Les  ex-voto. — Les  deux  trimestres  judiciaires. Ber- 
nadette et  les  visiteurs. — Henri  Busquet. — Les  écuriosde  la  Préfecture. —  Bernadette 
à  lépreure. — La  loi  du  30  juin  1838. — Le  conseil  de  révisiou:  le  discours  du  Préfet 
— Tentative  de  séquestration. — Dépouillement  de  la  Grotte. 

La  question  (jui  était  montée  de  M.  Jacomet  au  Préfet  avait  continué 
son  mouvement  ascensionnel  et  était  arrivée  jusqu'au  Miaiétre. 


96  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

Le  12  et  le  36  mars,  M.  le  préfet  avait  fait  ses  rapports  »  Son  Excel- 
lence, en  se  bornant,  jusqu'à  sa  réponse,  aux  mesures  que  nous  avons 
dites. 

Le  ministère  des  Cultes  était  alors  réuni  non  point  comme  aujourd'hui 
au  département  de  la  Justice,  mais  à  celui  de  l'Instruction  publique.  M. 
Rouland   était  ministre. 

Ancien  Procureur  général  et  actuellement  Ministre  de  l'Instruction 
publique,  M.  Rouland  avait  à  la  fois,  vis-à-vis  des  choses  religieuses,  le 
traditionnel  et  ombrageux  formalisme  des  vieux  parlementaires  et  les  idées 
et  les  sentiments  qui  ont  cours  dans  l'université.  M.  Rouland  ne  pouvait 
admettre  un  seul  instant  la  réaUté  des  Visions  et  des  Miracles  de  Lourdes. 
Donc,  à  deux  cent  cinquante  lieues  des  événements,  sans  autres  documents 
que  deux  lettres  préfectorales,  il  trancha  net  la  question  avec  ce  ton 
décisif  qui  donne  le  dernier  mot  des  choses  sans  daigner  même  les  discuter. 
Malgré  les  conseils  du  prudence  qu'il  donnait  au  préfet,  il  laissait  voir  son 
parti  pris  de  ne  pas  tolérer  les  Apparitions  et  les  Miracles.  Comme  tou- 
jours, en  pareille  circonstance,  le  Ministre  se  posait  d'ailleurs  en  défenseur 
de  la  Religion.  Voici  la  lettre  qu'il  écrivait  à  M.  Massy,  à  la  date  du  12 
avril  : 

"  Monsieur  le  Préfet, — j'ai  examiné  les  deux  rapports  que  vous  avez^ 
"  bien  voulu  m'adresser  le  12  et  2(3  mars,  sur  cette  prétendue  Apparition 
"  de  la  vierge  qui  aurait  eu  lieu  dans  une  grotte,  voisine  de  la  ville  de 
"  Lourdes. 

"  Il  importe,  à  mon  avis,  de  mettre  un  terme  à  des  actes  qui  finiraient 
"  par  compromettre  les  véritables  intérêts  du  CathoHcisme  et  affaiblir  le  sen- 
"  timent  religieux  dans  les  populations. 

'*  £)i  droit,  nul  ne  peut  constituer  un  oratoire  ou  lieu  public  de  culiCy 
"  sans  la  double  autorisation  dv  pouvoir  cioil  et  du  pouvoir  ecclésiastique. 
"  On  serait  donc  fondé,  dans  la  rigueur  des  principes,  à  fermer  immédiate- 
"  ment  la  Grotte,  qui  a  été  transformée  en  une  sorte  de  chapelle. 

"  Mais  il  y  aurait  vraisemblablement  des  inconvénients  graves  de 
"  vouloir  user  brusquement  de  ce  droit. 

"  Il  convient  de  se  borner  à  empêcher  la  jeune  fille  visionnaire  de  retourner 
"  à  la   Grotte  et  à   prendre    les   mesures  qui  pourront   insensiblement 

"  détourner  l'attention  du  public  en  rendant  chaque  jour  les  visites  moins 
"  fréquentes.  Je  ne  pourrais  d'ailleurs,  monsieur  le  Préfet,  vous  donner, 
"  en  ce  moment,  d'instructions  plus  précises  :  c'est  avant  tout  une  ques- 
"  tion  de  tact,  et  de  fermeté,  et,  à  cet  égaid,  mes  recommandations 
seraient  inutiles. 

"  Il  sera  indispensable  que  vous  vous  concertiez  avec  le  Clergé,  mais  je 
"  ne  saurais  trop  vous  engager  à  traiter  directement  cette  affaire  déUcate 
"avec  Mgr  l'êvêque  de  Ta  des,  et  je  vous  autorise  à  dire,t'w  mon  nom 
"  au  prélat,  que  Je  suis  d'avis  de  ne  pas  laisser  un  libre  cours  d  un  état 
"  de  chose  qui  ne  manquerait  pas  de  servir  de  prétexte  à  de  nouvelle» 
*'  attaques  contre  le  Ckryé  et  la  Meliçion.^* 

(A  contiuuer.) 


NOTRE-DAME  DE   LOURDES.  97 

"*  ir  cette  lettre,  M.  Massy  s'adressa  à  TEvêque  pour  le  prier  de  faire 
interdire  formellement  à  Bernadette  tout  voyage  à  la  Grotte.  Il  mit  tout 
naturellement  en  avant  l'intérêt  de  la  Religion  compromis  par  ces  halluci- 
nations ou  ces  supercheries,  et  l'eifet  déplorable  que  de  semblables  choses 
produisaient  sur  tous  les  esprits  sérieux,  qui  cherchaient-  en  toute  bonne 
foi  à  concilier  le  Catholicisme  avec  la  daine  philosopr  e  et  avec  les  idées 
modernes.  Quant  à  l'hypothèse  que  les  Apparitio?is  tussent  réelles  M. 
Massy,  pas  plus  que  M.  Rouland,  ne  daignait  s'y  arrêter.  Le  préfet  et 
le  ministre  avaient  un  égal  dédain  pour  de  loUes  superstitions. 

Le  Préfet  était  habile,  mais  l'Evêque  était  sagace,  et  il  était  malaisé 
de  lui  cacher  le  fond  sous  la  forme.  Mgr.  Laurence  démêla  nettement 
deux  choses  : 

La  première,  c'est  que  le  pouvoir  (et  par  ce  mot  nous  comprenons  seule- 
ment le  Préfet  de  circonstance  et  le  Ministre  accidentel),  eût  été  fort  aise 
de  mettre  le  Clergé  en  avant,  tout  en  lui  dictint  ses  décisions.  Or  Mn-. 
Laurence  avait  à  un  trop  haut  degré  les  sentiments  de  ses  devou-s  d'évêque 
pour  devenir  un  instrument. 

La  seconde,  c'est  que  le  ministre  peut-être  et  le  préfet  certainement 
étaient  tentés  de. recourir  à  la  violence,  c'est-à-dire  d'opposer  la  force  à 
l'esprit.  Or,  Mgr.  Laurence  était  trop  prudent  pour  ne  point  faire  tous 
ses  efforts  afin  d'éviter  un  pareil  malheur. 

Il  fallait  donc,  d'un  coté,  se  refuser  énergiquement  à  la  pression  du  ■ 
pouvoir  temporel,  et  d'autre  part  ne  le  point  irriter  ; — repousser  ses  exi- 
gences inadmissibles,  et  en  même  temps  maintenir  la  bonne  harmonie. 

Entre  ces  diverses  difficultés,  Mgr.  Laurence  sut  se  tenir  dans  une  sage 
mesure. 

De  même  qu'il  résistait  à  l'enthousiasme  populaire  qui  le  pressait  de 
déclarer  officiellement  le  miracle,  de  môme  il  résista  au  Ministre  et  au  Pré- 
fet lui  demandant  de  condamner  sans  examen.  Impassible  au  milieu  des 
..ç,  ations  de  la  multitude  et  du  parti  pris  des  hommes  du  pouvoir,  il  était 
résolu  à  ne  se  prononcer  qu'en  pleine  connaissance  de  cause,  à  se  garder 
de  toute  décision  prématurée  et  à  réserver  l'avenir.  Toutefois,  en  pré- 
sence des  dispositions  manifestement  hostiles  de  l'Administration,  il  com- 
prenait  qu'il  devait  faire  tout  le  possible,  tout  le  permis  pour  empêcher 
l'autorité  civile  de  s'abandonner  à  de  déplorables  violences.  Il  fallait  lui 
enlever  tout  prétexte.  Puis(j[ue  le  pouvoir  temporel  penchait  vers  leg 
mesures  inconsidérées,  le  pouvoir  spirituel  devait  avoir  de  la  modération 
pour  deux.  Puisque  le  Préfet  n'avait  pas  assez  de  prudence,  l'Evêi^ue 
devait  en  avoir  tPop  :  c'était  suivant  Sa  Grandeur,  le  seul  moyen  d'en 
avoir  assez. 

Mgr.  Laurence,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  était  encore  dans  le  doute  au 
sujet  du  jugement  à  porter  sur  les  événements  de  Lourdes.     N'étant  point. 


08  /  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

sur  les  lieux,  ne  voyant  point  directement  les  merveilles  qui  s'acomplis- 
saient,  ne  les  connaissant  môme  que  par  les  rapports  d'ecclésiastiques  qui 
n'en  étaient  point  les  témoins  immédiats,  il  n'avait  pas  encore  formé  sa 
conviction.     Il  attendait. 

Dans  ces  circonstances,  défendre  formellement  à  Bernadette  d'aller  à 
la  Grotte  quand  elle  s'y  sentait  appelée  par  une  voîx  d'en  haut,  c'eût  été 
attenter  à  la  liberté  la  plus  sacrée  de  l'âme,  et  les  hommes  de  l'Eglise 
savent  la  respecter,  même  chez  une  enfant  :  mais  user  de  la  voix  du  con- 
seil et  engager  Bernadette  à  ne  point  se  rendre  aux  Roches  Massabielle 
en  dehors  de  cette  irrésistible  impulsion,  c'est  ce  que  l'Eveque  crut  pru- 
dent d'ordonner  au  Curé  de  Lourdes,  afin  d'empêcher,  autant  qu'il  était 
en  lui,  le  pouvoir  civil  d'entrer  dans  cette  voie  dangereuse  des  persécutions 
vers  laquelle,  avec  sa  très-grande  sûreté  de  coup-d'œil,  il  le  voyait  incliner. 

Ce  qui  arrêtait  en  effet  le  Préfet,  c'était  moins  une  question  de  principe 
qu'une  considération  de  personne.  Avec  un  prélat  si  universellement 
vénéré  que  Mgr.  Laurence,  et  après  avoir  vécu  jusque-là  avec  Sa  Gran- 
deur dans  la  plus  parfaite  harmonie,  il  y  avait  à  y  regarder  à  deux  fois 
avant  de  tenter  un  coup  d'état  religieux.  Le  baron  Massy  avait  trop  le 
sentiment  politique  des  choses  administratives  pour  ne  pas  hésiter  à  rompre 
ette  cordiale  entente  et  à  faire  une  invasion  violente  dans  un  domaine  qui 
relevait  de  l'Evêque  et  de  l'Evêque  seul. 

Le  jour  de  Pâques  était  arrivé.  Malgré  les  pieuses  appréhensions  de 
M.  le  ministre  des  Cultes,  les  merveilles  accon.plics  à  Lourdes  n'avaient 
point  "  affaibli  le  sentiment  religieux  des  populations."  Des  conversions 
sans  nombre  avaient  eu  lieu  :  les  confessionnaux  étaient  assiégés  de  monde. 
Des  usuriers  ou  des  voleurs  avaient  restitué  :  beaucoup  de  scandales 
avaient  cessé.     Les  fidèles  se  pressaient  autour  de  la  Table  Sainte. 

Le  lundi  de  Pâques,  5  Avril,  c'est-à-dire  le  jour  même  où  le  préfet 
s'était  rendu  chez  Sa  Grandeur,  la  Mère  de  Dieu  avait  fait  de  nouveau 
entendre  un  appel  intérieur  à  la  fille  du  meunier,  et  l'enfant,  bientôt  sui- 
vied'une  foule  immense,  s'était  rendue  à  la  Grotte  où,  comme  précédem- 
ment, le  ciel  s'était  ouvert  devant  olle  et  lui  avait  laissé  voir  la  Vierge 
Marie  dans  sa  gloire. 

Ce  jour-là,  aux  yeux  émerveillés  de  la  multitude,  s'accomplit  un  fait  fort 
étrange. 

Le  cierge  que  Bernadette  avait  apporté  ou  qu'on  lui  avait  donné  était 
très-grand,  et  elle  l'avait  appuyé  par  terre  en  le  soutenant  par  le  bout 
entre  les  doigts  de  ses  mains  à  demi  jointes.  La  Vierge  lui  apparut.  Et 
voilà  que,  par  un  instinctif  mouvement  d'adoration,  la  voyante,  tombant 
en  extase  devant  la  Beauté  immaculée,  éleva  un  peu  les  mains  et  les  lais- 
sa reposer  doucement  et  sans  y  songer  sar  le  bout  du  cierge  allumée-  Et 
alors  la  flamme  se  mit  à  passcr.entre  ses  doigts  légèrement  entrouverts  et 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  09 

à  s'élever  au-dessus,  oscillant  çà  et  là,  suivant  le  faible  souffle  du  vent. 
Bernadette  pourtant  demeurait  immobile  et  abîmée  dans  la  céleste  contem- 
plation, ne  s'apercevant  même  pas  du  phénomène  qui  faisait  autour  d'elle 
la  stupéfaction  de  la  multitude.  Les  témoins  se  pressaient  les  uns  sur  les 
autres  pour  mieux  voir.  MM.  Jean-Louis  Fourcade,  Martinou,  Estrade, 
le  Garde-Forestier  Callet,  les  Demoiselles  Tard'hivail,  cent  autres  per- 
sonnes furent  les  spectateurs  de  ce  fait  inouï.  M.  Dozous,  dès  les  premiers 
moments,  avait  tiré  sa  raontre  :  cet  état  extraordinaire  dura  un  peu  plus 
'ju'un  quart  d'heure- 

Tout  à  coup,  un  léger  frissonnement  se  produit  dans  le  corps  de  Berna- 
dette. Ses  traits  redescendent.  La  Vision  avait  cessé  et  l'enfant  était 
revenue  à  son  état  naturel.  On  lui  prend  la  main  :  rien  que  de  nonnal 
n'y  apparaissait.  La  flamme  avait  respecté  la  chair  de  la  Voyante  en 
extase  devant  Marie.  La  foule,  non  sans  raison,  criait  au  miracle.  L'un 
des  spectateurs  cependant,  voulant  faire  la  contre -épreuve,  avait  pris  ce 
cierge  encore  allumé,  et,  sans  qu'elle  y  fit  attention,  il  l'approcha  de  la 
main  de  Bernadette. 

—Ah  !  monsieur,  s'écria-t-elle  en  se  retirant  vivement,  vous  me  brûlez  ?  * 

Les  événements  de  Lourdes  avaient  produit  une  telle  commotion  dans 

ce  pays  et  l'aflfluence  des  étrangers  était  telle  que  ce  jour-là,  bien  qu'on 

ne  fût  point,  commej  dans  ia  Quinzaine,  prévenu  à  l'avance,  la  multitude 

réunie  en  un  instant  autour  de  Bernadette  s'était  levée  après  de  dix  mille 

personnes,  t 

Quelques  filles  de  Lourdes,  d'une  haute  vertu,  et  parmi  lesquelles  nous 
ne  nommerons  qu'une  sainte  servante  vénérée  de  tous,  Marie  Courrèuje, 
eurent,  paraît-il,  à  la  Grotte,  à  deux  ou  trois  reprises  et  isolément,  la  même 
vision  que  Bernadette.  Cela  se  répandit  vaguement,  mais  ce  fut  sans  in- 
fluence sur  la  masse  du  pubUc.  De  petits  enfants  eurent  aussi  des  visions, 
mais  d'un  tout  autre  ordre,  d'un  ordre  effrayant.  Quand  le  Surnaturel 
divin  apparaît,  le  Surnaturel  diabolique  tâche  de  s'y  mêler.  L'hi'  toire 
des  Pères  du  désert  et  des  mystiques  donne  presqu'à  chaque  page  la 


•  Ce  fait  du  cierge  fit  beaucoup  de  bruit.  Le  Lnvedun  ne  put  se  dispenser  d'en  parler 
quelque  temps  après  :  "  Depuis  la  fameuse  journée  du  4  mars,  dit-il,  Bernadette  a  été 
"  sobre  de  visites  à  la  Grotte.  C'est  à  peine  si  elle  y  est  revenue  deux  ou  trois  fois.  Dans 
"  une  de  ses  visites  un  iéitioin  a  pu  nous  assurer  iiu'étant  en  extase  elle  avait  longtemps 
'*  tenu  la  main  au  contact  de  la  flamme  du  cierge  et  qu'elle  n'en  avait  pas  ressenti  les 
"  plus  lég-res  douleurs.  Vous  pensez  bien  qu'on  a  cri«'  au  miracle."— Cette  dernière 
réflexion  est  des  plus  naifves.  Le  rédacteur  du  hnvedan  considère-t-il  donc  ce  fait  comme 
absolument  naturel? 

t  Averti,  dés  le  premier  raom  Mit,  le  maire  avait  f.iit  placr  des  agents  à  tous  les  c'.iemin^ 
ou  sentiers  pour  faire  le  dénombrement.  Il  T  avait,  d'après  le  rapport,  qu'il  adies'a  le 
«oir  même  au  Pièfet,  9,060  personnes,  dont  4,822  habitants  de  Lourdes  et  4,238  étrangers. 
^Jrchivet  de  la  mairie  de  Lourrfes.— Lettre  du  maire  au  Préfet,  No.  86. 


100  *  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

preuve  de  cette  vérité.     L'abîme  était  troublé  et  le  Mauvais  Ange  avait 
recours  à  ses  prestiges  pour  jeter  le  trouble  dans  l'âme  des  croyants. 

Ces  divers  faits,  assez  mal  observés  à  l'époque,  n'ont  point, (maintenant 
surtout  que  la  mémoire  en  a  oublié  certains  détails),  une  précision  assez 
rigoureuse  pour  que  nous  leur  ouvrions  les  portes  de  l'Histoire.  Nous  les 
indiquons  seulement  pour  ne  rien  négliger.  Les  visions  vraies  n'eurent 
qu'une  importance  individuelle  :  le  reste  tomba  de  soi-même. 

Le  concours  continuait  sur  le  chemin  des  Roches  Massabielie.  Pas  un 
cri  tumultueux  dans  cette  foule,  pas  une  agitation  dans  ce  fleuve  populaire 
dont  les  flots  se  renouvelaient  sans  cesse.  Des  cantiques,  des  litanies,  des 
vivats  en  l'honneur  de  la  Vierge,  voilà  tout  ce  qu'on  entendait,  tout  ce 
que  M.  Jacomet  et  sa  police  pouvaient  enregistrer  dans  leurs  Rapports. 
C'était  plus  que  l'ordre,  c'était  le  recueillement. 

Les  ouvriers  de  Lourdes  avaient  élargi  le  sentier,  tracé  depuis  quinze 
ou  vingt  jours  par  les  carriers  sur  les  pentes  de  Massabielie  ;  ils  avaient 
fait  jouer  la  mine  et  taillé  le  rocher  en  maint  endroit  ;  de  sorte  qu'il? 
avaient  créé  sur  ces  coteaux  abruptes  un  chemin  assez  large  et  très-prati- 
cable. C'était  un  travail  considérable  qui  avait  demandé  de  la  peine,  du 
temps,  des  frais.  Ces  braves  gens  accomplissaient  ce  labeur  dans  la 
soirée,  en  revenant  des  chantiers  où  ils  étaient  occupés  du  matin  au  soir. 
Ils  se  reposaient  des  fatigues  de  leur  rude  journée  en  travaillant  à  ce 
chemin  qui  conduisait  à  Dieu  :  In  lahore  requies.  Vers  la  tombée  de  la 
nuit,  on  les  voyait  attachés  comme  une  fourmillière  au  flanc  du  tertre 
rapide,  piochant,  brouettant,  creusant  le  roc,  y  mettant  de  la  poudre  et 
faisant  \oler  en  éclats  le  marbre  ou  le  granit. 

— Qui  vous  paiera  ?  leur  disait-on. 

— La  sainte  Vierge,  répondaient-ils. 

Avant  de  se  retirer,  ils  descendaient  tous  ensemble  à  la  Grotte  et 
faisaient  la  prière  en  commun.  Au  mileu  de  cette  superbe  nature,  sous 
ce  beau  ciel  étoile,  ces  scènes  chrétiennes  avaient  une  simplicité  et  une 
grandeur  primitives. 

La  Grotte  changeait  peu  à  peu  d'aspect.  Jusque-là  on  y  avait  fait 
brûler  des  cierges  en  signe  de  vénération.  On  y  déposa  vers  cette  époque 
des  vases  de  fleurs,  naturelles  ou  découpées  par  de  pieuses  mains,  des 
statues  de  la  Vierge,  des  ex-voto  en  signe  de  reconnaissance.  Les  ouvriers 
avaient  fait  une  petite  balustrade  pour  protéger  ces  objets  fragiles  contre 
les  involontaires  accidents  qu'aurait  pu  occasionner  l'empressement  de  la 
multitude. 

Plusieurs  personnes,  ayant  reçu  quelque  grùce  singulière  par  l'inter- 
vention de  Notre-Dame  de  Lourdes,  apportèrent  comme  un  hommage  au 
leu  de  la  Vision  leur  petite  croix  d'or  avec  la  chaîne,  confiant  la  garde 
<le  leur  pieuse  offrande  à  la  foi  publique.     Comme  dès  ce  moment  tout  le 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  101 

pays  s'écriait  qu'il  fallait  obéir  à  l'Apparition  et  construire  une  chapelle, 
on  se  mit  également  à  jeter  de  l'argent  dans  la  Grotte.  Des  sommes  con- 
sidérables, quelques  milliers  de  francs,  se  trouvèrent  ainsi  exposées  .  n 
plein  air,  sans  nulle  défense  extérieure,  durant  la  nuit  et  durant  le  jour  ; 
et,  tel  était  le  respect  qu'inspirait  ce  lieu,  naguère  inconnu,  tel  était  l'eiTet 
moral  produit  sur  les  âmes,  qu'il  ne  se  rencontra  pas  un  seul  malfaiteur  dans 
tout  le  pays  pour  tenter  un  larcin  sacrilège.  Et  cela  est  d'autant  plus 
merveilleux,  que,  quelques  r_iois  auparavant,  plusieurs  églises  voisines 
avaient  été  dévalisées.  La  Vierge  ne  voulait  point  que  le  moindre  souvenir 
criminel  se  mêlât  à  l'origine  du  pèlerinage  qu'elle  voulait  établir. 

Une  circonstance  singulière  qui  passa  peut-être  inaperçue  à  cette  époque 
fut  relevée  par  la  suite  et  frappa  beaucoup  de  personnes.  Nous  ne  pou- 
vons nous  empêcher  de  la  faire  remarquer  :  ' 

Un  des  plus  beaux  privilèges  de  la  Souveraineté,  c'est  le  droit  de  faire 
grâce,  et  quand  un  roi  veut  fêter  son  avènement,  il  amnistie  les  coupables. 
La  Reine  du  Ciel  pouvait  plus  et  fit  plus.  Elle  voulut  qu'il  n'y  eût  pas 
même  de  coupables.  Le?  Apparitions  qui  avaient  eu  lieu  déjà  et  celles  qui 
eurent  lieu  plus  tard  se  trouvèrent  réparties  sur  deux  trimestres  judiciaires. 
Or,  pendant  ces  deux  trimestres,  il  n'y  eut  dans  le  département,  ni  un 
seul  crime  commis^  ni  un  seul  criminel  condamné.  C'est  un  fait  peut-être 
sans  précédents.  La  session  des  assises  de  mars  n'eut  à  examiner  qu'une 
seule  aflfaire  antérieure  à  la  période  des  Apparitions,  et  qui  se  termina  par 
un  acquittement.  La  session  suivante,  qui  devait  avoir  lieu  en  juin,  n'eut 
que  deux  affaires  à  juger,  l'une  et  Vautre  relatives  à  des  événements  anr 
térieurs  à  cette  même  j)ériode.   * 

Cette  coïcidence  étonnante,  cette  marque  mystérieuse  de  l'invisible 
influence  qui  planait  sur  toute  la  contrée,  cette  preuve  toute  extérieure, 
ce  prodige  moral,  ce  miracle  diocésain,  nous  semblent  faits  pour  donner  à 
réfléchir  aux  esprits  les  plus  frivoles.  Comment,  pendant  un  aussi  long 
temps,  les  criminels  ont-ils  eu  le  bras  arrêté  ?  Est-ce  imposture,  hallucina- 
tion ou  catalepsie  ?  Comment  le  glaive  de  la  justice  n'a-t-il  pas  eu  à  sévir  ? 
D'oii  venait  cette  paix,  cette  trêve  de  Dieu,  'précisément  en  ce  moment? 
En  dehors  de  la  raison  que  nous  indiquons,  nous  invitons  l'incroyance  à 
essayer  de  trouver  la  cause  de  ce  fait  surprenant  et  de  cette  étrange  coïn- 
cidence.    Elle  le  tentera  vainement. 

La  Reine  du  ciel  avait  passé,  la  Reine  du  ciel  avait  béni. 

Bernadette  était  constamment  visitée  par  les  innombrables  étrangers 

que  la  piété  ou  la  curiosité  faisaient  aflfluer  à  Lourdes.     Il  y  en  avait  de 

toutes  les  classes,  de  toutes  les  professions,  de  toutes  les  philosophies.  Nul 

ne  prit  en  défaut  cette  parole  simple  et  loyale  ;  nul,  après  avoir  vu  et 

•Voir   V Intérêt  pu  lie  des  6  mars  et  8  juin,  et  VEre  impériale  de  la  même  époque. 


102  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

entendu  la  Voyante,  n'osa  dire  qu'elle  mentait.  Au  milieu  des  partis? 
agités  et  des  discussions  sans  nombre,  cette  petite  enfant,  par  un  privilège 
inconcevable,  inspirait  ù  tous  le  respect,  et  elle  ne  fut  pas  une  seule  fois 
en  butte  à  la  calomnie.  L'éclat  de  cette  innocence  était  tel,  que  sa  per- 
sonne ne  fut  ni  atteinte  ni  attaquée  :  une  invisible  égide  la  protégeait. 

D'une  intelligence  très-ordinaire  en  toutes  choses,  Bernadette  était  au- 
dessus  d'elle-même  toutes  les  fois  qu'elle  avait  à  rendre  témoignage  de  l'Ap- 
parition.    Aucune  objection  ne  la  troublait. 

Elle  avait  des  réponses  profondes.  M.  de  Rességuier,  conseiller-généraî' 
et  ancien  député  des  Basses-Pyrénées,  vint  la  voir  :  il  était  accompagné 
de  plusieurs  dames  de  sa  famille.  Il  se  fit  raconter  les  Visions  dans  le  plus 
grand  détail.  Lorsque  Bernadette  lui  dit  que  l'Apparition  s'exprimait  en 
patois  béarnais,  il  se  i écria: 

— Tu  ne  dis  point  la  vérité,  mon  enfant  !  Le  bon  Dieu  et  la  sainte 
Vierge  ne  comprennent  pas  ton  patois  et  ils  ne  savent  pas  ce  misérable 
langage. 

— S'ils  ne  le  savaient  pas,  monsieur,  répondit-elle,  comment  le  saurions- 
nous  nous-mêmes  ?  Et  s'ils  ne  le  comprenaient  pas,  qui  nous  rendrait 
capables  de  le  comprendre  ? 

Elle  avait  des  réparties  spirituelles. 

— Comment  la  sainte  Vierge  a-t-elle  pu  t'ordonner  de  manger  de  l'herbe  ?' 
Elle  te  prenait  donc  pour  une  bête  ?  lui  disait  un  jour  un  sceptique. 

— Est-ce  que  vous  pensez  cela  de  vous  quand  vous  mangez  de  la  salade  ? 
lui  répliqua-t-elle  en  souriant  finement. 

Elle  avait  des  réponses  naïves.  Ce  même  M.  de  Rességuier  lui  parlait 
de  la  beauté  de  l'Apparition  de  la  Grotte  : 

— Etait-elle  aussi  belle  que  les  personnes  que  voici  ?  lui  demanda-t-il. 

Bernadette  promena  son  regard  sur  le  cercle  charmant  des  jeunes  filles 
et  des  dames  qui  avaient  accompagné  le  visiteur,  puis  elle  eut  comme  une 
moue  de  dédain  : 

— Oh!  c'était  bien  autre  chose  que  tout  cela!  fit-elle, 

"  Tout  cela,"  c'était  l'élite  de  la  société  de  Pau. 

Elle  déconcertait  les  subtilités  de  l'esprit  par  lesquelles  on  cherchait  à 
Tembarrasser. 

— Si  M.  le  Curé  vous  défendait  formellement  d'aller  à  la  Grotte,  que 
feriez- vous  ?  lui  disait  quelqu'un. 

— Je  lui  obéirais. 

— Mais  si  vous  receviez  en  même  temps  de  1'^^  pparition  l'ordre  d'y 
aller,  que  feriez-vous  alors  entre  ces  deux  ordres  contraires  ? 

L'enfant  tout  aussitôt,  sans  hésiter  le  moins  du  monde,  répondit  : 
-     — J'irais  demander  la  permission  à  Monsieur  le  Curé. 

Rien,  ni  à  cette  époque  ni  plus  tard,  ne  lui  fit  perdre  sa  simplicité  pleine 


NOTRE-DAME  DE  LOURDES.  lOo 

de  grâce.  Jamais,  à  moins  d'être  interrogée,  elle  ne  parlait  de  l'Appari- 
tion. Elle  se  considérait  toujours  comme  la  dernière  à  l'école  des  Soeurs. 
On  avait  de  la  peine  à  lui  apprendre  à  lire  et  à  écrire.  L'esprit  de  cette 
enfant  était  ailleurs,  et,  si  nous  osions  pénétrer  dans  cette  nature  exquise 
et  visitée  par  la  grâce,  nous  dirions  peut-être  que  son  âme,  peu  curieuse 
sans  doute  de  ce  savoir  humain,  faisait  l'école  buissonnière  dans  les  halliers 
du  Paradis. 

Aux  rtx^réations,  elle  se  confondait  avec  ses  compagnes.  Elle  aimait  à 
jouer. 

Quelquefoifc  un  visitenr,  un  étranger  venu  de  loin  demandait  aux  Sœurs 
de  lui  montrer  cette  Voyantf  cette  privilégiée  du  Seigneur,  cette  bien- 
aimée  de  la  Vierge,  cette  Be^     dette  dont  le  nom  était  déjà  si  célèbre. 

— La  voilà,  disait  la  Sœ  >  la  désignant  du  doigt  parmi  les  autres 
enfants. 

Le  visiteur  regardait,  et  il  voyait  une  petite  fille  chétive  et  misérable- 
ment vêtue,  jouant  aux  barres,  à  cache-cache,  à  pigeon-voie,  sautant  à  la 
corde,  toute  entière  aux  innocents  plaisirs  de  l'enfance.  Mais  ce  qu'elle 
préférait  à  tout,  c'était  de  figurer,  elle  la  trentième  ou  la  quarantième,  dans 
une  de  ces  rondes  immenses  que  les  enfants  font  en  chantant  et  se  tenant 
par  la  main. 

La  Mère  de  Dieu,  en  visitant  Bernadette,  en  lui  donnant  le  rCle  d'un 
témoin  des  choses  divines,  en  faisant  d'elle  le  centre  d'un  concours  innom- 
brable et  comme  un  objet  de  pèlerinage,  avait  protégé,  par  un  miracle 
plus  grand  que  tout  autre,  sa  simplicité  et  sa  candeur,  et  elle  lui  avait  fait 
le  don  extraordinaire,  le  don  divin  de  demeurer  une  enfant. 

Ce  n'était  point  seulement  à  Lourdes  que  des  guérisons  miraculeuses 
avaient  lieu.  Des  malades  qui  ne  pouvaient  point  venir  à  la  Grotte  s'étaient 
procuré  de  l'eau  et  avaient  vu  leurs  souflfrances  invétérées  disparaître 
soudainement 

Il  y  avait  à  Nay,  dans  les  Basses-Pyrénées,  un  enfant  de  quinze  ans 
nommé  Henri  Busquet  dont  la  santé  était  perdue.  Il  avait  eu,  en  1850, 
une  violente  et  longue  fièvre  typhoïde  à  la  suite  de  laquelle  s'était  formé 
au  côté  droit  du  cou  un  abcès  qui  avait  gagné  insensiblement  le  haut  de 
la  poitrine  et  le  bas  de  la  joue.  Cet  abcès  était  gros  comme  le  poing. 
L'enfant  souflfrait  à  se  rouler  par  terre.  M.  le  docteur  Suberv'.elle,  très- 
renommé  en  ce  pays,  perça  cet  abcès,  quatre  mois  environ  après  sa  forma- 
tion, et  il  en  sortit  une  énorme  quantité  de  matière  séro-purulente.  Mais 
Henri  ne  guérit  point.  Après  plusieurs  médications  impuissantes,  le  docteur 
songea  aux  eaux  de  Cauterets.  En  1857,  dans  le  courant  du  mois  d'octobre, 
époque  de  l'année  oii,  les  riches  baigneurs  étant  déjà  partis,  les  indigents 
se  rendent  à  ces  thermes  célèbres,  le  jeune  Busquet  y  prit  une  quinzaine 
de  bains.     Ils  furent  plus  nuisible^  qu'utiles  et  avivèrent  ses  plaies.     La 


104  NOTRE-DAME   DE  LOURDES. 

maladie  s'aggravait  malgré  des  soulagements  momentanés.  Le  malheureux 
enfant  avait  aux  régions  que  nous  venons  d'indiquer  un  ulcère  étendu, 
béant,  fournissant  une  suppuration  abondante,  couvrant  le  haut  de  la 
poitrine,  tout  un  côté  du  cou,  et  menaçant  le  visage.  En  outre,  deux 
nouveaux  engorgements  glandulaires  très-prononcés  s'étaient  déclarés  à 
côté  de  cet  affreux  ulcère. 

Tel  était  l'état  de  ce  pauvre  enfant  lorsque,  entendant  parler  des  effets 
merveilleux  de  l'eau  de  la  Grotte,  il  pensa  à  y  avoir  recours.  Il  voulait 
partir  et  y  faire  à  pied  son  pèlerinage  ;  mais  il  présumait  trop  de  ses 
forces  et  ses  parents  refusèrent  de  l'y  conduire. 

Henri,  qui  était  très-pieux,  était  poursuivi  par  l'idée  que  la  Vierge 
apparue  à  Bernadette  le  guérirait.  Il  demanda  à  une  voisine  qui  allait  à 
Lourdes  de  puiser  pour  lui  un  peu  d'eau  à  la  Source.  Elle  lui  en  apporta 
une  bouteille  dans  la  soirée  du  mercredi,  28  avril,  fête  du  Patronage  de 
saint  Joseph. 

Vers  les  huit  heures  du  soir,  au  moment  de  se  coucher,  l'enfant  s'age- 
nouille et  adresse  sa  prière  à  la  Très-Sainte  Vierge. 

Sa  famille  priait  avec  lui  ;  son  père,  sa  mère,  plusieurs  frères  et  sœurs. 
C'étaient  de  très-braves  gens,  simples  et  croyants  :  l'une  des  filles  est 
aujourd'hui  religieuse  chez  les  sœurs  de  Saint- André. 

Henri  se  met  au  lit.  Le  docteur  Subervielle  lui  avait  souvent  recom- 
mandé de  ne  se  jamais  servir  d'eau  froide,  sous  peine  d'une  complication 
fâcheuse  de  son  mal  ;  mais,  en  ce  moment,  Henri  pensait  à  tout  autre 
chose  qu'aux  prescriptions  de  la  Médecine.  H  enlève  les  bandages  et  la 
charpie  qui  couvrent  son  ulcère  et  ses  tumeurs,  et,  à  l'aide  d'un  linge 
qu'il  imbibe  dans  l'eau  de  la  Grotte,  il  baigne  et  lave  ses  plaies  avec 
l'onde  miraculeuse.  La  foi  ne  lui  manquait  point.  "  Il  est  impossible, 
pensait  il,  que  la  sainte  Vierge  ne  me  guérisse  pas."  Il  s'endort  sur  cette 
espérance.     Un  sommeil  profond  s'empare  de  lui. 

Au  réveil,  son  espérance  était  une  réalité,  toutes  ses  douleurs  avaient 
cessé,  toutes  ses  plaies  étaient  fermées  ;  les  glandes  avaient  disparu  ; 
l'ulcère  n'était  plus  qu'une  cicatric.e  solide,  aussi  solide  que  si  la  main  du 
temps  l'avaient  fermée  lentement.  La  puissance  éternelle  qui  était  inter- 
venue, et  qui  avait  guéri,  avait  fait  en  quelques  instants  l'œuvre  de  plusieurs 
mois  ou  de  plusieurs  années.  La  guérison  avait  été  complète,  soudaine 
et  sans  convalescence.  •• 

Le  Rapport  des  médecins  adressé  à  la  Commission  et  dans  lequel  nous 
avons  puisé  les  termes  techniques  de  notre  récit,  s'inchnait  devant  le 
Miracle  manifeste  survenu  en  cet  enfant.  "  Toutes  les  affections  de  la 
*'  nature  de  celle  ci,  disait  l'un  d'eux,  sont  lentes  à  guérir  parce  qu'elles  se 
"  rattachent  à  la  diathèse  scrofuleuse  et  qu'elles  impHquent  la  nécessité  de 
"  modifier  profondément  l'organisme.  Cette  seule  considération  mise  en 
*'  regard  de  la  soudaineté  de  la  guérison  suffit  pour  prouver  que  ce  fait 


NOERE-DAMiil   DE   LOURDES.  105 

"  s'écarte  de  l'ordre  de  la  nature.  Nous  le  rangeons  parmi  les  faits  qui  pos- 
•'  sèdent  pleinement  et  d'une  manière  évidente  le  caractère  surnaturel  (*).  " 

Le  médecin  ordinaire  du  malade,  M.  le  docteur  Subervielle,  déclarait 
merveilleuse  et  divine,  comme  tout  le  monde,  cette  soudaine  guérison  ; 
mais  le  scepticisme  inquiet  qu'il  y  a  souvent  au  fond  de  l'esprit  des  disci- 
ples de  la  Faculté,  attendait  la  grande  épreuve  du  temps. 

—  Qui  sait,  disait  souvent  M.  Subervielle,  si,  à  dix-huit  ans,  ceci  ne 
reviendra  pas  ?  Jusque-là,  je  serai  toujours  tourmenté. 

L'éminent  médecin  qui  parlait  ainsi  ne  devait  pas  avoir  la  joie  de  voir 
cette  guérison  confirmée  par  le  temps.  Le  pays  eut  le  malheur  de 
k  perdre  ,  il  mourut  quelque  temps  après. 

Quand  au  jeune  Henri  Busquet,  l'auteur  de  ce  livre,  suivant  sa  coutume 
de  vérifier  par  lui-même,  a  voulu  le  voir  et  l'entendre. 

Henri  nous  a  dit  son  histoire,  que  nous  connaissions  déjà  par  les  rapports 
oflSciels  et  par  plusieurs  témoins.  Il  nous  l'a  racontée  comme  une  chose 
toute  simple,  sans  stupeur  et  sans  surprise.  Pour  le  ferme  bon  sens  de 
ces  chrétiens  du  peuple,  dont  les  sophismes  n'ont  pas  éggré  l'esprit,  le 
Surnaturel  ne  paraît  point  extraordinaire,  et  moins  encore  contraire  à  la 
raison.  Ils  le  trouvent  conforme  aux  vraies  notions  du  sens  commun.  S'ils 
sont  surpris  parfois  qu'un  médecin  leur  rende  la  santé,  ils  ne  sont  jamais 
étonnés  que  Dieu,  qui  a  été  assez  puissant  pour  créer  l'homme,  soit  assez 
bon  pour  le  guérir.  Ils  voient  d'un  regard  très-droit,  que  le  Miracle,  loin 
de  troubler  l'ordre,  est  au  contraire  une  des  lois  de  l'ordre  éternel.  Si 
Dieu,  dans  sa  miséricorde,  a  donné  à  certaines  eaux,  la  vertu  d'enlever 
telle  maladie,  s'il  guérit  indirectement  ceux  qui  usent,  suivant  certaines 
conditions,  de  ces  choses  matérielles,  combien,  à  plus  forte  raison,  saura-t-il 
guérir  directement  ceux  qui  directement  s'adressent  à  Lui  ?  Ainsi  rai- 
sonne le  pauvre  peuple. 

Nous  avons  voulu  voir  de  nos  yeux  et  toucher  de  nos  mains  les  traces 
de  cette  terrible  plaie,  si  miraculeusement  guérie.  Une  vaste  cicatrice 
marque  la  place  où  était  l'ulcère.  H  y  a  longtemps  que  l'enfant  a  franchi 
la  crise  de  la  dix-huitième  année,  et  rien  n'a  reparu  de  sa  cruelle  maladie. 
Nulle  souffrance,  nul  écoulement,  nulle  tendance  aux  engorgements  glan- 
dulaires. La  santé  est  parfaite.  Henri  Busquet  est  aujourd'hui  un  homme 
de  vingt-cinq  ans  plein  de  vie  et  de  force.  Il  exerce  comme  son  père  l'état 
de  plâtrier.  Le  dimanche,  à  la  fanfare  de  l'Ornhéon,  il  remplit,  non  sans 
talent,  sa  partie  de  trombonne  parmi  les  instruments  de  cuivre.  Il  a  une 
voix  superbe.  Si  jamais  vous  allez  dans  la  ville  de  Nay,  vous  l'entendrez 
sûrement  à  travers  les  fenêtres  de  quehiue  maison  en  construction  ou  en 
réparation,  car,  sur  ses  échafaudages,  il  a  coutume  de  chanter  à  plein 
cœur,  depuis  l'aurore  jusques  au  soir.     Vous  pouvez  écouter  sans  crainte 

•  Rapport  de  M.  le  docteur  Vergez,  médecin  des  eaux  de  Baréges,  professeur  agrégé 
de  la  Faculté  de  Montpellier. 


lOG  NOTRE-DAME   DE    LOURDES. 

que  vos  oreilles  soient  blessées  par  quelque  chanson  grossière.  Ce  sont  de 
gais  et  innocents  couplets,  parfois  même  des  cantiques  que  module  cette 
voix  charmante.  Celui  qui  chante  n'a  pas  oublié  que  c'est  à  la  Sainte 
Vierge  qu'il  doit  la  vie. 

Dans  le  courant  de  ces  mois  de  Mars  et  d'Avril,  avant  comme  après  la 
lettre  du  Ministre,  M.  le  Préfet  avait  employé  sa  vive  intelligence  à  trouver 
en  dehors  du  Surnattael  la  clef  de  ces  étranges  affaires  de  Lourdes.  Les 
interrogatoires  avaient  été  inutilement  renouvelés  par  le  parquet  et  par 
Jacomet.  Ni  le  Commissaire  de  Police  ni  M.  Dutour  n'avaient  pu  prendre 
l'enfant  en  défaut.  Cette  petite  bergère  de  treize  ou  quatorze  ans,  igno- 
rante et  ne  sachant  ni  lire,  ni  écrire,  ni  même  parler  français,  déconcer- 
tait par  sa  simplicité  profonde  les  habiles  et  les  prudents. 

Un  disciple  des  Mesmer  et  des  Du  Potet,  venu  on  ne  sait  d'où,  avait 
vainement  tenté  d'endormir  Bernadette  du  sommeil  magnétique.  Ses 
passes  avaient  échoués  contre  ce  tempérament  paisible  et  peu  nerveux,  et 
il  n'avait  réussi  qu'à  donner  une  migraine  à  l'enfant.  La  pauvre  petite 
se  prêtait  d'ailleurs  avec  résignation  aux  expériences  et  à  l'examen  de 
chacun.  Dieu  voulait  qu'elle  fût  en  butte  à  toutes  les  épreuves  et  que  de 
toutes,  sans  exception,  elle  sortit  triomphante. 

On  avait  appris  qu'une  famille  étrangère  et  immensément  riche  ayant 
comme  tout  le  monde,  subi  le  charme  de  Bernadette,  lui  avait  proposé  de 
l'adopter  en  offrant  aux  parents  une  fortune,  cent  mille  francs,  avec  la 
facilité  de  rester  auprès  de  leur  enfant.     Le   désintéressement  de  ces 
braves  gens  n'avait  pas  même  été  tenté,  et  ils  avaient  voulu  rester  pauvres- 

Tout  échouait,  les  pièges  de  la  ruse,  les  off'res  de  l'enthousiasme,  la  dia- 
lectique des  esprits  les  plus  déliés. 

Quelle  que  fût  son  horreur  pour  le  fanatisme,  M.  le  Procureur  impérial 
Dutour  ne  pouvait  trouver,  ni  dans  le  Code  d'Instruction  Criminelle,  ni 
dans  le  Code  Pénal,  aucun  texte  qui  l'autorisât  à  sévir  contre  Bernadettv 
et  à  la  faire  incarcérer.  L^ne  arrestation  de  cette  nature  eût  été  illégale 
au  premier  chef  et  aurait  pu  avoir  pour  le  magistrat  qui  l'eût  ordonnée 
des  conséquences  fâcheuses.  Aux  jeux  de  la  loi  pénale,  Bernadette  était 
innocente. 

M.  le  Préfet,  avec  sa  très-grande  netteté  d'esprit,  se  rendit  compte  de 
tout  cela  aussi  bien  qu'eût  pu  le  faire  un  jurisconsulte.  Il  songea  alors  à 
arriver  au  même  résultat  à  l'aide  d'un  autre  moyen,  et  à  procéder  par 
mesure  administrative  à  cet  emprisonnement  qui  lui  semblait  utile  et  dont 
la  Magistrature,  les  codes  à  la  main,  ne  se  croyait  pas  le  droit  de  prendre 
r  initiative. 

Il  y  a  dans  l'immense  arsenal  de  nos  lois  et  règlements  une  arme  redou- 
table, nous  voulons  parler  de  la  loi  sur  les  Aliénés.  Sans  débat  public, 
sans  défense  possible,  sur  le  certificat  d'un  ou  deux  médecins  le  déclarant 
atteint  de  trouble  mental,  un  malheureux  peut  être  saisi  brusquement,  par 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  107 

simple  mesure  administrative,  et  jeté  dans  la  plus  terrible  des  prisons,  dans 
le  cabanon  d'une  maison  de  fous.  Que,  dans  la  plupart  des  cas,  cette  loi 
s'applique  suivant  l'équité,  par  suite  de  l'honorabilité  générale  et  de  la  capa- 
cité du  corps  médical,  nous  le  croyons  et  nous  avons  besoin  de  le  croire. 
Mais  que  cette  honorabilité  et  ce  savoir  autorisent  h  supprimer  toute 
défense,  toute  publicité  et  tout  appel  ;  que  la  décision  à  huis-clos  de  deux 
médecins  soit  dispensée  de  cette  triple  garantie  dont  la  Loi  a  voulu  entou- 
rer les  jugements  de  la  Magistrature,  c'est  ce  que  nous  avons  quelque 
peine  à  comprendre. 

Convaincu  comme  il  l'était  de  l'impossibilité  actuelle  du  Surnaturel,  M. 
le  préfet  Massy  n'hésita  pas,  dans  l'impuissance  d'agir  où  se  trouvait  la 
Magistrature,  à  chercher  dans  cette  loi  redoutable  une  solution  à  la  ques- 
tion extraordinaire  qui  venait  de  surgir  tout  à  coup  dans  son  département. 

En  apprenant  que  la  Vierge  était  apparue  de  nouveau  et  avait  dit  son 
nom  à  Bernadette,  M.  le  Préfet  envoya  chez  les  Soubirous  une  commission 
composée  de  deux  Médecins.  Il  les  prit  parmi  ceux  qui  n'admettaient  pas 
plus  que  lui  le  Surnaturel,  parmi  ceux  qui  avaient  leurs  conclusions  écrites 
d'avance  dans  leur  prétendue  philosophie  médicale.  Ces  deux  Médecins 
qui  étaient  de  Lourdes  et  dont  l'un  était  l'ami  particulier  du  Procureur 
impérial,  s'épuisaient  depuis  trois  semaines  à  soutenir  toutes  sortes  de  théo- 
ries sur  la  catalepsie,  le  somnambulisme,  l'hallucination,  et  se  débattaient 
exaspérés  contre  l'inexplicable  rayonnement  de  l'extase,  contre  le  jaillissse- 
ment  de  la  Source,  contre  les  guérisons  soudaines  qui  venaient  à  chaque 
instant  battre  en  brèche  les  doctrines  qu'ils  avaient  rapportées  de  la  Faculté. 

Ce  fut  à  ces  hommes  et  dans  ces  circonstances  que  M.  le  Préfet,  dans 
sa  sagesse,  jugea  bon  de  confier  l'examen  de  Bernadette. 

Ces  messieurs  palpèrent  la  tête  de  l'enfant  et  n'y  trouvèrent  aucune 
lésion.  Le  système  de  Gall  consulté  n'indiquait  nulle  part  la  protubé- 
rance de  la  folie.  Les  réponses  de  l'enfant  étaient  sensées,  sans  contra- 
dictions, sans  bizarrerie.  Rien  d'exagéré  dans  le  système  nerveux  :  tout 
au  contraire,  un  plein  équilibre  et  je  ne  sais  quoi  de  profondément  calme. 
Un  asthme  fatiguait  souvent  la  poitrine  de  la  petite  fille  ;  mais  cette  infir- 
mité n'avait  aucune  liaison  avec  un  dérangement  du  cerveau. 

Les  deux  Médecins,  très-consciencieux  d'ailleurs  malgré  leurs  préven- 
tions, consignèrent  toutes  ces  choses  dans  leur  rapport,  et  constatèrent 
l'état  très- sain  et  très-normal  de  l'enfant. 

Toutefois,  comme  sur  la  question  des  Apparitions,  elle  persistait  invari- 
ablement dans  son  récit,  ces  messieurs,  qui  ne  croyaient  point  à  la  possibi- 
lité de  pareilles  visions,  s'appuyèrent  là-dessus  pour  dire  que  Bernadette 
pourrait  bien  être  hallucinée-  (1.) 

(1.)  archives  de  la  mairie  de  Lourdes.  Lettre  d'envoi  à  M.  le  Préfet  da  rapport  de 
MM.  les  docteurs**  et  ••*,  en  date  du  26  Avril.  Nous  ne  nommerons  pas  ces  deux  doc- 
teurs qui  ne  sortirent  qu'un  instant  de  la  vie  privée  pour  faire  ce  rapport  off  ciel,  et  qui 


108  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

Malgré  leurs  idées  anti-surnaturelles,  ils  n'osèrent,  devant  Fétat  si  bien 
équilibré  et  si  intellectuellement  normal  de  l'enfant,  prendre  une  formule 
plus  affirmative.  Ils  sentaient  instinctivement  que  c'était  non  leur  science 
positive  avec  ses  certitudes,  mais  leurs  opinions  philosophiques  préconçues 
qui  concluaient  de  la  sorte,  et  qui  répondaient  à  la  question  parla  question. 

M.  le  Préfet  n'y  regardait  pas  de  si  près,  et  ce  Rapport  lui  parut  suffi- 
sant. Muni  de  cette  pièce,  et  en  vertu  de  la  loi  du  30  juin  1838,  il  résolut 
de  faire  arrêter  Bernadette  et  de  la  faire  conduire  à  Tarber  pour  être  in- 
ternée provisoirement  à  l'hospice,  et  ensuite,  sans  doute,  C  mus  une  maison 
de  fous. 

Frapper  cette  enfant  n'était  pas  tou  •  il  fallait  opposer  enfin  une  digue 
à  ce  mouvement  extraordinaire  de  la  p  ilation.  M.  Rouland  l'avait 
insinué  dans  sa  lettre  au  Préfet,cela  était  possible  sans  sortir  de  la  légalité. 
Il  n'y  avait  pour  cela  qu'à  considérer  la  Grotte  comme  un  oratoire,  et  à  la 
faire  dépouiller  des  ex-voto  et  des  offrandes  des  croyants. 

Si  les  croyants  opposaient  de  la  résistance,  un  escadron  de  cavalerie  se 
tiendrait  à  Tarbes,  prêt  à  tout  événement.  Une  émeute  eût  comblé  bien 
des  vœux  secrets.  , 

Restait  à  faire  exécuter,  contre  Bernadette  et  contre  la  population,  ces 
diverses  mesures,  dont  l'infaillibité  préfectorale  avait  reconnu  la  nécessité 
et  l'urgence  pour  parer  à  l'invasion  croissante  de  la  Superstition. 

C'était  l'époque  du  Conseil  de  révision,  M.  Massy  eut  dans  cette  circons- 
tance l'occasion  de  se  rendre  à  Lourdes,  et  d'y  voir  tous  les  Maires  du 
canton. 

"  M.  le  Préfet,  a  dit  depuis  un  illustre  écrivain.  M.  le  Préfet  était 
chargé  d'imposer  ce  jour-là  à  ses  administrés  un  service  assez  grand,  assez 
lourd,  inauguré  d'une  façon  assez  répugnante  :  il  aurait  pu  comprendre, 
s'il  l'avait  voulu,  que  quelques  libertés  consolantes  sont  nécessaires  en 
compensation  des  sacrifices  qu'exige  la  société.  Or,  la  liberté  de  prier  en 
certains  lieux,  d'y  brûler  un  cierge,  d'y  puiser  une  goutte  d'eau,  d'y 
déposeï  ^ne  offrande,  ne  peut  pas  paraître  bien  onéreuse  à  l'Etat,  ni 
funeste  à  l'ordre  pubhque,  ni  offensante  pour  la  pudf^ur  et  la  liberté  de 
personne  :  cependant  elle  console  profondément  ceux  qui  en  usent. .  Laissez 
donc  la  foi  vivre  !  Dans  vos  emplois,  dans  vos  puissances,  dans  vos  fortu- 
nes, songez  que  la  plupart  des  hommes  que  vous  gouvernez  ont  besoin  de 
demander  à  Dieu  le  pain  de  chaque  jour,  et  ne  le  reçoivent  que  par  une 
sorte  de  miracle.  La  foi,  c'est  déjà  du  pain  :  elle  aide  à  manger  le  pain 
noir  ;  elle  aide  à  l'attendre  encore  patiemment,  passé  l'heure  où  il  devait 
venir.  Et  quand  Dieu  semble  vouloir  ouvrir  un  de  ces  Heux  de  grâce  où 
la  foi  coule  plus  abondante  et  donne  de  plus  prompts  secours,  ne  les  fermez 

se  trompèrent,  croyons-nous,  sans  y  mettre  de  rat'chanceté. — S'ils  avaient  quelques  récla- 
mations à  faire  au  sujet  de  notre  récit,  nous  sommes  prêts  sur  une  lettre  d'eux  à  en  tenir 
compte. 


NOTKE-DAME   DE   LOURDES.  109 

pas  :  vous-mêmes,  les  premiers,  en  aurez  besoin.  C'est  là  que  vous  pourrez 
faire  des  économies  sur  le  budget  des  hôpitaux  et  des  prisons."  (1.) 

Telles  n'étaient  point  les  pensées,  tels  n'étaient  point  les  sentiments  de 
M.  le  baron  Massy.  Après  avoir  prélevé  au  nom  du  Pouvoir  ce  terrible 
impôt  du  sang,  que  l'on  nomme  la  Conscription,  il  adressa  aux  Maires  du 
canton  un  discours  officiel.  Il  sut  invoquer  à  la  fois,  à  propos  des  Appa- 
ritions et  des  Miracles,  l'intérêt  de  l'Eglise  et  celui  de  l'Etat,  le  Pape  et 
l'Empereur.  En  chacune  de  ses  phrases,  il  commençait  par  la  piété  et 
finissait  par  l'administration.  Les  prémisses  étaient  d'un  théologien,  les 
conclusions  étaient  d'un  préfet. 

"  M.  le  Préfet  a  montié  aux  Maires,  disait  le  surlendemain  le  journal  de 
la  Préfecture,  ce  que  les  scènes  qui  s'étaient  produites  avaient  de  regretta- 
ble, et  quelle  défaveur  elles  tendaient  à  jeter  sur  la  Religion.  Il  s'est 
appliq  iJ  surtout  à  leur  faire  comprendre  que  le  fait  de  la  création  d'un 
oratoire  à  la  Grotte, /aii  suffisamment  constitué  par  le  dépôt  d'emblèmes 
religieux  et  de  cierges,  était  une  atteinte  portée  à  l'autorité  ecclésiastique 
et  civile,  une  illégalité  qu'il  était  du  devoir  de  l!administration  de  faire 
cesser,  puisque,  aux  termes  de  la  Loi,  aucune  chapelle  publique  ou  oratoire 
ne  peut  être  fondée  sans  V autorisation  du  Gouvernement,  ?ur  l'avis  del'E- 
vêque  diocésain.''  (2.) 

^'  — Mes  sentiments,  avait  ajouté  le  dévot  fonctionnaire,  ne  doivent  être 
"  suspects  à  personne.  Tout  le  monde,  dans  ce  département,  connaît  mon 
"  respect  profond  pour  la  Religion.  J'en  ai  donné, — je  crois, —  assez  de 
'*  preuves,  pour  qu'il  soit  impossible  de  mal  interprêter  mes  intentions. 

"  Vous  ne  serez  donc  pas  surpris  d'apprendre.  Messieurs,  que  j'ai  donné 
"  l'ordre  au  Commissaire  le  Police  d'enlever  et  de  transporter  à  la  Mairie, 
"  oii  ils  seront  mis  à  la  disposition  de  ceux  qui  les  ont  déposés,  les  objets 
placés  dans  la  Grotte.  ♦ 

"  J'ai  prescrit,  en  outre,  d'ARRÊTER  et  de  conduire  à  Tarbes,  pour  y 
"  être  traitées  comme  malades,  aux  frais  du  Département,  les  personnes 
"  qui  se  diraient  visionnaires,  et  je  ferai  poursuivre,  comme  propagateurs 
"  défausses  nouvelles,  tous  ceux  qui  auraient  contribué  à  mettre  en  circu- 
**  lation  les  bruits  absurdes  que  l'on  fait  courir.'"  (3.) 

Ceci  se  passait  le  4  mai.  C'est  ainsi  que  le  très-religieux  Préfet  inau- 
gurait son  mois  de  Marie. 

Ces  paroles  furent  accueillies  par  un  "  euthousiasme  unanime,^''  suivant 
le  journal  de  la  Préfecture. 

La  vérité  est  que  les  uns  désapprouvèrent  hautement  la  voie  violente 
dans  laquelle  s'engageait  l'autorité,  tandis  que  d'autres,  appartenant  à  la 

(1.)  Louis  Veuillot,  Univers  du  28  août  1868. 
(2.)  Ere  impériale  du  8  mai. 

(3.)  Nous  donnons  ce  diacours  d'après  l'article  de  XEre  impériale,  journal  de  la  Pré- 
fecture.    No  du  8  mai. 


110  NOTRE-DAME   DE   LOURDES, 

secte  des  Libres-Penseurs,  s'imaginèrent  que  la  main   du   Préfet   allait 
suffire  à  enrayer  brusquement  la  marche  irrésistible  des  choses. 

Au  dehors,  les  philosophes  et  les  savants  se  réjouissaient.  Le  Lavedan, 
absolument  silencieux  depuis  deux  mois,  terrassé  qu'il  était  par  l'évidence 
des  fiiits,  retrouva  la  parole  pour  entonner  un  dithyrambe  préfectoral. 

Immédiatement  après  son  discours,  le  Chef  du  Département  avait  quitté 
la  villle,  laissant  s'exécuter  hors  de  sa  présence  ce  qu'il  avait  ordonné. 

Les  mesures  de  M.  le  Préfet  se  complétaient  runc  par  l'autre.  Par 
l'arrestation  de  Bernadette,  il  atteignait  la  cauio  ;  par  l'enlèvement  des 
objets  à  la  Grotte,  il  atteignait  l'effet.  Si,  comme  c'était  probable,  ces 
ardentes  populations,  blessées  dans  la  liberté  de  leurs  croyances,  de  leur 
droit  de  prier,  de  leur  religion,  essayaient  quelque  résistance  ou  se 
livraient  à  quelque  désordre,  l'escadron  de  cavalerie,  mandé  par  dépêche, 
accourait  à  bride  abattue,  et,  mettant  toutes  choses  au  régime  de  l'état  de 
siège,  réfutait  la  Sipcrstition  parle  toat-paissaiit  argamont  du  sabre.  De 
même  qu'il  venait  de  transformer  une  question  religieuse  en  question 
administrative,  M.  Massy  était  prêt  à  transformer  la  question  administra- 
tive en  question  militaire. 

Le  Maire  et  le  Commissaire  de  Police  étaient  chargés,  chacun  selon  ce 
qui  les  concernait,  d'exécuter  les  volontés  du  Préfet.  Lt.  ^-emier  avait 
ordre  de  faire  arrêter  Bernadette,  le  second  de  se  rend  aux  Roches 
Massabielle  et  de  dépouiller  la  Grotte  de  tout  ce  que  la  piété  ou  la  recon- 
naissance des  fidèles  y  avait  déposé. 

Suivons-les  tous  les  deux,  et  commençons  parle  Maire,  ainsi  que  le  veut 
la  hiérarchie. 

Bien  que  M.  Lacadé,  Maire  de  Lourdes,  évitât  de  se  prononcer  sur  les 
événements  extraordinaires  qui  se  passaient,  il  en  était  fortement  impres- 
sionné, et  ce  ne  fut  point  sans  une  certaine  terreur  qu'il  vit  l'Adminis- 
tration entrer  dans  cette  voie  de  violences.  Il  était  fort  perplexe.  Il  ne 
savait  quelle  attitude  allaient  prendre  les  populations  ;  il  est  vrai  que  M. 
le  Préfet  annonçait  l'envoi  possible  d'un  escadron  de  cavalerie  pour  main- 
tenir la  tranquillité  dans  la  ville  de  Lourdes  à  la  suite  de  l'arrestation  ; 
mais  cela  même  ne  laissait  pas  que  de  l'inquiéter  fortement.  Le  coté  sur- 
naturel et  les  miracles  l'alarmaient  aussi-  Il  ne  savait  que  faire  entre 
l'autorité  du  Préfet,  la  force  du  peuple  et  les  puissances  d'en  haut.  Il 
aurait  voulu  ménager  la  terre  et  le  ciel.  Il  s'adressa,  pour  soutenir  son 
courage,  au  Procureur  impérial,  M.  Dutour  ;  et,  tous  deux  ensemble,  ils 
se  rendirent  chez  M.  le  Curé  de  Lourdes  pour  lui  communiquer  l'ordre 
d'arrestation  émané  de  la  Préfecture.  Ils  expliquèrent  à  l'abbé  Peyra- 
male  comment,  daprès  le  texte  de  la  loi  du  30  Juin  1838,  le  Préfet  agis- 
sait dans  la  plénitude  de  son  droit  légal- 

Le  Prêtre  ne  put  contenir  son  indignation  devant  la  cruelle  iniquité 
d'une  telle  mesure,  fût-elle  à  la  rigueur  possible  d'après  quelqu'une  des 
innombrables  lois  françaises. 


NOTRE-DAME  DE  LOURDES.  111 

— Cette  enfant  est  innocente  î  s'écria-t-il  ;  et  la  preuve,  monsieur  le 
Procureur  nnpérial,  c'est  que,  comme  magistrat,  vous  n'avez  pu,  malgré 
vos  interrogatoires  de  toute  sorte,  trouver  un  prétexte  à  la  moindre  poir- 
saite.  Vous  «avez  qu'il  n'y  a  pas  un  tribunal  en  France  qui  n9  reconnût 
cette  innocence,  éclatante  comnti?  le  soleil  ;  qu'il  n'y  a  pas  un  Procureur- 
général  qui,  en  de  telles  circonstances,  no  déclarât  monstrueuse  et  ne  fît 
cesser  non  seulement  une  arrestation,  mais  une  simple  action  judiciaire. 

— Aussi  la  Magistrature  n'agit-elle  pas,  répondai#M.  Dutour.  jM.  le 
Préfet,  sur  le  rapport  des  médecins,  fait  renfermer  Bernadette  comme 
atteinte  de  démence,  et  cela  dans  son  intérêt,  pour  la  guérir.  C'est  une 
simple  mesure  administrative  qui  ne  toucha  en  rien  à  la  Religion,  puisque 
ni  rEvê(|ue  ni  le  Clergé  ne  se  sont  prononcés  sur  tous  ces  faits,  qui  se 
passent  en  dehors  d'eux. 

— Vne  telle  mesure,  reprit  le  Prêtre,  serait  la  plus  odieuse  des  persé- 
cutions ;  d'autant  plus  odieuse,  qu'elle  prend  un  masque  hypocrite,  qu'elle 
affecte  de  vouloir  protéger,  qu'elle  se  cache  sous  le  manteau  delà  légalité, 
et  qu'elle  a  pour  objet  de  frapper  un  pauvre  être  sans  défense.  Si  l'Eveque? 
si  le  Clergé,  si  moi-même,  nous  attendons  qu'une  lumière  de  plus  en  plus 
grande  se  fasse  sur  ces  événements  pour  nous  prononcer  sur  leur  caractère 
surnaturel,  nous  en  savons  assez  pour  juger  de  la  sincérité  de  Bernadette 
et  de  l'intégrité  de  ses  facultés  intellectuelles.  Et  dès  qu'ils  ne  constatent 
aucune  lésion  cérébrale,  en  quoi  vos  deux  Médecins  seraient-ils  plus  com- 
pétents pour  juger  de  la  folie  ou  du  bon  sens  que  l'un  quelconque  des  mille 
visiteurs  qui  ont  interrogé  cette  enfant,  et  qui  ont  tous  admiré  la  pleine  luci- 
dité et  le  caractère  normal  de  son  intelligence  ?  Vos  médecins  eux-mêmes 
n'osent  affirmer  et  ne  concluent  que  par  une  hypothèse.  M.  le  Préfet  ne 
peut,  A  aucun  titre,  faire  arrêter  Bernadette. 

— C'est  légal. 

— C'est  illégitime.  Prêtre,  Curé-doyen  de  la  ville  de  Lourdes,  je  me 
dois  à  tous,  et  en  particulier  aux  plus  faibles.  Si  je  voyais  un  homme 
armé  attaquer  un  enfant,  je  défendrais  l'enfant  au  péril  de  ma  vie,  car  je 
sais  le  devoir  de  protection  qui  incombe  au  bon  Pasteur.  Sachez  que  j'a- 
girai de  même  quand  bien  même  cet  homme  serait  un  Préfet  et  que  son* 
arme  serait  le  mauvais  articla  d'une  mauvaise  loi.  Allez  donc  dire  à  M. 
Massy  que  ses  Gendarmes  me  trouveront  sur  le  seuil  de  la  porte  de  cette 
pauvre  famille,  et  qu'ils  auront  à  me  renverser,  à  me  passer  sur  le  corps. 
à  me  fouler  aux  pieds  avant  de  toucher  à  un  cheveu  de  la  tête  de  cette 
petite  fille. 

Cependant .  < .  . 

— Il  n'y  a  pas  de  cependant.  Examinez,  faites  des  enquêtes,  vous  êtes 
libres,  et  tout  le  monde  vous  y  convie.  Mais  si,  au  lieu  de  cela,  vous  vou- 
lez persécuter,  si  vous  voulez  frapper  les  innocents,  sachez  bien  qu'avant 
d'atteindre  le  dernier  et  le  plus  petit  parmi  mon  troupeau,  c'est  par  moi 
qu'il  faudra  commencer. 


112  NOTRE-DAME  DE  LOURDES. 

— Quant  à  la  Grotte,  reprit  le  Prêtre,  si  M.  le  Préfet  veut,  au  nom  des 
lois  de  la  Nation  et  au  nom  de  sa  piété  particulière,  la  dépouiller  des  objets 
que  d'innombrables  visiteurs  y  ont  déposés  en  l'honneur  de  la  sainte  Vierge, 
qu'il  le  fasse.  Les  croyants  seront  attristés  et  même  indignés.  Mais  qu'il 
se  rassure,  les  habitants  de  ce  pays  sa«^ent  respecter  l'Autorité,  même 
quand  elle  s'égare.  On  dit  qu'à  Tarbes  un  escadron  est  en  selle,  atten. 
dant  pour  accourir  à  Lourdes  un  signal  du  Préfet.  Que  l'escadron  mette 
pied  à  terre.  Quel(^e  ardentes  que  soient  les  têtes,  quelque  ulcérés  que 
soient  les  cœurs,  on  écoute  ma  voix  et  je  réponds,  sans  la  force  armée,  do 
la  tranquillité  de  mon  peuple.  Avec  la  force  armée,  je  n'en  réponds  plus, 
t  L'attitude  énergique  prise  par  M.  le  Curé  de  Lourdes,  que  l'on  savait 
incapable  de  plier  dans  tout  ce  qu'il  considérait  comme  son  devoir,  intro- 
duisait dans  la  question  un  élément  imprévu  quoique  très-aisé  à  prévoir. 

Le  Procureur  Impérial,  dès  qu'il  s'agissait  d'une  mesure  administrative, 
n'avait  point  à  intervenir  ;  et  ce  n'était  qu'oflficieusement  que  M.  Dutour 
avait  accompagné  M.  Lacadé  au  presbytère.  Tout  le  poids  de  la  décision 
à  prendre  portait  donc  sur  ce  dernier. 

M.  Lacadé  avait  la  certitude  que  le  Curé  de  Lourdes  ferait  infaillible- 
ment ce  qu'il  avait  dit.  Quant  à  opérer  par  surprise  et  à  arrêter  brusque- 
ment Bernadette  à  l'insu  du  Pasteur,  il  n'y  fallait  point  songer,  mainte- 
nant que  l'abbé  Peyramale  était  prévenu  et  qu'il  avait  l'œil  ouvert.  Nous 
avons  dit  tout  à  l'heure  les  impressions  que  ressentait  le  Maire  en  pré- 
sence du  Surnaturel  surgissant  tout  à  coup  sous  ses  yeux.  L'apparente 
impassibilité  du  magistrat  municipal  cachait  un  homme  très-anxieux  et 
très-agité.  '  -= 

Il  fit  part  au  Préfet  de  la  conversation  que  M.  Dutuur  et  lui  venaient 
d'avoir  avec  le  Curé-Doyen,  de  l'attitude  et  des  paroles  de  l'homme  do 
Dieu.  L'arrestation  de  Bernadette,  ajoutait-il,  pourrait,  en  outre,  dans 
l'état  des  esprits,  soulever  la  ville  et  provoquer  une  révolte  indignée 
contre  les  autorités  constituées.  Quant  à  lui,  devant  la  détermination  si 
formellement  exprimée  par  M.  le  Curé  et  en  présence  de  si  redoutables 
éventualités,  il  se  voyait  à  regret  obligé  de  se  refuser — fallût-il  résigner 
les  honneurs  de  la  Mairie — à  fairo  exécuter  personnellement  une  pareille 
mesure.  C'était  au  Préfet,  s'il  le  jugeait  bon,  d'agir  directement  et  de 
faire  opérer  l'arrestation  par  un  ordre  direct  à  la  Gendarmerie. 

Pendant  que  le  sort  et  la  liberté  de  Bernadette  étaient  soumis  h  ces 
incertitudes,  M.  Jacomet,  en  grande  tenue  et  revêtu  de  son  écharpe,  se 
préparait  à  exécuter  aux  Roches  Massabielle,  les  mesures  prescrites  par 
M.  Massy. 

Le  bruit  que  le  Préfet  avait  donné  l'ordre  de  spolier  la  Grotte  s'était 
répandu  rapidement  et  avait  jeté  l'agitation  dans  toute  la  ville .  La  popu- 
lation tout  entière  était  consternée  comme  en  présence  d'un  sacrilège 
monstrueux. 

—La  très-sainte  Vierge  a  daigné  descendre  chez  nous,  disait-on,  et  y 


NOTRE-DAME  DE   LOURDES.  Hg 

opérer  des  miracles,  et  voilà  comment  on  la  reçoit  !    Il  y  a  de  quoi  attirer 
la  colère  du  Ciel  ! 

Les  âmes  les  plus  froides  étaient  émues  ;  une  sourde  eflfervescence  se 
manifestait  peu  à  peu  dans  la  population  et  allait  grandissant.     Des  les 
premiers  moments  et  avant  l'entrevue  que  nous  venons  de  raconter,  le 
curé  Peyramale  et  les  Prêtres  de  la  ville  avaient  fait  entendre  aux  uns  et 
aux  autres  des  paroles  de  paix,  et  tâché  de  calmer  les  plus  irrités. 

"  — Mes  amis,  disait  le  Clergé,  ne  compromettez  pas  votre  cause  par 
des  désordres  ;  subissez  la  loi,  même  mauvaise.  Si  la  sainte  Vierge  est  en 
tout  cela,  elle  saura  bien  tourner  les  choses  à  sa  gloire  !  et  vos  violences, 
si  vous  vous  en  permettiez,  seraient  à  son  égard  un  manque  de  foi,  une 
injur  à  sa  toute-puissance.  Voyez  les  martyrs  ;  se  sont-ils  révoltés  contre 
les  empereurs  ?  Et  ils  ont  triomphé  par  cela  même  qu'ils  n'ont  pas  com- 
battu." 

L'autorité  morale  du  Curé  était  grande,  mais  les  têtes  étaient  ardentes 
et  les  cœurs  indignés.  On  était  à  la  merci  d'un  hasard. 

Les  objets  et  les  ex-voto  déposés  à  la  Grotte  formaient  une  masse  con- 
sidérable, et  qui  ne  pouvait  être  transportée  à  main  d'homme.  M.  Jacomet 
se  rendit  à  la  Poste,  chez  M.  Barioge,  pour  demander  une  charrette  et  des 
chevaux. 

— Je  ne  prête  point  mes  chevaux  pour  de  pareilles  choses,  répondit  le 
Maître  de  poste.  '"• 

— Mais  vous  ne  pouvez  refuser  vos  chevaux  à  qui  les  paye,  s'écria  M. 
Jacomet. 

— Mes  chevaux  sont  faits  pour  le  service  de  la  poste  et  non  pour  cette 
besogne.  Je  ne  veux  être  pour  rien  en  ce  qui  va  se  commettre.  Faites- 
moi  un  procès  si  cela  vous  convient.  Je  refase  mes  chevaux. 

Le  Commissaire  alla  ailleurs.  Dans  tous  les  hôtels,  chezt  js  les  loueurs 
de  chevaux,  assez  nombreux  à  Lourdes  à  cause  du  voisinage  de  eaux  ther- 
males, chez  les  particuliers,  auxquels  il  s'adressa  en  désespoir  de  cause,  il 
rencontra  les  mêmes  refus.  Sa  situation  était  des  plus  cruelles.  La  popu- 
lation, troublée  et  ^-'émissante,  le  voyait  ainsi  aller  inutilement  de  maison 
eu  maison,  sui  •  Sergents  de  ville,  et  assistait  à  ses  déceptions  suc- 

cessives. Tl  .  .  -'  '■  '.es  murmures,  les  rires,  les  paroles  dures  de  la 
foule.  Le  pclls  de  toua  les  regards  tombait  sur  lui,  en  cette  course  péni- 
ble et  infructueuse  qu'il  faisait  à  travers  les  places  et  les  rues  de  la  ville. 
Il  avait  vainement  augmenté  successivement  la  somme  d'argent  qu'il  offrait 
pour  le  prêt  d'une  charrette  et  d'un  cheval.  Les  plus  pauvres  avaient  re- 
fusé, bien  qu'il  eût  offert  jusqu'à  trente  francs  et  que  la  course  ne  fût  que 
de  quelques  centaines  de  mètres. 

La  foule,  entendant  ce  ciiiffre  de  trente  francs,  le  comparait  aux  trente 
deniers. 


114  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

Enfin,  il  trouva  chez  un  maréchal-ferrant  une  fille  qui,  pour  cette  som- 
me, lui  prêta  ce  dont  il  avait  besoin. 

Quand  on  le  vit  sortir  de  cette  maison  avec  une  cliarrette  attelée,  la 
multitude  fut  d'autant  plus  indignée  que  nulle  misère  urgente  n'avait  pu 
déterminer  la  complaisance  vénale  des  propriétaires  du  chariot.  Ces  gens 
n'étaient  point  pauvres. 

Jacomet  se  dirigea  vers  la  Grotte.  Les  Sergents  de  ville  conduisaient 
la  charrette.  Une  foule  immense  les  suivait,  silencieuse,  sombre,  inquiète, 
sentant  s'amonceler  en  elle  la  terrible  électricité  des  orages. 

On  arriva  ainsi  devant  les  Roches  Massabielle.  La  charrette,  ne  pou- 
vant parvenir  jusques-là  stationna  à  quelque  distance. 

Sous  la  voûte  de  la  Grotte  brûlaient  çà  et  là  des  cierges,  portés  sur  des 
chandeliers  ornés  de  mousse  et  de  rubans.  Des  croix,  des  statues  de  la 
Vierge,  des  tableaux  religieux,  des  chapelets,  des  colliers,  des  bijoux 
reposaient  sur  le  sol  ou  dans  les  anfractuosités  du  rocher.  A  certaines 
places,  sous  les  images  de  la  Mère  de  Dieu,  on  avait  étendu  des  tapis. 
Des  milliers  de  bouquets  avaient  été  portés  là  en  l'honneur  de  Marie  par 
de  pieuses  mains,  et  les  prémices  du  mois  des  fleurs  embaumaient  ce 
sanctuaire  champêtre. 

Dans  une  ou  deuxcorbeilles  d'osier  et  sur  le  sol  brillaient  des  pièces  de 
cuivre,  d'argent  ou  d'or  dont  le  total  formait  quelques  milliers  de  francs, 
premier  don  spontané  des  fidèles  pour  l'érection,  en  ce  lieu,  d'un  templf 
à  la  Vierge  sans  tache,  pieuse  offrande,  dont  le  caractère  sacré  avait  fra[»pt 
de  respect  l'audace  même  des  malfaiteurs  et  sur  laquelle,  malgré  la  faci- 
lité de  la  solitude  et  des  nuits,  nul  criminel  n'avait  osé  jusques-là  porter 
une  main  sacrilège. 

M.  Jacomet  franchit  la  balustrade  construite  par  les  ouvriers  et  entra 
dans  la  Grotte.  Il  paraissait  troublé.  Les  Sergents  de  ville  étaient  près 
de  lui  ;  la  foule  qui  l'avait  suivi  le  regardait,  mais  sans  pousser  aucune 
•clameur.  La  tranquilHté  extérieure  de  cette  multitude  avait  quelque  chose 
d'effrayant. 

Le  Commissaire  commença  d'abord  par  s'assurer  de  l'argent.  Puis, 
éteignant  les  cierges  un  à  un,  ramassant  les  chapelets,  les  croix,  les  tapis, 
les  divers  objets  qui  remplissaient  la  Grotte,  il  les  remettait  au  fur  et  à 
mesure  aux  Sergents  de  ville  pour  les  porter  sur  la  charrette.  Ces  pauvres 
gens  paraissaient  souffrir  de  la  besogne  (qu'ils  faisaient  et  c'était  avec  un 
visible  sentiment  de  tristesse  et  de  respect  qu'ils  portaient  sur  le  chariot 
tout  ce  dont  le  Commissaii  dépouillait  la  Grotte,  honorée  et  sanctifiée 
naguère  par  la  visite  de  la  Mère  de  Dieu,  par  le  jaillissement  de  la  Source, 
par  la  guérison  des  malades. 

A  cause  de  la  distance  da  la  charrette,  tout  cela  se  faisait  assez  lente- 
ment. M.  Jacomet  appela  un  petit  garron  qui  se  trouvait  là,  un  peu  en 
avant  de  la  foule. 


NOTRE-DAME   DE    LOURDES.  115 

— Tiens,  prends  ce  tableau  et  porte-le  à  la  charrette.     ' 
Le  petit  garçon  tendit  les  mains  pour  prendre  le  cadre.    Un  autre  enfant 
à  coté  de  lui,  lui  cria  : 

— Malheureux  î  que  vas-tu  faire  ?     Le  bon  Dieu  te  punirait  ! 
L'enfant  effrayé,  recula  alors,  et  aucun  appel  nouveau  du  Commissaire 
ne  put  le  déterminer  à  avancer. 

Les  mouvements  du  Commissaire  avaient  je  ne  sais  quoi  de  convulsif. 
Quand  il  ramassa  le  premier  bouquet,  il  voulut,  le  considérant  comme  une 
non-valeur,  le  jeter  dans  le  Gave,  mais  un  vague  murmure  de  la  foule  arrêta 
son  geste  commencé.  Il  parut  comprendre  que  la  mesure  de  la  patience 
populaire  était  comble  et  que  le  moindre  incident  pouvait  la  faire  déborder. 
Les  bouquets  furent  alors.avec  tout  le  reste,  transportés  sur  le  chariot. 

L"n  instant  après,  une  statuette  de  la  Vierge  se  brisa  entre  les  main?  du 
Commissaire,  et  ce  petit  fait  produisit  encore  dans  la  foule  un  mouvement 
redoutable. 

Quand  la  Grotte  fut  dépouillée  de  tout,  M.  Jacomet  voulut  encore  enle- 
ver la  balustrade.  Il  lui  manquait  une  hache.  Des  gens  qui  taillaient  du 
bois  à  une  scierie  annexée  au  moulin  de  M.  de  Laffite  lui  refusèrent  suc- 
cessivement celles  dont  ils  se  servaient.  Un  autre  ouvrier,  qui  travaillait 
un  peu  à  l'écart  des  autres,  n'osa  pas  lui  résister  et  laissa  prendre  la 
sienne. 

M.  Jacomet  mit  lui-même  la  main  à  l'œuvre,  et  donna  quelques  coups  de 
hache  sur  la  balustrade  qui  était  peu  solide  et  qui  céda  presque  aussitôt. 

La  vue  de  cet  acte  de  violence  matérielle,  le  spectacle  de  cet  homme 
frappant  le  bois  à  coups  de  hache,  fit  plus  d'effet  sur  la  multitude  que  tout 
le  reste,  et  il  y  eut  une  explosion  menaçante.     Le  Gave  était  là,  rapide  et 
profond  ;  et  il  suffisait  de  quelques  instants  d'égarement  pour  que  le  mal- 
lieureux  Commissaire  y  fût  précipité,  dans  un  de  ces  irrésistibles  mouve- 
ments de  colère  comme  les  foules  en  ont  parfois.  • ,      ^- 
Jacomet  se  retourna  et  montra  son  visage  pâle  et  bouleversé. 
— Ce  que  je  fais,  dit-il  avec  une  apparente  tristesse,  je  ne  le  fais  pas  de 
•moi-même,  et  c'est  avec  le  plus  grand  regret  que  je  me  vois  forcé  de  l'exé- 
cuter.    J'agis  d'après  les  ordres  de  M.  le  Préfet.     Il  faut  (jue  j'obéisse, 
quoiqu'il  m'en  coûte,  à  l'autorité  supérieure.     Je  ne  suis  point  responsable, 
et  il  ne  faut  pas  s'en  prendre  à  moi.                                  -r    v 
Des  voix  dans  la  foule  s'écrièrent  :  <       ' 
— Demeurons  calmes,  pas  de  violence  ;  laissons  tout  à  la  main  de  Dieu. 
Les  conseils  et  l'activité  du  Clergé  portaient  leurs  fruits,  et  il  n'y  eut 
aucun  désordre.     Le  Commissaire  et  les  Sergents  de  la  ville  conduisirent 
sans  obstacle  la  charrette  à  la  mairie  où  ils  déposèrent  tous  les  objets 
recueillis  à  la  Grotte.     L'argent  fut  remis  à  M.  le  Maire. 
1^  Le  soir,  pour  protester  contre  les  mesures  du  Préfet,  une  foule  innom- 
brable se  rendit  à  la  Grotte,  qui  fut  soudainement  remplie  de  fleurs  et  illu- 


116  NOTRE-DAME  DE  LOURDES. 

minée.     Seulement,  pour  éviter  que  la  Police  vint  saisir  les  cierges,  cha 
cun  tenait  le  sien  à  la  main,  et,  au  retour,  le  remportait  chez  lui. 

Le  lendemain,  deux  faits  eurent  lieu  qui  impressionnèrent  vivement  la. 
■population. 

La  fille  qui  avait  loué  le  cheval  et  le  chariot  à  M.  Jacomet  tomba  du 
haut  d'un  grenier  à  foin  et  se  brisa  une  cote. 

-  Le  même  jour,  l'homme  qui  avait  prêté  la  hache  au  Commissaire  pour 
renverser  la  balustrade  de  la  Grotte  eut  les  deux  pieds  écrasés  par  la  chute 
d'un  madrier  qu'il  voulait  placer  lui-même  sur  un  établi. 

Les  Libres-Penseurs  virent  là  une  coïncidence  irritante  et  malencon- 
treuse. La  multitude  considéra  ce  double  événement  comme  une  punition 
du  Ciel.  (1.) 

M.  le  préfet  Massy  était  peu  troublé  par  ces  menus  incidents.  Il  ne 
croyait  pas  plus  aux  maladies  qu'aux  guérisons  venant  du  ciel. 

L'attitude,  non  point  menaçante,  mais  inflexible,  de  l'abbé  Peyraraale, 
la  détermination  prise  par  ce  dernier  d'intervenir  de  sa  personne  pour  pro- 
téger Bernadette  contre  l'arrestation  projetée,  le  préoccupaient  bien  plus 
€[ue  les  marques  du  courroux  céleste.  Dieu,  en  un  mot,  l'inquiétait  moins 
que  le  Curé. 

Le  refus  de  M.  Lacadé  de  procéder  à  cette  violente  mesure  ;  sa  démis- 
sion offerte  ; — le  visible  mécontentement  des  maires  du  canton,  au  dis- 
cours du  conseil  de  révision  ;  les  symptômes  de  grave  effervescense  qui 
avaient  accueilli  l'enlèvement  des  ex-voto  de  la  Grotte  ;  l'incertitude  où 
on  était  peut-être  de  la  passive  obéissance  des  Gendarmes  et  des  Soldats, 
lesquels  partageaient  au  sujet  de  Bernadette  l'enthousiasme  et  la  vénéra- 
tion populaires,  lui  donnèrent  également  à  réfléchir.  Il  comprit  que,  dans 
un  tel  ensemble  de  conjonctures,  l'incarcération  do  la  Voyante  pourrait 
avoir  les  conséquences  les  plus  désastreuses. 

Ce  n'est  point  qu'il  n'eût  bravé  volontiers  une  émeute.  Quelques-uns 
des  détails  que  nous  avons  racontés  donneraient  à  penser  qu'il  l'avait 
secrètement  désirée.  Mais  un  soulèvement  des  populations  précédé  de  la 
démission  du  Maire,  compliqué  de  l'intervention  d'un  des  prêtres  les  plus 
respectés  du  diocèse,  suivi,  selon  toute  probabilité,  d'une  plainte  au  Conseil 
d'Etat  pour  séquestration  arbitraire,  accompagné  d'une  énergique  protes- 
tation de  la  presse  catholique  ou  simplement  indépendante,  avait  un  carac- 
tère de  gravité  qui  ne  pouvait  manquer  de  frapper  vivement  un  homme 
aussi  intelligent  et  aussi  attaché  à  ses  fonctions  que  M.  le  baron  Massy. 

Il  devait  pourtant  en  coûter  singulièrement  à  Torgueilieux  Préfet  de 
Varrêter  dans  l'exécution  de  cette  mesure  radicale  (juil  avait  si  publique- 

(1.)  Chacun  conprendra  le  sentiirunt  de  convenance  et  de  cliarité  qui  nous  empêche 
«le  nommer  les  pauvres  gons^qui  furent  fia[»i)ùs  par  c«  B  afcidtnts.  Ils  njparticnnent  à 
la  cla'se  du  peuple,  à  la  clas-e  des  peti's  et  des  faibles  :  ils  ont  été  aileit.ts  par  le  mal- 
heur, et  ils  sont  sans  dtïense.     Noi;»   ne  nommons  que  les  pui.^sints. 


NOTRE-DAME    DE   LOURDES.  117 

ment  annoncée  la  veille  au  conseil  de  révision  ;  et  assurément  il  n'eût 
point  agi  de  la  sorte  si  le  rapport  des  médecins,  au  lieu  d'être  une  simple 
«t  hésitante  hypothèse,  peu  sûre  d'elle-même,  avait  constaté  la  folie  ou 
l'hallucination  de  la  Voyante.  Que  Bernadette  eût  été  réellement  atteinte 
d'aliénation  mentale,  rien  n'était  plus  facile  au  Préfet  que  d'ordonner  un 
secon  1  examen  ;  rien  de  plus  aisé  que  de  faire  constater  le  trouble  céré- 
bral de  l'enfant  par  deux  autres  docteurs,  choisis  parmi  les  notabilités 
scientifiques  du  pays,  et  assez  autorisés  comme  gens  de  savoir  et  d'honneur 
pour  imposer  leur  décision  à  l'opinion  publique.  Mais  M.  Massy,  au 
courant  de  tous  les  interrogatoires  de  Bernadette,  comprit  qu'il  ne  se  trou- 
verait pas  un  seul  médecin  sérieux  qui  ne  reconnût  et  ne  proclamât  avec 
tout  le  monde  la  pleine  raison,  la  droite  intelligence,  et  la  bonne  foi  de 
l'enfant. 

Devant  l'évidence  d'une  telle  situation,  en  présence  des  impossibilités 
morales,  presque  matérielles,  qui  se  dressaient  inopinément  devant  lui,  le 
sage  Préfet,  se  vit  forcé  de  s'arrêter  net  et  de  ne  pas  aller  plus  avant.  II 
était  condamné  à  l'inaction  par  la  force  des  choses.  Quant  à  retourner 
complètement  sur  ses  pas  et  à  révoquer  la  mesure  déjà  exécutée  publique- 
ment par  Jacomet  aux  Roches  Massabielle,  une  telle  solution  ne  pouvait 
même  pas  aborder  la  pensée  du  baron  Massy.  L'enlèvement  des  objets 
de  la  Grotte,  étant  un  fait  accompli,  fut  maintenu.  Mais  la  Voyante 
demeura  libre,  ignorant  sans  doute,  entre  ses  prières  du  matin  et  celles 
du  soir,  l'orage  qui  venait  de  passer  sur  elle  et  qui  n'avait  point  éclaté. 

L'autorité  civile,  par  cette  tentative  avortée  et  non  reprise,  constatait 
elle-même  l'impossibilité  absolue  de  convaincre  Bernadette  du  moindre 
trouble  cérébral.  En  laissant  la  Voyante  libre,  après  avoir  tenté  de 
l'enfermer,  le  Pouvoir  officiel  rendait,  malgré  lui,  un  public  hommage  à  la 
pleine  intégrité  de  cette  raison  et  de  cette  intelhgence.  L'incrédulité, 
par  de  tels  coups  mal  dirigés,  se  blessait  avec  ses  propres  armes  et  servait 
précisément  la  cause  même  qu'elle  prétentait  attaquer.  Ne  l'accusons 
pourtant  pas  de  maladresse.  Il  doit  être  difficile  de  lutter  contre  l'évi- 
dence et,  en  un  tel  combat,  les  fautes  les  plus  lourdes  sont  inévitables. 

Toutefois,  si  M.  Massy  modifiait  en  quelques  circonstances  la  forme  de 
ses  projets,  il  s'obstinait  invinciblement  dans  le  fond  même  de  ses  desseins. 
L'unique  concession  qu'il  consentait  parfois  à  faire  aux  événements,  c'était 
d'abandonner  un  moyen  reconnu  inutile  ou  périlleux  pour  en  prendre 
quelqu'autre  d'une  apparence  plus  efficace,  et  de  tourner  les  obstacles, 
quand  il  était  impossible  de  les  briser  ou  de  les  franchir.  En  un  mot,  s'il 
changeait  sa  tactique,  il  ne  changeait  jamais  ses  résolutions.  Il  ne  reculait 
pas,  il  évoluait. 

Or,  l'incarcération  de  Bernadette  n'était  qu'un  moyen.  Le  principe 
premier  et  le  but  suprême,  c'était  le  renversement  radical  de  la  supersti- 
tion, et  la  défaite  définitive  du  Surnaturel. 


118  NOTRE-DAME  DE   LOURDES. 

M.  Massy  ne  perdit  en  rien  l'espérance.  Il  avait  "  la  certitude  ",  disait- 
il  hautement  de  venir  bientôt  à  bout  des  difficultés  grandissantes  de  la 
situation. 

Donc,  s'il  dut  renoncer,  malgré  son  discours  du  4  mai,  à  faire  enfermer 
la  pauvre  Bernadette  comme  folle,  il  n'en  fut  que  plus  acharné  à  mettre 
un  terme  d'une  façon  ou  d'une  autre  aux  progrès  et  aux  envahissements 
du  fanatisme. 

Les  doctrines  et  les  explications  qui,  depuis  quelques  jours,  étaient 
devenues  le  thème  favori  des  libres-penseurs  de  ces  contrées  méridionales, 
suggérèrent  à  son  esprit,  déjà  embarrassé,  un  moyen  nouveau  qui  lui 
sembla  véritablement  décisif. 

Pour  bien  comprendre  comment  le  Préfet  en  vint  à  changer  de  la  sorte 
son  plan  d'attaque,  il  est  bon  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  ce  qui  se  passait 
en  ce  moment  dans  le  camp  des  intelligences  anti-chrétiennes. 


LIVRE   SIXIEME.  - 

Nouvelle  attitude  des  incroyants. — L'enfant  Lasbareilles  ; — Denys  Bouchet,  etc. — Les- 
explications  médicaics. — Analyse  Latour  de  Trie. —  Catherine  Latapie-Chouat.— 
Marianne-Garrot. — Marie  Lanoue-Domengé. — Foi  persévérante  et  tranquillité  des 
multitudes. — Protestation  contre  l'analyse  Latour. — La  ville  de  Lourdes  s'adresse  à 
M.  Filhol. — Première  communion  de  Bernadette. — Marche  irrésistible  des  événe- 
ments.— Violences  administratives. — Arrêté  du  8  juin  :  interdiction  de  l'oire  à  !a 
Source  et  d'aller  à  la  Grotte. — Le  maire  Lacadé. — Le  juge  Duprat. 

Les  ennemis  de  la  Superstition  ava  ent  perdu  un  terrain  considérable 
dans  leur  lutte  désespérée  contre  les  événements  qui,  depuis  dix  ou  douze 
semaines,  scandalisaient  leur  philosophie  aux  abois.  De  même  qu'il  était 
devenue  impossible  de  nier  la  Source,  dont  les  limpides  flots  s'écoulaient 
magnifiques  aux  yeux  des  populations  émerveillées,  de  même  il  devenait 
impossible  de  nier  plus  longtemps  les  guérisons  qui  s'effectuaient,  à  toute 
heure  et  partout,  par  l'usage  de  cette  eau  mystérieuse. 

Au  commencement  on  avait  haussé  les  épaules  devant  les  premières 
guérisons,  en  se  bornant  à  les  nier  purement  et  simplement  et  en  se  refu- 
sant, de  parti  pris,  à  tout  examen.  Puis,  quelques  habiles  avaient  inventé 
deux  ou  trois  faux  miracles,  pour  se  préparer  le  facile  triomphe  de  les  ren- 
verser ensuite.  Mais  l'incrédulité  avait  bien  vite  été  débordée  par  la 
multiplicité  des  cures  admirables  dont  nous  n'avons  pu  raconter  ou  indiquer 
que  la  moindre  partie.  Les  faits  s'imposaient.  Ils  devenaient  si  nombreux, 
si  éclatants,  qu'il  fallait,  à  tout  prix,  ou  se  soumettre  au  Miracle,  ou 
trouver  une  explication  naturelle  de  ces  phénomènes  extraordinaires. 

La  Libre-Pensée  comprit  alors  qu'à  moins  de  rendre  les  armes  ou  de 
nier  la  pleine  évidence,  il  devenait  urgent  de  procéder  à  une  évolution 
rapide,  et  d'imaginer  une  autre  tactique. 

Les  plus  intelligents  parmi  ce  petit  monde  trouvaient  même  qu'il  était 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  11^ 

déjà  tard,  et  se  rendaient  compte  de  la  très-lourde  faute  qu'ils  avaient 
commise  dans  l'origine  en  niant  prématurément  et  sans  examen  des  faits 
devenus  ensuite  patents  et  parfaitement  constatés,  tels  que  le  jaillissement 
de  la  Source  et  les  guérisons  d'un  grand  nombre  d'incurables  notoires,  que 
chacun  voyait  maintenant  circuler  en  pleine  santé,  dans  les  rues  de  la 
ville.  Ce  qui  rendait  le  mal  presque  irréparable,  c'est  que  ces  malheu- 
reuses dénégations  des  faits  les  plus  avérés  étaient  authentiques  et  officiel- 
lement constatées  dans  tous  les  journaux  du  Département. 

La  plupart  des  guérisons,  opérées  par  l'eau  de  Massabielle,  avaient  un 
caractère  de  rapidité,  voire  même  de  soudaineté,  qui  marquait  manifes- 
tement l'action  immédiate  d'une  puissance  souveraine.  Toutefois,  il  s'en 
produisit  (quelques-uns  qui  ne  présentèrent  en  rien  ce  caractère  typique  et 
très-visiblement  surnaturel.  Elles  s'eifectuèrent  à  la  suite  de  lotions  ou 
de  boissons  plus  ou  moins  répétées,  d'une  façon  lente  et  progressive, 
côtoyant  en  quehjue  sorte, — toutes  miraculeuses  qu'elles  pussent  être 
dans  leur  principe, — la  marche  ordinaire  des  cures  naturelles. 

Dans  un  village  des  environs  de  Lourdes,  à  Gez,  un  petit  enfant,  âgé 
de  sept  ans,  avait  été  notamment  l'objet  d'une  de  ces  guérisons  à  caractère 
mixte  que,  suivant  la  pente  de  l'esprit,  on  pouvait  attribuer  à  une  grâce 
spéciale  de  Dieu  et  aux  seules  forces  de  la  Nature.  Cet  enfant,  nommé 
Lasbareilles,  était  né  entièrement  difforme,  avec  une  double  déviation  de 
la  charpente  osseuse,  au  dos  et  à  la  poitrine.  Ses  jambes  toutes  grêles  et 
presque  desséchées  étaient  paralysées  par  leur  extrême  faiblesse.  Ce 
malheureux  petit  être  n'avait  jamais  pu  marcher.  Il  était  constamment 
couché  ou  assis.  Quand  il  fallait  le  changer  de  place,  sa  mère  le  portait 
dans  ses  bras.  Parfois  cependant,  l'enfant,  appuyé  sur  le  bord  de  la  table 
ou  soutenu  par  la  main  maternelle,  parvenait  à  se  tenir  debout  et  à  faire 
quelques  pas  au  prix  de  violents  efforts  et  d'une  immense  fatigue.  Le 
médecin  du  lieu  s'était  déclaré  impuissant  à  le  guérir  ;  et,  en  présence  de 
ce  rachitisme  essentiellement  organique,  on  n'avait  jamais  eu  recours  à 
aucun  remède. 

Les  parents  de  cet  infortuné,  entendant  parler  des  miracles  de  Lour  les.^. 
s'étaient  procuré  de  l'eau  de  la  Grotte  ;  et,  dans  l'espace  de  quinze  jours, 
ils  avaient  fait,  à  trois  reprises  différentes,  des  lotions  sur  le  corps  de  l'en- 
fant, sans  obtenir  aucun  résultat.  Leur  foi  ne  s'était  point  découragée 
pour  cela  :  si  l'espérance  était  bannie  du  monde,  on  la  retrouverait  en 
effet  dans  le  cœur  des  mères.  La  quatrième  lotion  avait  eu  lieu  le  Jeudi- 
Saint,  c'est-à-dire  le  1er  avril  1858.  Ce  jour-là,  l'enfant  avait  fait  tout- 
seul  quelques  pas. 

Ces  lotions  étaient  devenues  de  plus  en  plus  efficaces,  et  l'état  de  l'enfant 
s'était  amélioré  progressivement.  Il  en  était  ainsi  venu,  au  bout  de  trois 
ou  quatre  semaines,  à  marcher  à  peu  près  comme  tout  le  monde.  Nous 
disons  "  à  peu  près,"  car  il  conservait  dans  les  mouvements  une  gaucherie 


12)  NOTRE-DAME  DE   LOURDES. 

d'allure  qui  semblait  comme  une  réminiscence  de  son  infirmltd  originelle. 
La  maigreur  des  jambes  avait  peu  à  peu  disparu  en  même  temps  (lue  la 
faiblesse,  et  le  buste  s'était  presque  entièrement  riJre^^'j.  T)ute  la  popu- 
lation du  village  de  Gez,  qui  connaissait  l'état  antérieur  de  cet  enfant, 
criait  au  miracle.  Avait-elle  tort,  avait-elle  raison  ?  Quelle  que  soit  là- 
dessus  notre  pensée,  il  est  certain  qu'on  pouvait  de  part  et  d'autre  discuter 
ce  point. 

Un  autre  enfant,  Donys  Boucliet,  du  bourg  de  Lamarque,  dans  le  canton 
d'Ossun,  avait  été  guéri  également  d'une  paralysie  générale  dans  des  con- 
ditions à  peu  près  semblables.  Un  garçon  de  vingt-sept  ans,  Jean-Louis 
Amaré,  épileptique,  avait  vu  sa  terrible  maladie  céder  complètement,  mais 
céder  seulement  peu  à  peu  à  l'usage  de  l'eau  de  Massabielle. 

Quelques  autres  cas  analogues  s'étaient  présentés.  * 

Si  on  ne  connaissait,  depuis  l'ère  chrétienne,  les  formes  merveilleuse- 
ment variées  des  guérisons  surnaturelles,  on  serait  peut-être  tenté  de 
croire  que  la  Providence  disposa  ainsi  les  choses  en  ce  moment  pour 
amener  l'orgueilleuse  philosophie  humaine  à  se  prendre,  elle-même,  dans 
ses  propres  filets  et  à  se  suicider  de  ses  propres  mains.  Mais  ce  ne  fut 
point  là,  croyons-nous,  un  piège  divin.  Dieu  ne  tend  d'embûches  à  per- 
sonne. Par  elle-même,  par  ses  développements  normaux  et  réguliers  dont 
la  logique  est  inconnue  aux  humaines  philosophies,  la  Vérité  egt  pour  l'er- 
reur un  piège  éternel. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  savants  et  les  médecins  du  pays  s'empressèrent 
de  trouver  dans  ces  diverses  cures  d'une  physionomie  incertaine  et  dou- 
teuse, dans  ces  cures  parfaitement  constatées  d'ailleurs  quant  à  leur 
réalité  et  à  leur  caractère  progressif,  une  admirable  occasion  et  un  heureux 
prétexte  pour  opérer  ce  changement  de  tactique  et  cette  évolution  pru- 
dente que  l'évidence  croissante  des  faits  rendait  absolument  nécessaire. 

Renonçant  à  invoquer  devant  ces  guérisons,  le  thème  banal  de  l'imagi- 
nation, ils  les  attribuèrent  hautement  aux  vertus  naturelles  que  possédait 
indubitablement  cette  eau  singulière,  nouvellementjailliepar  le  plus  grand 
des  hasards. 

Donner  cette  explication  c'était  reconnaître  les  guérisons. 

Que  le  lecteur  se  rappelle  le  commencement  de  cette  histoire,  alors 

*  Nous  croyons  utile  de  dire  que — sauf  celle  de  Denys  Bouchet  que  la  médecine  oflB- 
cielle  avait  reconnue  absolument  et  constilutionnellement  incurable — aucune  de  ces 
guérisons  ne  fut  déclarée  miraculeuse  par  la  Commission  épiscopale  nommée  plus  tard. 
Voir  pour  ces  gnérisons  les  10e  lie  et  16e  procès-verbaux  de  la  Commission.  Quelle  que 
puisse  être  en  ces  circonstances  la  probabilité  de  l'intervention  divine,  l'Eglise  pour  pro- 
clamer le  Miracle  exige  qu'aucune  explication  naturelle  du  fait  ne  soit  possible.  Elle  écarte, 
sans  affirmer  et  sans  nier,  tout  ce  qui  n'est  pas  dans  ces  conditions.  Elle  se  borne  à 
dire  :  Hescio. 

Nous  aurons  l'occasion  de  revenir  dans  le  cours  de  cette  histoire  sur  les  procédés 
d'examen  de  la  Commission. 


NOTRE-DAME    DL'    LOURDES.  121 

qu'une  petite  berbère,  allant  à  la  cueillette  du  bois  mort,  avait  pr^îtenJu 
voir  une  Apparition  lumineuse  se  dresser  devant  elle.  Qu'il  se  rappelle 
les  ricanements  des  fortes  têtes  de  Lourdes,  les  haussements  d'épaules  du 
Cercle,  le  dédain  transcendant  par  lequel  tous  ces  puissants  esprits  accueil- 
laient ces  enfantillages,  ces  niaiseries  et  ces  sottises.  Que  de  pas  en  avant 
avait  faits  l'affirmation  surnaturelle  ;  que  de  pas  en  arrière  avaient  faits 
l'incrédulité,  la  science  et  la  pliilosoplde,  depuis  les  premiers  événements 
survenus  tout  à  coup  à  la  Grotte  déserte  des  rives  du  Gave  ! 

Le  Miracle,  si  nous  osons  nous  exprimer  ainsi  avait  pris  TofFensive. 
Naguère  si  fière  à  rattaipie  et  poursuivie  maintenant  par  les  faits,  l'épée 
dans  les  reins,  la  Libre-Pensée  en  était  réduite  à  se  défendre. 

Les  représentants  de  la  Philosophie  et  de  la  Science  n'en  étaient  pas 
pour  cela  moins  afïirmatifs,  ni  moins  dédaigneux  pour  la  superstition  popu- 
laire. 

— Hé  bien,  oui  !  disaient-ils  en  affectant  un  ton  de  bonhomie  et  des 
allures  de  bonne  foi,  hé  bien,  oui  !  nous  convenons  que  l'eau  de  la  Grotte 
guérit  certaines  maladies.  Quoi  de  plus  simple  ?  En  quoi  est-il  besoin  de 
Miracle,  de  grâces  surnaturelles,  d'intervention  divine,  pour  expliquer  une 
action  analogue,  sinon  identique,  à  celle  des  mille  sources  qui  depuis  Vichy 
ou  Bade  jusqu'à  Luchon,  agissent  avec  tant  d'efficacité  sur  l'organisme 
humain  ?  L'eau  de  Massabielle  possède  purement  et  simplement  des  qualités 
minérales  très-puissantes,  comme  en  ont  également,  à  quelques  lieues  jdus 
haut  dans  la  montagne,  les  thermes  de  Barèges  ou  de  Cauterets.  La  Grotte 
de  Lourdes  n'appartient  pas  à  la  Religion,  elle  appartient  à  la  Médecine. 

Une  lettre,  que  nous  prenons  au  hasard  parmi  nos  documents,  présente 
mieux  que  nous  ne  saurions  le  faire  l'attitude  des  savants  du  pays  en  pré- 
sence des  merveilles  opérées  par  l'eau  de  Massabielle.  Cette  lettre  écrite 
par  un  très-honorable  médecin  des  environs,  le  docteur  Lary,  lequel  ne 
croyait  en  rien  aux  explications  miraculeuses,  était  addressée  par  lui  à  un 
membre  de  la  faculté. 

"  Osaun,  28  avril  1858- — Je  m'empresse,  mon  cher  confrère,  de  vous 
'•  transmettre  les  détails  que  vous  me  deuiandez  sur  la  femme  Galop  de 
notre  commune. 

"  Cette  femme,  à  la  suite  d'un  rhumatisme  de  la  main  gauche,  avait 
"  cette  main  inhabile  à  la  préhension.  Ainsi,  voulait- jlle  laver  ou  porter 
"  un  verre  avec  cette  main  ?  elle  le  laissait  très-soavaut  tomber  :  voulait- 
*'  elle  puiser  de  l'eau?  elle  devait  y  renoncer,  parce  que  sa  main  gauche 
''  ne  pouvait  serrer  la  corde  du  tour  de  son  puits.  Il  y  avait  plus  de  huit 
'•  mois  qu'elle  n'avait  pas  fait  son  lit,  et  qu'elle  n'avait  pas  tilé  un  seul 
"  écheveau  de  fil. 

*'  Or,  depuis  son  unique  voyage  à  Lourdes  où  elle  fit  usage  de  l'eau  de 
''  la  Grotte  intua  et  extus,  elle  file  avec  assez  de  facilité,  elle  fait  son  lit, 
"  elle  puise  de  Veau,  elle  lave  et  porte  des  verres  et  des  assiettes  d  tahUy 
*'  en  un  mot,  elle  se  sert  de  cette  main  d  peu  près  comme  de  Vautre^ 


]  22  NOTRE-LAME   DE   LOURDES. 

"  Les  mouvements  de  la  main  gauche  ne  sont  pas  encore  tout  à  fait 
*'  aussi  libres  qu'avant  la  maladie  ;  mais,  comparés  à  ce  qu'ils  étaient  avant 
**  l'usage  des  eaux  de  la  Grotte  re  Lourdes,  il  y  a  en  mieux  90  pour  100 
*'  de  différence.  Au  reste,  cette  femme  se  propose  de  revenir  à  la  Grotte. 
'•  Je  vais  l'engager  à  passer  chez  vous  pour  vous  voir,  vous  pourrez  vous 
"  même  alors  vous  convaincre  de  ce  que  je  vous  dis  ici. 

"  Vous  trouverez,  eu  examinant  la  malade  dont  il  s'agit,  une  ankjlose 
"incomplète  de  l'articulation  métacarpo-phal  'ngienne  de  l'index.  C'est  tout 
*'  ce  qui  reste  de  son  aiTection.  Si  l'usage  réitéré  de  l'eau  à  la  Grotte 
**  fait  disparaître  cet  état  morbide,  ce  fait  sera  une  preuve  de  plus  de 
*'  Valcalinitê  de  cette  eau.  (1.) 

"  Je  termine,  en  vous  priant  de  me  croii.' 3  votre  très-dévoué  confrère. 
*'  Lary  d.  ?w." 

Cette  explication  une  fois  admise,  et  teuue  a  f/riori  pour  certaine,  les 
médecins  furent  moins  revêches  à  constater  les  guérisons  opérées  par  l'eau 
de  la  Grotte  :  et  dès  ce  moment,  ils  se  mirent  à  généraliser  leur  thèse  et 
à  l'appliquer  presque  indistinctement  à  tous  les  ca&,  même  à  ceux  qui 
avaient  un  caractère  de  soudaineté  en  quelque  sor  -^  foudroyant,  caractère 
assez  peu  concinable  pourtant  avec  l'action  ordinaire  des  eaux  minérales. 
Les  doctes  personnages  du  lieu  se  tiraient  de  ce  mauvais  pas  en  prêtant  à 
l'eau  de  la  Grotte  des  qualités  d'une  extrême  puissance  inconnue  jusque- 
là.  Peu  leur  importait  de  bouleverser  dans  leurs  théories  toutes  les  lois 
de  la  Nature,  pourvu  que  ce  ne  fût  pas  au  profit  du  ciel.  Ils  admettaient 
volontiers  \ txtrandXviVÛ  pour  se  débarrasser  du  étM?*naturel. 

Il  se  trouvait  parmi  les  croyants  quch^ues  esprits  mal  faits  et  ta  uins  qui 
troublaient  par  des  réflexions  importunes  les  graves  explications  et  les 
théories  transcendan taies  de  la  savante  coterie  : 

— "  Comment  se  fait-il,  venaient-ils  objecter,  que  cette  source  minérale, 
si  exceptionnellement  puissante  qu'elle  opère  des  guérisons  soudaines,  ait 
été  précisément  découverte  par  Bernadette  en  état  d'extase,  à  la  suite  de 
prétendues  Visions  célestes,  et  comme  preuve  de  ces  Apparitions  sui-na- 
turelles  ?  Comment  se  fait-il  d'abord  que  cette  Source  ait  jaiU  juste  au 
moment  où  Bernadette  croyait  entendre  la  Voix  divine  lui  dire  d'aller 
boire  et  se  laver  ?  Commet  se  fait-il  ensuite  que  cette  Source,  surgie  suu- 
dainemet,  au  vu  et  su  de  -ute  ]  ^  population,  dans  des  conditions  si  prodi- 
gieusement étonnantes,  donne,  non  pas  de  l'eau  ordinair».,  mais  une  eau 
qui,  de  votre  propre  aveu,  a  guéri  déjà  tant  de  malades  désespérés,  les- 
quels y  ont  eu  recours  sans  aucune  direction  médicale,  et  par  simple  esprit 
de  foi  religieuse  ?" 

Ces  objections,  répétées  sous  mille  f'^rmes  différentes,  agaçaient  outre 


(1.)  Disons  en  note   que  celte  femme  fut,  rn  effet,  entièrement   guérie  à  un  second 
voyage. 


NOTRE-DAME    DE    LOURDES.  12^ 

mesure  les  Libres-Penseurs,  les  Philosophes  et  les  Savants.  Ils  essayaient 
le  s'en  tirer  par  des  réponses  si  véritablement  pauvres  et  misérables 
qu'elles  devaient,  ce  semble,  leur  faire  peu  d'illusion  à  eux-mêmes  ;  mais 
en  trouver  d'autres  était  vraiment  difficile. 

' — Que  voulez-vous  ?  disaient-ils,  une  chèvre  a  découvert  par  hasard  le 
café.  Un  pâtre  a  par  hasard,  trouvé  les  eaux  de  Luchon.  Toujours  par 
hasard,  un  paysan  qui  piochait  a  mis,  à  jour  les  ruines  de  Pompéï  Qu'y  a 
t  il  d'étonnant  à  ce  que  cette  petite  fille,,  s'amusant  à  creuser  la  terre 
durant  son  hallucination,  ait  fait  jaillir  une  source,  et  que  cette  source  soit 
minérale  et  alcaline  ?  Qu'en  ce  moment,  elle  ait  cru  précisément  voir  la 
saint  Vierge  et  ouïr  une  voix  lui  indiquer  la  source,  c'est  une  simple  coïn- 
dence,  toute  fortuite,  dont  la  Superstition  voudrait  faire  Miracle.  Ce 
jour-là,  comme  toujours,  le  hasard  a  tout  fait  et  a  été  le  seul  révélateur." 

Les  croyants  ne  se  laissaient  pourtant  pas  ébranler  par  une  telle  logique. 
Ils  avaient  le  mauvais  goût  de  trouver  qu'expliquer  toutes  ces  choses  par 
de  simples  coïncidences  de  hasard,  c'était  violenter  par  trop  la  raison 
sous  prétexte  de  la  défendre.  Cela  irritait  les  Libres-Penseurs  qui,  tout 
en  reconnaissant  enfin  les  guérisons  opérées,  déploraient  plus  que  jamais  le 
caractère  religieux  et  surnaturel  que  les  populations  s'obstinaient  à  donner 
à  ces  étranges  événements  ,  et,  comme  les  gens  dépités,  ils  inclinaient  à 
la  violence  pour  arrêter  le  courant  populaire.  "  Si  ces  eaux  sont  miné- 
rales, commençaient-ils  à  dire,  elles  relèvent  de  l'Etat  ou  de  la  munici- 
palité :  on  ne  doit  y  aller  qu'avec  une  ordonnance  de  la  Faculté  ;  et  ce 
qu'il  faut  y  construire,  c'est  un  établissement  de  bains  et  non  une 
chapelle." 

La  science  de  Lourdes,  forcée  de  convenir  des  faits,  en  était  arrivée  à 
cette  situation  d'esprit  et  à  ces  dispositions  intellectuelles,  lorsque  survin- 
rent les  mesures  du  Préfet,  relatives  aux  objets  dépo^^  s  à  la  Grotte,  et 
cette  tentative  d'incarcération  de  Bernadette  sous  prétexte  de  folie,  tenta- 
tive avortée  par  suite  de  l'intervention  inattendue  de  M.  le  curé  Peyra- 
male. 

A  toutes  ces  thèses  de  la  secte  médicale  aux  abois,  il  manquait  un  point 
d'appui  certain  et  officiel.  M.  Massy  avait  déjà  songé  à  demander  ce 
point  d'app\ii  à  l'une  des  sciences  les  plus  admirables  et  les  plus  incontestées 
de  notre  temps  :  la  Chimie.  Dans  ce  but  il  s'était  adressé  par  l'intermé- 
diaire du  maire  de  Lourdes,  à  «un  chimiste  assez  renommé  dans  le  dépar- 
tement, M.  Latour  de  Trie. 

Faire  constater, — non  en  détail  par  l'examen  de  chaque  cas  particulier, 
mais  en  général  et  en  bloc, — que  toutes  ces  guérisons  (jui  se  multipliaient 
et  se  dressaient  comme  des  objections  formidables  étaient  absolument  natu- 
relles de  par  la  constitution  intime  de  la  Source  nouvelle,  lui  parut  un  coup 
de  maître  ;  et  il  crut  en  cela  bien  mériter  de  la  Science,  de  laPhilosophie* 

En  voyant  (ju'il  était  décidément  impossible  de  faire  arrêter  Bernadette 


124  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

comme  folle,  il  pressa  l'analyse  qui  devait  établir  oflSciellement,  en  face  des 
guéri3on3,  les  propriétés  minérales  efc  thérapeutiques  de  l'eau  de  la  Grotte. 
Il  devenait  urgent  de  se  débarrasser  de  ce  Surnaturel  envahissant  qui,  après 
avoir  fait  jaillir  la  Source,  guérissait  maintenant  les  malades,  et  menaçait 
de  forcer  toutes  les  portes.  Tout  en  laissant  malheureusement  ce  maudit 
Surnaturel  assez  fort  par  bien  des  côtés,  une  analyse  véritablement  offi- 
cielle pouvait  rendre  de  grands  servies. 

Le  chimiste  de  la  Préfecture  se  mit  donc  à  l'œuvre  pour  faire  ette  pré- 
cieuse étude  de  l'eau  jaillie  à  Massabielle,  et  avec  une  conscience  entière  » 
si  non  avec  une  science  complète, il  trouva  au  fond  de  ses  cornues  une  solu- 
tion absolument  conforme  aux  exphcations  des  médecins,  aux  thèses  des 
philosophes  et  aux  désirs  de  M.  le  Préfet.  La  vérité  était-elle  aussi  satis- 
faite de  cette  analyse  que  le  pouvaient  être  la  Préfecture,  la  Philosophie  et 
la  Faculté  ?  C'est  une  questien  qne  l'on  ne  songea  peut-être  pas  tout  d'a- 
bord à  se  poser,  mais  que  l'avenir  devait  se  charger  de  résoudre. 

Quoi  qu'il  en  soit,  voici  l'analyse  sommaire  que  M.  Latour  de  Trie,  chi- 
miste de  l'Administration,  adressa  officiellement,  à  la  date  du  6  mai,  à  M. 
le  maire  de  Lourdes,  et  que  ce  dernier  transmit  aussitôt  au  baron  Massj. 

Examen  chimique. 

*'  L'eau  de  la  Grotte  de  Lourdes  est  très-limpide,  inodore  et  sans 
^'  saveur  tranchée.  Sa  pesanteur  spécifique  est  très-voisine  de  celle  de 
*'  l'eau  distillée  (sa  température  à  la  Source  est  de  lô*^  centigrade.) 

*'  Elle  contient  les  principes  suivants  : 
lo.  Chlorures  de  soude,  de  chaux  et  de  magnésie  abondants  ; 


(( 

«( 


2o.  Carbonates  de  chaux  et  de  magnésie  ; 


*'  3o.  Silicates  de  chaux  et  d'alumine  ; 

*'  4o.  Oxyde  de  fer  ; 

"  00.  Sulfate  de  soude  et  carbonate  de  soude  ; 

*'  6o.  Phosphate  :  des  traces  ; 

*'  7o.  Matière  organique:  ulraine. 

"  Nous  constatons  dans  la  coiuposition  de  cette  eau  absence  complète 
*'  du  sulfate  de  chaux  ou  sélénite. 

"  Cette  particularité,  assez  remarquable,  est  toute  à  son  avantage,  et 
*'  doit  nous  la  faire  considérer  comme  étant  très-légère,  facile  à  la  diges- 
"  tion  et  imprimant  à  l'économie  animale  une  disposition  favorable  à  l'é- 
*'  quilibre  de  l'action  vitale. 

*•  Nous  ne  croyons  pas  trop  ptréjuger  en  disant,  vu  Vensemhle  et  la  qua- 

*'  W^  des  substances  qui  la  constituent,  que  la  science  médicale  ne  tardera 

'*  peut-être  pas  à  lui  reconnaître  dex  vertus  curatives  spéciales  qui  pour- 

**  ront  la  faire  classer  au  nombre  des  eaux  qui  forment  la  richesse  miné- 

**  raie  de  notre  département. 

*'  Daignez  agréer,  etc. 

*'  A.  Latocr  de  Trie." 


NOTRE-DAME    DE    LOURDES.  125 

L'ordre  civil  est  moins  bien  discipliné  que  Tordre  militaire,  et  il  s'y  fait 
faute  d'entente,  de  fausses  manœuvres.  Le  préfet  au  milieu  de  ses  préoc- 
cupations avait  négligé  de  donner  ses  ordres  à  la  rédaction  de  la  feuille 
préfectorale  du  département,  VUre  Impériale^  de  sorte  que,  tandis  que  le 
chimiste  de  la  Préfecture  disait  blanc,  le  journaliste  delà  Préfecture  disait 
noir.  Tandis  que  le  premier  saluait  dans  la  Soarce  de  Lourdes  une  des 
futures  richesses  thérapeutiques  et  minérales  des  Pyrénées,  le  second  la 
qualifiait  d'eau  malpropre  et  se  raillait  agréablement  des  guérisons  obte- 
nues, r 

"  Il  va  sans  dire, — écrivait-il  juste  le  jour  où  M.  Latour  de  Trie  envo- 
"  yait  son  rapport,  c'est-à  dire  le  6  mai, — il  va  sans  dire  que  la  fameuse 
'*  Grotte  verse  à  flots  les  Miracles,  et  que  notre  département  en  est  inondé. 
**  A  tout  bout  de  champ,  vous  rencontrez  des  gens  qui  vous  racontent  les 
"  mille  guérisons  obtenues  par  l'usage  d'une  eau  malpropre.^' 

"  Bientôt  les  médecins  n'auront  plus  rien  à  faire,  les  malades  rhnmati-^ 
"  sants  ou  poitrinaires  auront  disparu  du  département,  etc.,  etc."  (*) 

Malgré  ces  dissonances  qu'il  aurait  pu  éviter,  il  est  juste  de  reconnaître 
que  M.  le  baron  Massy  était  un  homme  actif.  Le  4  mai,  vers  midi,  il  avait 
fait  son  discours  aux  maires  du  canton  de  Lourdes  et  donné  ses  ordres. 
Le  4  mai,  au  soir,  la  Grotte  avait  été  dépouillée  des  offrandes  et  des  ex- 
voto.  Le  5  mai,  au  matin,  il  avait  appris  l'impossibilité  d'arrêter  la 
Voyante,  et  renoncé  à  cette  mesure.  Le  (3  mai,  au  soir,  il  avait  en  main 
l'Analyse  de  son  chimiste. 

Muni  de  cette  dernière  et  importante  pièce,  il  attendait  les  événements. 
Qu'allait-il  se  passer  à  Lourdes  ?  Que  ferait  Bernadette  dont  leg 
moindres  pas  étaient  épiés  par  les  yeux  d'argus  de  Jacomet  et  de  ses 
agents  ?  Avec  les  chaleurs  qui  commençaient  à  arriver,  l'eau  de  la  Grotte 
comme  plusieurs  le  disaient,  ne  viendrait-elle  pas  à  tarir,  ce  qui  couperait 
court  à  toutes  choses  ?  Quelle  attitude  allaient  avoir  les  populations  ?  Telles 
étaient  les  préoccupations,  les  espérances  et  les  inquiétudes  de  M.  le  baron 
Massy,  préfet  de  l'Empire. 

A  la  Grotte,  la  Fontaine  miraculeuse  coulait  toujours,  abondante  et  lim- 
pide, avec  ce  caractère  de  pérennité  tran<juille  que  l'on  remarque  dans  les 
belles  sources  qui  jaillissent  des  rochers. 

L'Apparition  surnaturelle  ne  cessait  de  s'affirmer  et  de  se  prouver  par 
des  bienfaits. 

Tantôt  rapide  comme  l'éclair  qui  fend  la  nue,  tantôt  lente  comme  la 
lumière  de  l'aurore  qui  se  lève  et  grandit  rayon  par  rayon,  la  grâce  de 
Dieu  continuait  do  descendre  visiblement  et  invisiblement  sur  les  multi. 
tudes. 

Nous  ne  pouvons  parler  que  des  grâces  visibles. 

A  six  ou  sept  kilomètres  de  Lourdes,  à  Loubajrc.  vivait  une  bravo 

(•)  £re  Impériale  du  G  mai  1858. 


126         •  NOTRE-DAME   DE    LOURDES. 

femme,  une  paysanne,  jadis  rude  au  travail,  qu'un  accident  avait  condam- 
née depuis  dix -huit  mois  à  la  plus  pénible  inaction.     Elle  se  nommai*' 
Catherine  Latapie-Chouat.     En  octobre  1856,  étant  montée  sur  un  chêne 
pour  abattre  des  glands,  elle  avait  perdu  l'équilibre  et  fait  une  chute  vio- 
lente qui  avait  causé  une  forte  luxation  au  bras  droit  et  surtout  à  la  main. 
La  réduction, — disent  le  compte-rendu  et  le  procès-verbal  que  nous  avons 
sous  les  yeux, — la  réduction,  opérée  immédiatement  et  avec  succès  par  un 
habile  médecin,  avait  à  peu  près  rétabli  le  bras  dans  l'état  normal  sans 
pouvoir  cependant  le  guérir  d'une  extrême  faiblesse.     Mais  les  soins  les 
])lu6  intelligents  et  les  plus  suivis  échouèrent  contre  la  rigidité  des  trois 
doigts  les  plus  importants  de  la  main.     Le  pouce,  l'index  et  le  médius 
demeurèrent  absolument  recourbés  et  paralysés,  sans  qu'il  fût  possible,  ni 
de  les  r<»dresser,  ni  de  leur  faire  faire  un  seul  mouvement.     La  malheu- 
reuse paysanne — encore  jeune,  car  elle  avait  à  peine  trente-huit  ans — ne 
pouvait  ni  coudre,  ni  filer,  ni  tricoter,  ni  vaquer  aux  soins  du  ménage. 
Après  ravoir  inutilement  traitée  pendant  très-longtemps,  le  docteur  lui 
avait  dit  c^u'^lle  était  incurable  et  qu'elle  devait  se  résigner  à  ne  plus  se 
servir  de  sa  main.     Un  tel  arrêt,  d'une  bouche  si  compétente,  était  pour 
cette  infortunée  l'annonce  d'un  irréparable  malheur.     Les  pauvres  n'ont 
d'autres  ressources  que   le  travail  :  pour   eux  l'inaction  forcée,  c'est  la 
misère  inévitable. 

Catherine  était  devenue  enceinte  neuf  ou  dix  mois  après  sa  chute  et  elle 
approchait  de  son  terme  au  moment  où  étaient  survenus  les  divins  événe- 
ments de  la  Grotte  de  Massabielle.  Une  nuit,  elle  se  sent  éveillée  tout  à 
coup  comme  par  une  idée  soudaine.  "  Un  Esprit  intérieur,  racontait-elle 
à  l'auteur  de  ce  livre,  un  Esprit  intérieur  me  disait  en  moi-même  avec 
une  sorte  de  force  irrésistible  : —  "  Va  à  la  Grotte  !  va  à  la  Grotte,  et  tu 
seras  guérie  !"  Quel  était  cet  être  mystérieux  qui  parlait  de  la  sorte,  et 
que  cette  paysanne  ignorante, — ignorante  du  moins  de  tout  savoir  humain — 
appelait  "  un  Esprit."  L'Ange  Gardien  sait  sans  doute  ce  secret. 

Il  était  trois  heures  du  matin.  Catherine  appelle  ses  deux  enfants  déjà 
assez  grands  pour  l'accompagner. 

— Reste  au  travail,  dit-elle  à  son  mari  ;  je  vais  à  la  Grotte. 

— Dans  cet  état  de  grossesse,  c'est  impossible,  reprend-il  ;  aller  à 
Lourdes  et  revenir,  c'est  une  course  de  trois  fortes  lieues. 

— Tout  est  possible.  Je  vais  guérir. 

Nulle  objection  ne  la  put  retenir.  Elle  partit  avec  ses  deux  enfants.  Il 
faisait  un  beau  clair  de  lune.  Le  silence  redoutable  de  la  nuit,  troublé  de 
moment  en  moment  par  des  bruits  inconnus,  la  solitude  profonde  de  ces 
campagnes,  vaguement  éclairées  et  peuplées  de  formes  indécises,  effrayaient 
les  enfants.  Ils  tremblaient  et  s'arrêtaient  à  chaque  pas,  mais  Catherine 
les  rassurait.  Elle  n'avait  nulle  peur  et  sentait  (qu'elle  marchait  vers  la 
Vie. 


NOTKE  DAME  DE  LOURDES.  127 

Elle  arriva  à  Lourdes  à  la  naissance  du  jour.  Elle  rencontra  Bernadette. 
Quoiqu'un  lui  dit  que  c'était  la  Voyante.  Catherine  ne  répondit  point, 
mais,  s'avançant  vers  l'enfant  bénie  du  Seigneur  et  aimée  de  Marie,  elle  lui 
toucha  humblement  la  robe.  Puis,  elle  continua  son  chemin  vers  les 
Roches  de  Massabielle,  où,  malgré  l'heure  matinale,  une  multitude  de 
pèlerins  se  trouvaient  déjà  réunis  et  agenouillés. 

Catherine  et  ses  enfants  s'agenouillent  aussi  et  prient. 

Et,  après  avoir  prié,  Catherine  se  lève  et  va  baigner  paisiblement  sa 
main  dans  Teau  merveilleuse. 

Et  aussitôt  ses  doigts  se  redressent.  Et  aussitôt  ses  doigts  s'assouplissent 
et  revivent.  La  Sainte  Vierge  venait  de  guérir  l'incurable. 

Que  fait  Catherine?  Catherine  n'est  point  surprise.  Catherine  ne  pousse 
pas  un  cri,  mais  elle  retombe  à  genoux  et  rend  grâces  à  Marie  et  à  Dieu. 
Pour  la  première  fois  depuis  dix-huit  mois,  elle  prie  à  mains  jointes,  et 
croise  avec  ses  autres  doigts  ses  doigts  ressuscites. 

Elle  resta  ainsi  longtemps,  absorbée  dans  un  acte  de  reconnaissance. 
De  tels  moments  sont  doux  ;  l'âme  se  complaît  à  s'y  oubher,  et  il  semble 
qu'on  soit  dans  le  Paradis  retrouvé. 

De  violentes  souffrances  rappelèrent  brusquement  à  Catherine  qu'elle 
était  encore  sur  la  terre,  sur  cette  terre  de  gémissements  et  de  pleurs  où 
la  malédiction  portée  à  l'origine  contre  la  femme  coupable,  mère  du  genre 
humain,  n'a  pas  cessé  de  peser  sur  son  innombrable  postérité.  Nou«i 
avons  dit  (jue  Catherine  était  au  dernier  terme  de  sa  grossesse.  Comme 
cette  pauvre  femme  était  encore  à  genoux,  elle  se  sentit  prise  tout  à  coup 
par  les  premières,  par  les  horribles  douleurs  de  l'enfantement.  Elle  tres- 
saille, elle  comprend  que  le  temps  lui  manque  pour  se  rendre  jusqu'à 
Lourdes,  et  que  la  délivrance  va  s  accomplir  devand  cette  multitude  qui 
l'environne.  Et  elle  regarde  un  instant  cette  foule  avec  une  terreur 
pleine  d'angoisses. 

Mais  cette  terreur  ne  dura  pas. 

Catherine  se  retourna  vers  la  vierge  souveraine  à  qui  la  Nature  obéit. 

••  —-Bonne  mère,  lui  dit-elle  avec  simplicité.  Vous  qui  venez  de  m'obte- 
nir  une  si  grande  grâce,  épargnez-moi  cette  honte  d'accoucher  devant  tout 
le  monde  et  faites  au  moins  que  je  puisse  rentrer  chez  moi  avant  de  l  tre 
au  monde  l'enfant  que  je  porte." 

Et  aussitôt  toutes  les  douleurs  s'apaisèrent  et  l'esprit,  cet  Esprit  inté- 
rieur dont  elle  nous  parlait  et  que  nous  croyons  être  l'Ange  Gardien,  lui 
dit: 

— Sois  tranquille.  Pars  avec  confiance,  tu  arriveras  sans  accident. 

— Levons-nous  maintenant  et  partons,  dit  Catherine  à  ses  deux  enfants. 

Et  voilà  qu'elle  repnnd,  en  les  tenant  par  la  main,  le  chemin  de  Lou- 
bajac,  sans  laisser  soupçonner  à  personne  la  crise  imminente  et  sans  mani- 
fester aucune  in( quiétude,  non-seulement  aux  assistants,  mais  même  à  la 


128  NOTRE-DAME  DE   LOURDES. 

sage-femme  de  son  village  qui  par  hasard  se  trouvait  là,  et  qu*elle  aperçut 
au  milieu  des  pèlerins.  Heureuse,  plus  que  nous  saurions  le  dire,  elle 
parcourut  paisiblement  et  sans  se  hâter  la  longue  route  et  les  mauvais  che- 
mins qui  la  séparaient  de  sa  maison.  Les  deux  enfants  n'avaient  plus  peur 
comme  durant  la  nuit  :  le  soleil  s'était  levé  et  leur  mère  était  guérie. 

Arrivée  chez  elle,  Catherine  voulut  prier  encore  ;  mais  aussitôt  les  dou- 
leurs la  reprirent.  Un  quart  d'heure  après,  sa  délivrance  fut  accomplie. 
Un  troisième  fils  lui  était  né  (1). 

A  la  même  époque,  une  femme  de  Lamarque,  Marianne  Garrot,  avait 
vu  disparaître  en  moins  de  dix  jours,  par  de  simples  lotions  d'eau  de  la 
Crotte,  une  dartre  laiteuse  qui  lui  couvrait  entièrement  le  visage  et  qui, 
depuis  deux  années,  résistait  à  tous  les  traitements.  Le  docteur  Amadou, 
de  Pontacq,  son  médecin,  avait  constaté  le  fait  et  en  fut  plus  tard  l'irré- 
cusable témoin  devant  la  Commission  épiscopale  2). 

(1)  Le  lecteur  sera  peut-être  bien  aise  de  voir  par  lui-mèrae  les  conclusionà  de  I» 
Conniission  épiscopale  sur  ce  fait.  Elle  ne  fait  que  reproduire  les  rapports  des  méde- 
cins. Les  voici  : 

"  A  peine  Catherine  Latapie-Chouat  eut-elle  plongé  sa  main  dans  Vea\x  q\iU>i^tnntané~ 
ment  elle  se  sentit  entièrement  guérie  :  que  ses  doigts  reprirent  leur  souplesse,  leur  élas- 
ticité naturelles  ;  qu'elle  put  soudain  les  ouvrir,  les  fermer,  s'en  servir  avec  autant  d'ai- 
sance qu'avant  l'accident  d'octobre  1856.  , 

"  Depuis  ce  moment,  eJle  n'a  plus  éprouvé  de  douleur. 

"  Que  la  difiFormité  de  la  main  de  Catherine  Latapie,  que  l'impossibilité  de  s'en  servir 
provinssent  d'une  ankylose  aux  articulations  des  doijjts,  d'une  lésion  foncière  des  nerfs 
ou  des  tendons  fléchisseurs,  il  demeure  indubitablement  acquis  que  cette  situation  était 
de  la  plus  haute  gravité,  par  rinutilit«î  de  tous  les  moyens  médicaux  employés  pendant 
dix-huit  mois,  et  par  l'aveu  du  médecin  qui  avait  déclaré  à  cette  femme  que  son  état 
était  incurable. 

"  Cependant,  malgré  l'insuccès  de  tentatives  si  longues  et  si  multipliées,  malgré 
l'emploi  des  divers  actifs  thérapeutiques,  malgré  même  la  déclaratiou  du  médecin,  cette 
lésion  guérit  tout  à  coup,  est  simultanément  enlevée.  Or,  cette  soudaineté  de  disparitioi 
de  l'infirmité,  du  redressement  des  doigts,  du  rétablissement  de  leur  jeu  normal,  est  évi- 
demment en  dehors  et  au-dessus  du  cours  habituel  de  la  Nature,  des  lois  qui  régissent 
Pefficacitt;  de  ses  agents.  - 

"  L't'léraent  dont  l'emploi  a  produit  ce  résultat  ne  laisse  aucun  doute  à  cet  égard,  et 
établit  incontesiab'emett  cette  conséquence.  En  effet,  il  est  avéré  (a)  que  l'eau  de  Mas- 
snbielle  est  une  eau  naturelle,  sans  la  moindre  propriété  curative.  Elle  n'a  donc  pas  pu, 
por  sa  vertu  naturelle,  redresser  les  doigts  de  Catherine  Latapie,  leur  rendre  la  souplesse 
de  leur  jeu,  que  n'ont  pas  pu  restituer  les  remèdes  scientifiques,  si  variés,  si  longtemps 
appliqués.  Donc  ce  merveilleux  résultat,  que  le  seul  contact  de  cet^e  eau  a  iinméihatement 
produit,  ne  saurait  lui  être  attribué;  donc  il  faut  remonter  à  une  cause  supérieur.»,  et  en 
faire  honneur  à  une  vertu  surnaturelle  dont  l'eau  de  Massabielle  a  été  comme  le  voile  et 
l'inerte  instrument. 

'*  D'ailleurs,  si  l'eau  naturelle  était  douàe  d'une  si  prodigieuse  efficacité,  depuis  ^ong 
temps  Catherine  Latapie  en  aurait  éprouvé  les  bienfaits  par  l'usage  quotidien  pour  sa 
propreté  personnelle,  celle  de  ses  enfants  ;  car  elle  faisait  quotidiennement  usage,  à  cet 
effet  d'une  eau  identique."     (Extrait  du  15e  Procès-Verbal  de  la  Commission.) 

(a)  Cela  avait  en  elTet  été  authentiquement  avéré  miilgré  l'analyse  administrative,  à 
l'époque  des  procès- verbaux  de  ia  Commission. 

(2)  Nous  donnons  encore  en  note  sur  ce  fait  les  conclusions  de  la  Commission  : 

•' Uneafiecliondurtreuse  peut  en  soi  ne  pas  présenter  un  haut  degré  de  gravité,  n'inspirer 


NOTRE-DAME  DE  LOURDES.  129 

A  Bordères,  près  de  Nay,  la  veuve  Marie  Lanou-Domengé,  âg(3e  de 
quatre-vingts  ans,  était  depuis  trois  ans  atteinte  dans  tout  le  côté  gauche 
d'une  paralysie  incomplète.  Elle  ne  pouvait  faire  un  pas  sans  un  secours 
étran^^er,  et  elle  était,  par  suite  de  son  infirmité,  incapable  de  tout  travail. 

M.  le  docteur  Poueymiroo,  de  Mirepoix,  après  avoir  inutilement  em- 
ployé quelques  remèdes  pour  ramener  la  vie  dans  les  membres  atrophiés, 
avait  cessé  de  la  soigner,  tout  en  continuant  à  la  voir. 

L'espérance  s'en  va  pourtant  difficilement  de  l'esprit  des  malades. 

Quand  donc  guérirai-je  ?  disait  la  bonne  femme  à  M.  Poueymiroo, 

toutes  les  fois  qu'elle  le  rencontrait. 

Vous  fniérirez  quand  le  bon  Dieu  voudra,  répondait  invariablement 

le  docteur,  qui  était  loin  de  se  douter,  en  s'exprimant  ainsi,  qu'il  pronon- 
çait un  mot  prophétique. 

"  Pourquoi  ne  croirais-je  pas  cette  parole  et  ne  m'adresserais-je  pas 
directement  à  la  bonté  divine,"  se  dit  un  jour  la  vieille  paysanne,  en  enten- 
dant parler  de  la  Source  de  Massabielle. 

Elle  envoya  quelqu'un  à  Lourdes  chercher  à  la  Source  même  un  peu  de 
cette  eau  qui  guérissait.  • 

Lorsqu'on  la  lui  apporta,  elle  fut  prise  d'une  grande  émotion. 

Sortez-moi  de  mon  lit,  dit-elle,  et  tenez-moi  debout. 

On  la  leva,  on  l'habilla  en  toute  hâte,  presque  fiévreusement.  Les  spec- 
tateurs et  les  acteurs  de  cette  scène  étaient  troublés. 

Deux  personnes  la  soulevèrent  et  la  tinrent  debout  en  la  soutenant  sous 

les  épaules. 

On  lui  présenta  un  verre  d'eau  de  la  Grotte. 

aucune  craiote  d'un  danger  sérieux  de  quelque  conséquence  désastreuse.  Cependant, 
celle  dont  a  été  ateinte  la  dame  Garrot  dénoterait  par  sa  durée,  par  sa  résistance  aux  mé- 
dications prescrites  et  fidèlement  pratiquées,  pn  •  sa  continuelle  et  progressive  invasion, 
une  malignité  bien  prononcée,  l'inoculation,  pour  ainsi  dire,  d'un  virus  proi'sndément 
enraciné,  qui,  pour  céder,  aurait  exigé  une  longue  persévérance  de  soins,  la  coatinuatioa 
patiente  du  traitement  déjà  suivi,  ou  d'un  nouveau,  mieux  approprié  et  plus  efficace. 

"  La  disposition,  non  pas  instantanée,  mais  rapide  de  la  dartre  laiteuse  de  la  femme 
Garrot,  s'éloigne  donc  du  mode  habituel  d'action  des  préparations  chimiques,  puisque  la 
première  lotion  a  produit  instant anément  un  amendement  sensible,  ou  cure  partielle,  que 
la  seconde,  administrée  quatre  jours  après,  a  développé,  fait  progresser  cette  améliora- 
tion avancé  cette  cure  déjà  commencée,  et  que,  sans  le  secours  d'aucun  autre  remède, 
ces  deux  lotions  ont  amené,  par  un  progrès  rapide  et  graduel,  en  un  petit  nombre  de 
jours,  une  guérison  complète. 

"  Or  le  liquide,  dont  l'emploi  a  procuré  ce  prompt  résultat,  est  toujours  la  même  eau, 
sens  vertu  spéciale,  sans  analogie  ni  corrélation  avec  l'aflfection  vaincue,  laquelle  du 
reste,  si  elle  en  eût  eu  quelqu'une,  aurait  depuis  longtemps  produit  cet  effet,  par  l'usage 
qu'en  faisait  la  malade  pour  son  alimentation  et  sa  propreté  de  chaque  jour. 

•«  On  ne  peut  donc  attribuer  cette  cure  à  l'efficacité  propre  de  l'eau  Massahielle,  et  tout 
concourt,  ce  semble,  ici,  ténacit*',  activité  envahissante  de  l'aflfection  dartreuse,  prompti- 
tude de  la  guérison,  inappropriation  de  l'élément  qui  l'a  produite,  pour  y  faire  recon- 
naître une  cause  étrangère  et  supérieure  aux  actifs  naturels." 

(Extrait  du  15e  procls-Verbal  de  la  Commission.) 

I 


130  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

Marie  étendit  sa  main  tremblante  vers  l'eau  lib(*ratrice,  et  y  plongea  ses 
doif^ts.  Puis  elle  fit  sur  elle-même  un  grand  signe  de  Croix,  après  lequel 
elle  porta  le  verre  à  ses  lèvres  et  en  but  lentement  le  contenu,  absorbée 
sans  doute  en  quelque  fervente  prière  qu'elle  faisait  tout  bas. 

Elle  était  pfde,  si  pale  qu'on  crut  un  instant  qu'elle  allait  s'évanouir. 

Mais,  tandis  qu'on  faisait  effort  pour  pi é venir  une  chute,  elle  se  redres- 
sa, tressaillit  et  regarda  autour  d'elle.  Puis  elle  poussa  comme  un  cri  de 
joie  triomphale  : 

— Lricbez  moi  I  lâchez-moi  vite.     Je  suis  guérie. 

Ceux  qui  la  soutenaient  retirèrent  leur  bras  à  moitié  et  en  hésitant. 
INIaric  s'élança  aussitôt  et  se  mit  à  marcher  avec  assurance,  comme  si  elle 
n'eût  jamais  été  malade. 

Quelqu'un  qui  conservait,  malgré  tout,  quelque  crainte,  lui  présenta  un 
bâton  pour  s'appuyer. 

Marie  regarda  le  bâton  en  souriant.  Puis  elle  le  prit,  et,  d'un  geste 
dédai'meux,  elle  le  jota  au  loin,  comme  un  objet  désormais  inutile- 

A  partir  de  ce  jour,  elle  retourna  aux  rudes  travaux  des  champs. 

Quelques  visiteurs,  étant  venus  la  voir  pour  vérifier  le  fait,  lui  deman- 
dèrent si  elle  pourrait  marcher  en  leur  présence. 

— Marcher?  messieurs,  s'écria t-elle  ;  mais  je  vais  courir! 

Et,  disant  ces  mots,  elle  prit  la  course  devant  eux. 

Ceci  se  passait  au  mois  de  Mai.  Au  mois  de  Juillet  suivant,  on  se  mon- 
trait de  l'un  à  l'autre,  comme  un  phénomène?  Marie,  la  vigoureuse  octo- 
■^énaire,  qui  fauchait  vaillamment  les  blés  et  qui  était  loin  d'être  la  der- 
nière dans  la  fatigante  besogne  des  moissonneurs. 

Son  médecin,  l'honorable  docteur  Pouejmiroo,  louait  Dieu  de  ce  miracle 
évident,  et  plus  tard,  il  signait,  avec  la  Commission  d'examen,  le  procès 
verbal  des  faits  extraordinaires  que  nous  venons  de  raconter,  et  devant 
lesquels  il  n'hésitait  pas  à  reconnaître  "  l'action  directe  et  évidente  de  la 
puissance  divine."  (1.)  . 

La  presse  de  Paris  et  de  la  province  commençait  à  s'occuper  des  évé- 
nements de  Lourdes  ;  et  bien  au-delà  des  contrées  pyrénéennes,  l'atten- 
tion pubhque  se  tournait  peu  à  peu  vers  la  Grotte  de  Massabielle. 

Les  mesures  dn  Préfet  étaient  vivement  louées  par  les  journaux  de  la 
Libre-Pensée,  non  moins  vivement  critiquées  par  les  feuilles  catholiques. 
Ces  dernières,  tout  en  se  tenant  sur  la  réserve  au  ujet  de  la  réahté  des 
Apparitions  et  des  Miracles,  prétendaient  qu'une  telle  question  devait  être 
intrée  par  l'autorité  ecclésiastique  et  non  tranchée  prématurément  par  l'ar- 
bitraire préfectoral. 

Les  guérisons  innombrables  qui  s'accomplissaient  soit  à  la  Grotte,  soit 
même  au  loin,  attiraient  à  Lourdes  une  foule  immense  de  malades  et  de 


(1)  di  procès-verbal  de  la  Commission.. 


NOTRE-DAxME    DE   LOURDES.  131 

pèlerins.  L'analyse  Latour  de  Trie,  et  les  prétendues  p'-opriétés  miné- 
rales reconnues  à  la  Source  nouvelle  par  la  médecine  officielle  ajoutaient 
encore  au  crédit  de  la  Grotte,  et  tendaient  à  y  faire  affluer  ceux-là  mêmes 
qui,  pour  guérir,  ne  comptaient  que  sur  les  seules  forces  de  la  nature. 
D'un  autre  côté,  la  polémique,  en  passionnant  les  esprits,  ajoutait  à  la  mul- 
titude des  croyants  la  mnlitude  des  curieux.  Tous  les  moyens  pris  par 
l'incrédulité  tournaient  directement  contre  le  but  qu'elle  s'était  proposé. 

Par  l'irrésistible  pente  des  événements,  pente  fatale  selon  les  uns.  pro- 
videntielle selon  les  autres,  le  concours  que  l'autorité  avait  voulu  arrêter 
prenait  des  proportions  de  plus  en  plus  considérables.  Et  ce  concours 
allait  s'accélévant  et  se  développant  d'autant  plus  que,  pour  comble  de  mal- 
chance, les  difficultés  matérielles,  opposées  aux  voyages  par  les  frimas  de 
l'hiver,  avaient  peu  à  peu  disparu.  Le  mois  de  Mai  était  revenu.  Et  les  beaux 
jours  de  la  saison  printanière  semblaient  inviter  les  pèlerins  à  se  rendre  à 
la  Grotte  par  tous  les  chemins  fleuris  qui  courent  çà  et  là  à  travers  les 
bois,  les  prés  et  les  vigne3,  dans  ce  pays  d'abruptes  mantagnes,  de  coteaux 
verdoyants  et  d'ombreuses  vallées. 

Impuissant  et  dépité,  le  Préfet  voyait  grandir  et  se  généraliser  ce  sou- 
lèvement pacifique  et  prodigieux  qui  portait  des  multitudes  chrétiennes, 
sans  cesse  renaissantes,  à  venir  s'agenouiller  et  boire  au  pied  d'une 
roche  déserte.  • 

Les  mesures  déjà  prises  avaient,  il  est  vrai,  empêché  de  donner  à  la 
Grotte  l'aspect  d'un  oratoire,  mais  le  fond  des  choses  n'en  était  pas  atteint. 
I)e  toutes  parts  on  accourait  au  lieu  du  Miracle. 

Contrairement  à  l'espérance  des  Libres-Penseurs,  à  la  crainte  des 
Fidèles,  à  l'attente  de  tous,  aucun  désordre,  absolument  aucun,  ne  se  pro- 
duisait dans  ce  mouveme/it  inouï  d'hommes,  de  femmes,  d'enfants,  de  vieil- 
lards, dj  croyants,  d'incrédules,  d'indifférents,  de  curieux.  Une  main 
invisible  semblait  protéger  ces  foules  contre  elles-mêmes,  alors  que,  sans 
chef  et  sans  guide,  elles  se  précipitaient  chaque  jour  au  nombre  de  plu- 
sieurs milliers  de  pèlerins  vers  la  Source  miraculeuse.    ^ 

La  Magistrature  représentée  par  M.  Dutour,  et  la  Police  personnifiée 
dans  M.  Jacomet  considéraient  avec  stupeur  cet  étrange  spectacle.  Leur 
irritation  s'en  accroissait-elle  ?  Nous  ne  savons.  Toutefois,  pour  certains 
esprits,  autoritaires  à  l'excès,  l'aspect  d'une  multitude  si  merveilleusement 
ordonnée  et  paisible  est  une  anomalie  presque  insultante  et  tout  à  fait 
révolutionnaire.  Quand  l'ordre  se  maintient  de  lui-même,  tous  les  fonc- 
tionnaires qui  ne  vivent  que  "  pour  maintenir  l'ordre  "  éprouvent  une 
vague  inquiétude.  Habitués  à  s'immiscer  en  tout  au  nom  de  la  Loi,  à 
discipliner,  à  commander,  à  requérir,  à  punir,  à  pardonner,  à  voir  toutes 
choses  et  toutes  gens  relever  de  leur  personne  ou  de  leur  fonction,  ils 
ressentent  en  leur  esprit  je  ne  sais  quoi  déperdu  devant  une  foule  qui  se 
passe  d'eux  et  qui  ne  leur  donne  aucun  prétexte  d'intervenir,  de  faire  de 


132  NOTRE-DAME   DE    LOURDES. 

l'impcrtance  et  d'envahir  sur  sa  liberté».     Un  tel  ordre  qui  les  annihile  est 
le  plus  grand  des  désordres. 

M.  le  baron  Massy  avait  bien  pu  ordonner  l'enlèvement  de  tout  objet 
déposé  à  la  Grotte.  Mais  nulle  loi  ne  voyait  un  délit  dans  un  pareil  déput, 
et  il  était  impossible  d'interdire  et  de  punir  de  telles  offrandes.  Dq  sorte 
que,  malgré  les  injonctions  spoliatrices  de  M.  le  Préfet,  la  Grotte  était 
souvent  remplie  de  cierges  allumés,  de  fleurs,  d'ex-voto,  et  même  de 
pièces  d'argent  ou  d'or,  pour  l'érection  du  monument  demandé  par  la 
Vierge.  De  pieux  fidèles  voulaient  en  cela  marquer  à  la  Reine  des  Cieux 
leur  bonne  volonté,  même  inutile,  leur  zèle  et  leur  amour.  "  Qu'importe 
que  l'on  prenne  l'argent  ?  Il  aura  été  offert.  Le  cierge  aura  brillé  d'une 
lueur  fugitive  en  l'honneur  de  notre  Mère,  et  le  bouquet  aura  parfumé  un 
instant  la  robe  bénie,  où  elle  posa  ses  pieds."  Telles  étaient  les  pensées 
de  ces  âmes  chrétiennes. 

Jacomet  et  ses  agents  venaient  alors  tout  enlever.  Très-enhardi  depuis 
qu'il  avait  échappé  au  péril  du  4  mai,  le  Commissaire  affectait  les  formes 
les  plus  dédaigneuses  et  les  plus  brutales,  jetant  parfois  les  objets  dans  le 
Gave,  sous  le  regard  scandalisé  des  croyants.  Parfois  aussi,  il  se  voyait 
contraint  de  conserver,  malgré  lui,  leur  air  de  fête  à  ces  lieux  bénis. 
C'était  lorsque,  l'ingénieuse  piété  des  crayants  ayant  effeuillé  des  roses 
innombrables  autour  de  la  Grotte,  il  lui  était  impossible  de  ramasser  les 
mille  débris  de  fleurs  et  les  pétales  sans  nombre  de  ce  tapis  éclatant  et 
parfumé. 

Les  foules  agenouillées  continuaient  cependant  de  prier,  sans  rien 
répondre  aux  allures  de  provocation,  et  elles  laissaient  tout  faire  avec  une 
de  ces  patiences  extraordinaires  comme  Dieu  seul  peut  en  donner  aux 
multitudes  indignées. 

Un  soir,  le  bruit  se  répand  que  l'Empereur  ou  le  Ministre  a  fait 
demander  des  prières  à  Bernadette.  M.  Dutour  pousse  un  cri  de  triomphe 
et  se  prépare  à  sauver  l'Etat.  Trois  bonnes  femmes  qui  auraient,  parait- 
il,  tenu  ce  propos,  sont  traînées  devant  la  justice,  et  le  Procureur  demande 
qu'on  leur  applique  toute  la  rigueur  de  la  loi  française.  Malgré  son  ire 
et  son  éloquence,  les  juges  en  relaxèrent  deux  et  ne  condamnèrent  l'autre 
qu'à  cinq  francs  d'amende.  Le  Procureur  crie  à  la  faiblesse,  maintient 
son  réquisitoire  et  fait  un  appel  exaspéré  ou  désespéré  devant  la  Cour 
impériale  de  Pau,  laquelle,  souriant  de  sa  colère,  non  seulement  confirme 
l'acquittement  des  deux  femmes,  mais  refuse  de  maintenir  la  très-faible 
condamnation  prononcée  contre  la  troisième  et  la  renvoie  de  toute  accu- 
sation. 

Ce  petit  fait,  si  infime  en  lui-même,  ne  figure  en  cette  histoire  que  pour 
montrer  jusqu'à  quel  point  le  Parquet  était  aux  aguets,  combien  il  cherchait 
des  délits,  des  occasions  quelconques  de  sévir,  puisqu'il  s'acharnait  à  de 
telles  misères,  et  qu'il  employait  son  temps  à  poursuivre  jusqu'à  de  pauvres 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  133 

et  simples  femmes,  dont  la  Cour  impériale,  peu  de  temps  après,  devait 
proclamer  solennellement  l'innocence. 

La  population  restait  calme.  Le  prétexte  de  faire  de  la  rigueur  au 
nom  de  l'ordre  ne  se  présentait  pas. 

Une  nuit,  au  milieu  des  ténèbres  épaisses,  des  mains  inconnues  arra- 
clièrent  les  tuyaux  de  la  Source  miraculeuse  et  firent  se  perdre  les  eaux 
sous  dos  monceaux  informes  de  pierres,  de  terre  et  de  sable.  Qui  avait 
élevé  ce  monument  ténébreux  contre  l'œuvre  divine  ?  Quelles  mains 
impies,  et  lâches  dans  leur  impiété,  avaient  commis,  en  se  cachant 
des  hommes,  une  telle  profanation  ?  Nul  ne  le  sait.  Mais  lorsque  le  jour 
se  leva  et  que  le  sacrilège  fut  connu,  une  sourde  indignation,  comme  on 
avait  pu  le  prévoir,  parcourut  les  nombreuses  foules  accourues  au  lieu  du 
scandale,  et  on  vit  ce  jour-là  se  mouvoir  sur  les  chemins  et  dans  les  rues 
tout  un  peuple  agité,  agité  comme  la  mer  qui  moutonne,  écume  et  gronde 
sous  le  soufile  des  ouragans.  La  Police,  la  Magistrature,  les  sergents  de 
ville  étaient  en  éveil,  épiant,  regardant,  écoutant,  mais  ils  ne  purent 
constater  ni  une  violence,*  ni  un  cri  séditieux.  L'influence  supérieure  et 
divine,  qui  maintenait  dans  l'ordre  ces  multitudes  frémissantes,  était  évi- 
demment invincible. 

Qui  donc,  encore  une  fois,  avait  commis  cet  acte  nocturne  ?  Le  Parquet 
et  la  Police,  malgré  leurs  actives  et  bruyantes  recherches,  ne  purent 
jamais  parvenir  à  le  découvrir.  Il  advint  que  quelques  esprits  injustes 
osèrent  soupçonner  la  Police  et  le  Parquet,  bien  à  tort  évidemment, 
d'avoir,  par  un  tel  acte,  voulu  provoquer  des  désordres  pour  avoir  l'occa- 
sion de  sévir. 

L'autorité  municipale  se  défendit  vivement  de  toute  connivence  dans 
cette  indignité.  Le  soir  même,  ou  le  lendemain,  le  Maire  donna  ordre  de 
rétablir  les  tuyaux  et  de  déblayer  le  sol  de  la  Grotte  de  tous  les  amas 
dont  on  avait  obstrué  la  Source  nouvelle.  La  politique  du  Maire  était  de 
se  dégager  perèonnellement  de  toute  attitude  tranchée  et  de  maintenir  les 
choses  en  état.  Il  était  prêt  à  agir,  mais  seulement  comme  subordonné, 
sur  l'injonction  expresse  du  Préfet,  sous  la  responsabilité  de  ce  dernier. 

Quelquefois  les  populations  craignant  de  ne  pas  être  maîtresses  de  leurs 
sentiments  tumultueux,  prenaient  dss  précautions  contre  elles-mêmes. 
L'association  des  tailleurs  de  pierres,  au  nombre  de  quatre  ou  cinq  cents, 
avait  résolu  de  faire  à  la  Grotte  nne  grande  manifestation  pacifique,  et  de 
s'y  rendre  processionnelleuient  en  chantant  des  cantiques  à  l'occasion  de 
leur  fête  patronale  qui  se  célébrait  le  jour  de  l'Ascension  et  qui  tombait 
cette  année  là  le  13  mai.  Toutefois,  sentant  leurs  cœurs  frémir  en  pré- 
sence des  actes  de  l'Autorité,  ils  se  redoutèrent  eux-mêmes  et  renoncèrent 
à  leur  projet.  Ils  se  bornèrent  à  supprimer  ce  jour-là,  en  l'honneur  de  la 
Vierge  apparue  à  Lourdes,  le  bal  qu'ils  donnaient  tous  les  ans  pour  clôturer 
leur  fête-  •  * 


134  XOTRE-Dy\ME  DE   LOURDES. 

"  — Nous  voulons,  dirent-ils,  qu'aucun  désordre,  môme  involontaire, 
qu'aucune  r^youissance  mal  vue  par  l'Eglise,  n'afflige  les  yeux  de  la  Vierf^e 
qui  nous  a  visités." 

Le  Préfet,  sentait  de  plus  en  plus  tout  moyen  coercitif  lui  échapper  par 
suite  de  cette  tranquillité  surprenante, 'de  cette  paix  aussi  irritante  que 
merveilleuse,  qui  régnait  d'elle-même  parmi  ces  foules  innombrables.  Pas 
même  un  accident  matériel.  Rien.  Il  fallait  retourner  sur  ses  pas  dans  la 
voie  suivie  jusqu  alors  et  laisser  franchement  les  populations  libres,  ou  bien 
en  venir  purement  et  simplement  à  la  violence  et  à  la  persécution  et  élever 
devant  ces  multitudes,  en  inventant  un  prétexte  quelconque,  des  barrières 
arbitraires.     Il  fallait  reculer  ou  aller  plus  avant. 

D'autre  part,  la  variété  et  la  soudaineté  des  guérisons  opérées  parais- 
saient à  beaucoup  de  bons  esprits  assez  mal  expliquées  par  les  propriétés 
thérapeutiques  et  minérales  de  la  Source  nouvelle.  On  contesuait  la 
rigueur  de  la  décision  scientifique  portée  par  M.  Latour  de  Trie.  Un  chi- 
miste du  pays,  M.  Thomas  Pujo,  prétendait  que  cette  eau  n'était  que  de 
Peau  ordinaire,  et  qu'elle  n'avait  par  elle-même  aucune  propriété  médicale. 
Plusieurs  professeurs  très-compétents  do  ces  contrées  confirmaient  ces 
assertions.  La  Science  commençait  à  déclarer  entièrement  erronée  l'a- 
nalyse de  Trie.  Ces  rumeurs  avaient  pris  une  telle  consistance  que  le 
Conseil  municipal  de  Lourdes  s'en  émut.  Le  Maire  ne  put,  devant  le  vœu 
unanime,  se  refuser  à  faire  faire  une  seconde  étude  des  eaux  de  la  Source. 
Sans  consulter  le  préfet,  ce  qui  lui  sembla  inutile  (tant  il  était  personnel- 
lement convaincu  de  l'exactitude  des  recherches  de  M.  Latour),  il  fit 
rendre  par  le  Conseil  municipal  une  délibération  l'autorisant  à  charger  un 
des  grands  chimistes  de  notre  époque,  M.  le  professeur  Filhol,  d'une  nou- 
velle et  définitive  analyse.  Le  Conseil  vota  en  même  temps  les  fonds 
nécessaires  pour  les  honoraires  du  célèbre  savant.   (*) 

(•)  L"an  1858,  et  le  3  juin,  le  Conseil  raunicipal  de  la  ville  de  Lourdes  s'est  réuui  au 
lieu  ordinaire  de  ces  séances,  sous  la  prt'sidence  de  M.  A.  Lacadé,  maire. 

Etaient  présents  :  MM.  Xormande,  Capdeviello,  adjoints,  Claverie,  Latapie,  Cousté, 
Diiprat,  Dupot,  Rony,  Rives  Jean,  Labayle,  Gesta,  Lepèr'?,  Pages. 

M.  le  Maire,  après  avoir  ouvert  la  srance,  a  exposé  au  conseil  les  faits  suivants  : 

On  a  découvert  d  Lourdes,  sur  la  rive  gauche  du  Gave,  une  eau  que  l'on  dit  avoir  des  ver- 
tus curatives  spéciales. 

Cette  eau  a  été  succinteraent  analyste  psr  M.  Latour,  chimiste  distingué  de  ce  départe- 
ment, qui  lui  a  reconnu  des  propriétés  telles  que  lu  science  médicale  pourrait  peut-être  la 
classer  au  nombre  des  eaux  qui  font  la  ric/iesi^e  de  ce  pays. 

La  Ville  a  un  grand  intérêt  à  connaître  les  principes  qui  la  constituent  ainsi  que  sa 
propriété. 

Dans  ces  circonstances,  je  viens  vous  demander  l'autorisatian  de  la  soumettre  de  nou- 
veau à  une  analyse. 

Le  Conseil  considérant  que  la  proposition  faite  par  M.  le  Maire  doit  êtra  accueillie  ; 

Considérant  que  l'analyse  à  laquelle  M.  Latour  s'est  livré  constate  que  cette  eau  paraît 
avoir  des  principes  minéraux; 

Considérant  qu'ayant  déjà  l'opinion  de  M.  Latour,   rictérêt  bien   entendu  de  la  com^ 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  135 

M.  Filhol  était  un  homme  autorisé  dans  la  science  moderne,  et  son  ver- 
dict devait  évidemment  être  sans  appel. 

Qu'allait  être  son  Analyse  ?  M.  le  Préfet  n'était  point  assez  chimiste 
pour  le  savoir.  Mais  nous  croyons,  sans  grande  crainte  de  nous  tromper, 
([m'û  devait  être  inquiet.  Le  verdict  <le  l'éminent  professeur  de  chimie  à 
la  Faculté  de  Toulouse  pouvait  déranger  en  effet  les  combinaisons  et  les 
plans  de  M.  Massy.  Il  était  urgent  de  se  presser.  Là  encore,  il  fallait 
reculer  ou  aller  plus  avant. 

Au  milieu  de  ces  passions  si  diverses  et  de  ces  multiples  calculs,  on  n'a- 
vait point  manqué  de  tenter  sur  Bernadette  de  nouvelles  épreuves  aussi 
inutiles  que  les  précédentes. 

Elle  se  préparait  à  faire  sa  première  communion,  et  elle  la  fit  le  3  juin, 
jeudi  de  la  Fôte-Dieu.  C'était  le  jour  même  où  le  Conseil  municipal  do 
Lourdes  chargeait  M.  Filhol  d'analyser  la  Source  mystérieuse,  jaiUio 
naguères  sous  la  main  de  la  Voyante  en  extase.  Dieu  entrant  dans  ce 
cœur  d'enfant  et  de  jeune  fille  faisait  aussi  l'analyse  d'une  onde  pure,  c  t 
nous  imaginons  qu'il  dut  admirer  et  bénir,  dans  cette  âme  virginale,  la 
source  la  plus  fraîche  et  le  plus  limpide  cristal. 

Malgré  la  retraite  où  elle  eût  aimé  à  se  cacher  et  à  se  recueillir,  on 
continuait  à  la  visiter.  Elle  était  toujours  l'enfant  innocente  et  simple 
dont  nous  avons  essayé  de  tracer  le  portrait.  Par  sa  candeur,  par  son 
éclatante  bonne  foi,  par  son  parfum  délicat  de  sainteté  paisible,  elle  char- 
mait tous  ceux  qui  l'approchaient. 

Un  jour,  une  dame,  après  s'être  entretenue  avec  elle,  voulut,  dans  un 
mouvement  de  vénération  enthousiaste  assez  concevable  pour  ceux  qui  ont 
connu  Bernadette,  échanger  son  chapelet  de  pierres  précieuses  contre 
celui  de  l'enfant  : 

"  —  Gardez  le  votre,  madame,  répondit-elle  en  montrant  son  modeste 
instrument  de  prières.  Voici  le  mien  ;  et  je  ne  veux  point  le  changer.  Il  est 
pauvre  comme  moi  et  convient  mieux  à  mon  indigence. 

Un  ecclésiastique  essaie  de  lui  faire  accepter  une  pièce  d'argent.  Elle 
refuse,  il  insite.  Nouveau  refus,  si  formel  (qu'une  plus  longue  insistance 
semble  inutile.     Le  prêtre  pourtant  ne  se  tient  pas  pour  battu  : 

— Prenez,  dit-il  :  ce  ne  sera  point  pour  vous,  ce  sera  pour  les  pauvres 
et  vous  aurez  le  plaisir  de  faire  l' aumône. 

mune  est  de  la  faire  analyser  <le  nouveau  par  un  autre  chimiste  aussi  distinjjué,  afin  d'a- 
voir l'opinion  de  deux  hommes  spéciaux. 

A  délibéré  que    M.  le  Maire   était  autorisé  à   faire  faire  l'analyse    de  cette  eau  par  M. 
Filhol,  chimiste  à  Toulouse,  et  lui  payer  ses  honoraires  au  moyen  des  fonds  libres. . . . 

N'ayant  plus  rien  à  soumettre  au  Conseil,  M,  le  Maire  a  levé  la  séance,  et  les  délibé- 
rants ont  sigrjé.   (Suivent  les  signatures.) 

Monsieur  Filhol,  onformémént  au  désir  du  Conseil  municipal,  qui  a  loute  confiance 
dans  vos  lumières,  j'ai  l'honneur  de  vous  prier  de  vouloir  bien  analyser  une  eau  provenant 
d'une  Source,  découverte  depuis  peu  dans  celle  ville..  .  (Lettre  de  M.  Lacadé,  maire,  à  M. 
Filhol.     Jechivts  de  la  inuiric  de  Lourdes,  no.  129.) 


186  NOTRE-DAME  DE  LOURDES, 

— Faites-la  de  vos  mains  à  mon  intention,  M.  l'abbé  ;  et  cela  vaudra 
mieux  que  si  je  la  laisais  moi-même,  répondit  l'enfant. 

La  pauvre  Bernadette  entendait  servir  Dieu  gratuitement,  et  remplir, 
sans  sortir  de  sa  noble  pauvreté,  la  mission  qu'elle  avait  reçu  d'en  haut. 
Et  cependant,  elle  et  sa  famille  manquaient  quelquefois  de  pain. 

En  ces  jours-là,  le  traitement  de  M.  le  Préfet,  baron  Massy,  fut  élevé 
à  25,000  francs  (*).  M.  Jacomet  reçut  une  gratificatioa.  Le  Ministre 
des  Cultes,  dans  une  lettre  qui  fut  communiquée  à  plusieurs  fonctionnaires, 
témoi'Tiait  au  Préfet  de  sa  haute  satisfaction,  et,  le  louant  de  tout  ce  qu'il 
avait  fait  jusque-là,  il  le  pressait  de  prendre  des  mesures  énergiques,  et 
ajoutait  qu'il  fallait  en  finir  à  tout  prix  avec  la  Grotte  et  les  miraclco  de 
Lourdes  (*). 

De  ce  côté-là  comme  de  tous  les  autres,  il  fallait  reculer  ou  aller  plus 
avant. 

Qu'y  avait-il  à  faire  cependant  ? 

Le  plan  de  l'œuvre  divine  se  déroulait  peu  à  peu  avec  sa  logique  admi- 
rable et  puissante.  Mais  personne  en  ce  moment,  et  M.  Massy  moins 
que  toute  autre,  n'apercevait,  quelque  manifeste  qu'elle  fût,  l'invisible 
main  de  Dieu  qui  dirigeait  toutes  choses.  Ce  n'est  point  du  milieu  de  la 
mêlée  qu'on  peut  juger  de  l'ordre  de  bataille.  Le  malheureux  Préfet 
engagé  dans  une  voie  fausse  ne  voyait  en  tout  ce  qui  se  passait  qu'une 
irritante  série  d'incidents  fâcheux  et  une  inexplicable  fatahté.  Otez  Dieu 
de  certaines  questions  et  vous  rencontrez  l'inexplicable. 

La  marche  des  événements,  lente  mais  irrésistible,  renversait  successive- 
ment toutes  les  thèses  de  l'incrédulité  et  forçait  cette  misérable  philosophie 
humaine  à  battre  en  retraite  et  à  abondonner  un  k  un  tous  ses  retranche- 
ments. • 

Les  Apparitions   avaient   eu   lieu.     La  Libre-Pensée   les  avait   tout 

d'abord  niées  absolument,  en  accusant  la  Voyante  de  n'être  qu'un  instru- 
ment, et  de  se  livrer  à  une  supercherie  interressée.  Cette  thèse  n'avait  pas 
tenu  devant  l'examen  de  l'enfant,  dont  la  véracité  s'imposait. 

L'incrédulité,  débusquée  de  cette  première  position,  s'était  rabattue 
sur  l'hallucination  et  le  catalepsie. — "  Elle  croit  voir  :  elle  ne»  voit  pas. 
Il  n'y  a  rien." 

La  Providence  cependant  avait  ramassé  des  quatre  coins  de  l'horizon 
ses  milliers  et  ses  milliers  de  témoins  autour  de  l'enfant  en  extase  ;  et,  le 
moment  venu,  elle  avait  donné  à  la  vérité  des  récits  de   Bernadette  une 


VEre  Impériale  du  13  mai  annonce  cette  nouvelle.  Le  décret  uoit  dater  du  commen- 
c  ment  du  mois. 

(•)  Cette  lettre  de  M.  Rouland  dont  noos  n'arons  pu  malgré  nos  efforts,  noua  procurer 
le  texte,  fut  eommuniquée  à  diverses  personnes,  et  toutes  les  correspondances  que  nous 
avons  en  main  en  parlent  et  la  relatent  dans  les  termes  mêmes  que  nous  venons  d'em- 
jdoyer. 


NOTRE-DAME   DE  LOURDES.  Igj 

attestation  solennelle,  en  faisant  jaillir  publiquement  une  Source  miracu- 
leuse devant  le  regard  émerveillé  des  multitudes  accourues. 

— Il  n'y  a  pas  de  source,  avaient  dit  les  incroyants.  C'est  un  suinte- 
ment, une  flaque  d'eau,  une  mare  :  tout  ce  que  l'on  voudra,  tout,  excepté 
une  source. 

Mais  à  mesure  qu'ils  la  niaient  publiquement  et  solennellement  la 
Source  grandissait  en  quelque  sorte  comme  un  être  vivant,  et  prenait  des 
proportions  prodigieuses.  Plus  de  cent  mille  litres  par  jour  sortaient  de 
l'étrange  rocher. 

—C'est  le  hasard  !  c'est  une  circonstance  bizarre,  avait  balbutié  l'incré- 
dulité éperdue  et  reculant  d'heure  en  heure. 

Et  voilà  que, — les  choses  suivant  leur  invincible   cours, — les  ""uérisons 
les  plus  éclatantes  avaient  aussitôt  attesté  de  toutes  parts  le  caractère 
miraculeux  de  la  Source  et  donné  une  nouvelle  et  décisive  preuve  de  la 
divine  réalité  de  l'Apparition  toute-puissante,  dont  le  geste  avait  fait  jaillir 
cette  Fontaine  de  Vie  sous  la  main  d'une  simple  mortelle. 

Le  premier  mouvement  des  philosophes  avait  été  de  nier  les  ^^uérisons 
comme  ils  avaient  nié  tout  d'abord  la  sincérité  de  Bernadette,  comme  ils 
avaient  nié  l'existence  de  la  Source. 

Et  soudain  les  guérisons  étaient  devenues  si  nombreuses,  si  notoires,  que 
ce  monde  ennemi  avait  été  forcé  de  battre  encore  en  retraite  et  de  les 
admettre. 

—Eh  bien  î  soit,  il  y  a  des  guérisons,  mais  elles  sont  minérales  :  la 
Source  a  des  vertus  thérapeutiques,  s'était  écriée  l'incrédulité,  en  tenant 
à  la  main  je  ne  sais  quel  semblant  d'analyse  chimi(|ue.  Et  alors  les  o-uéri- 
sons  foudroyantes  s'étaient  multipliées,  absolument  inexplicables  par  une 
telle  hypothèse  ;  et  en  même  temps,  de  divers  cotés,  plusieurs  chimistes 
consciencieux  et  éclairés  s'étaient  levés,  déclarant  hautement  que  la 
source  de  Massabielle  n'avait  par  eUe-même  aucune  vertu  minérale,  que 
c'était  de  Teau  ordinaire  et  que  l'analyse  tout  à  fait  officielle  de  M. 
Latour  de  Trie,  était  quelque  peu  officieuse. 

Chassés  de  la  sorte  de  tous  les  retranchements  où,  de  défaite  en  défaite, 
ils  s'étaient  réfugiés  ;  poursuivis  par  la  fulgurante  évidence  des  faits  ; 
écrases  par  le  poids  de  leurs  aveux  ;  ne  pouvant  reprendre  ces  aveux 
successifs  et  forcés,  publiquement  enregistrés  dans  leurs  propres  journaux, 
qu'avaient  à  faire  les  philosophes  et  les  libres-penseurs  ?  Les  Libres-Pen- 
seurs et  les  Philosophes  n'avaient  qu'à  rendre  humblement  les  armes  à  la 
Vérité.  Ils  n'avaient  qu'à  baisser  la  tête,  à  plier  les  genoux  et  à  croire  ; 
ils  n'avaient  qu'à  faire  ce  que  font,  quand  le  divin  froment  vient  peu  à 
peu  remplir  leur  alvéole,  les  épis  mûrs  dont  parle  l'auteur  des 
Ussais  :  "  II  est  advenu,  dit  Montaigne,  il  est  advenu  aux  gents  vérita- 
blement sçavants  ce  qui  advient  aux  épies  de  bled  :  ils  vont  s'eslevant  et 
ge  haulsant  la  teste  droicte  et  fière  tant  qu'ils  sont  vuides  ;  mais  quand  ils 
sont  pleins  et  grossis  de  grains  en  leur  maturité,  ils  commencent  à  s'humi- 


138  NOTRE-DAxME   DE   LOURDES. 

lier  et  baisser  les  cornes  ;  pareillement  les  hommes  a3^ant  tout  essayé,  tout 
sondé . .  .  ont  renoncé  à  leur  présumption  et  recogneu  leur  condition 
naturelle.  (1.) 

Peut-être  les  philosophes  de  Lourdes  n'avaient-ils  pas  l'intelligence 
assez  ouverte  ou  assez  forte  pour  recevoir  et  appréhender  le  bon  grain  de 
la  Vérité.  Peut-être  l'orgueil  les  rendait-il  inflexibles  et  reb:lles  à  l'évidence 
manifeste.  Toujours  est- il  que,  sauf  l'heureuse  exception  de  quelques-uns 
qui  se  convertirent,  il  ne  leur  advint  point  ce  qui  advient  "  aux  gents 
véritablement  scavauts,"  et  qu'ils  continuèrent  à  garder  l'attitude  '' haulto 
ot  fière"  des  épis  vides. 

Non-seulement  leur  attitude  demeura  telle  ;  mais  l'impiété,  honteuse- 
ment pourchassée  d'argutie  en  argutie,  de  sophisme  en  sophisme,  de  men- 
songe en  mensonge,  et  acculée  jusqu'à  l'absurde,  se  démasqua  brusque- 
ment et  montra  son  vrai  visage.  Elle  passa,  voulons-nous  dire,  du  domaine 
de  la  discussion  et  du  raisonnement,  qu'elle  avait  tenté  d'usurper,  dans 
eelui  de  l'intolérance  et  des  actes  violents,  qui  est  îe  sien  propre. 

Le  baron  ^Lassy,  parfaitement  au  courant  de  l'état  des  esprits,  comprit 
alors  avec  sa  rare  sûreté  de  coup  d'œil  que,  s'il  prenait  des  mesures  arbi- 
traires et  recourait  franchement  à  la  persécution,  il  aurait,  dans  l'exaspé- 
ration des  libres-penseurs,  battus  à  outrance,  humiliés  et  furieux,  un  appui 
moral  considérable. 

De  son  cote  aussi,  il  avait  été  vaincu  jusque-là  dans  la  lutte  analogue, 
sinon  identique,  qu'il  avait  entreprise  contre  le  Surnaturel.  Tous  ses 
eiforts  avaient  échoué. 

Parti  du  fond  'l'une  roche  déserte  et  annoncé  par  la  voix  d'un  enfant, 
le  Surnaturel  mis  en  marche,  rerrversant  tous  les  obstacles,  entraî- 

nant les  foules,  ei  conquérant  sur  son  passage  les  clameurs  enthousiastes, 
les  prières,  les  cris  de  reconnaissance  et  les  acclamations  delà  foi  populaire. 

Encore  une  fois,  que  restait-il  à  faire  ? 

Il  restait  à  se  roidir  contre  l'évidence  et  à  faire  violence  à  la  multitude. 

On  était  arrivé  au  mois  de  juin.  La  saison  des  eaux  thermales  com- 
men(;ait  :  elle  allait  amener  aux  Pyrénées  les  baigneurs  et  les  touristes  de 
toute  l'Europe,  et  les  rendre  témoins  du  scandale  ([uc  faisait  le  Surnaturel 
dans  le  département  administré  par  le  baron  Massy.  Les  instructions  de 
M.  Rouland  devenaient  des  plus  pressantes  et  poussaient  aux  coups  d'au- 
■  torité.  Le  G  juin,  M.  Fould,  ministre  des  Finances,  se  rendant  à  sa  terre, 
s'arrêta  à  Tarbes  et  conféra  longuement  avec  M.  Massy.  Le  bruit  courut 
que  leur  conférence  avait  eu  pour  sujet  les  événements  de  la  Grotte. 

Lo  fait  d'aller  boire  à  une  Source  en  passant  sur  les  communaux  de  la 
Ville  n'avait  cependant  aucun  caractère  criminel  aux  yeux  de  la  Loi.  Le 
génie  des  adversaires  de  la  Superstition  devait  donc,  avant  toutes  choses, 
inventer  un  prétexte.  L'arbitraire  n'a  pas  en  France  droit  officiel  de  cité 
comme  en  Russie,  comme  en  Turcpiie,  et  il  a  besoin  d'un  masque  légal. 

^1.)  Montaigne.     La  Estais,  Hv.  ii.  chr  xii. 


NOTRE-DAME    DE   LOURDES.  13D 

L'habile  Préfet  eut  à  ce  sujet  une  inspiration  aussi  ingénieuse  que 
simple.  Le  terrain  des  Roclies  Massabielle  appartenant  à  la  commune  de 
Lourdes,  le  Maire,  comme  administrateur,  pouvait  défendre  d'y  entrer 
sous  un  motif  quelconque  on  même  sans  motifs,  de  même  qu'un  proprié- 
taire interdit,  quand  'il  lui  plaît  et  h  qui  il  lui  plaît,  d'entrer  sur  sa  terre 
et  dans  sa  maison.  Une  telle  défense,  publiquement  édictée,  créait  pour 
chaque  visiteur  un  délit  caractérisé,  le  délit  de  violation  de  propriété. 

Par  cette  très-habile  mesure  on  transformait  un  acte,  absolument  inno- 
cent en  lui-même,  en  un  fait  délictueux,  passible  des  peines  voulues  par  la 
Loi. 

Tout  le  plan  du  baron  Massy  gravita  autour  de  cette  idée. 

Ce  plan  une  fois  trouvé,  le  Préfet  se  décida  à  agir  et  à  faire  du  despo- 
tisme. 

Le  lendemain,  le  Maire  de  Lourdes  reçut  l'ordre  de  prendre  l'arrêté 
suivant  : 

"  Le  MxVIRE  de  la  ville  de  Lourdes, 

"  Vu  les  instructions  à  lui  adressées  par  r Autorité  supérieure  ; 

"  Vu  les  lois  du  14,  22  décembre  1789,  du  10-24  août  1700,  du  19-22 
"  juillet  1791,  et  celle  du  18  juillet  1837,  sur  l'Administration  Munici- 
'*  pale  ; 

"  Considérant  qu'il  importe,  dans  Vintérét  de  la  lîeligion,  de  mettre 
"  un  terme  aux  scènes  regrettahles,  qui  se  passent  à  la  Grotte  de  Massa- 
"  bielle,  sise  à  Lourdes,  sur  la  rive  gauche  du  Gave  ; 

"  Considérant,  d'un  autre  côté,  que  le  devoir  de  Maire  est  \de  veiller  à 
^^  la  santé  publitfie  locale  ; 

*'  Considérant  qu'un  grand  nombre  de  ses  administrés  et  de  personnes 
"  étrangères  à  la  commune  viennent  puiser  de  l'eau  à  une  Source  de  la 
*'  dite  Grotte  ; 

"  Considérant  qu'<7  y  a  de  sérieuses  raisons  de  penser  que  cette  eau 
''  contient  des  principes  minéraux,  et  qu'il  est  prudent,  avant  d'en  per- 
'*  mettre  l'usage,  d'attendre  qu'une  analyse  scientifique  fasse  connaître 
"  les  applications  qui  en  pourraient  être  faites  par  la  Médecine  ;  que  d'ail- 
^'  leurs  la  Loi  soumet  Vexploitation  des  Sources  d'eau  minérale  à  Vauto- 
"  risation  préalable  du  (rouvermmenty 

ARRETE: 

Article  premier. 

"  H  est  défendu  de  prendre  de  l'eau  à  la  dite  Source. 

Art.  2. 

"  Il  est  également  interdit  de  passer  sur  le  communal  dit  ''  rivo  de 
"  Massabielle." 


140  notre-dame  de  lourdes. 

Art.  3.  . 

"  Il  sera  établi  à  l'entrée  de  la  Grotte  une  barrière  pour  en  empêcher 
l'accès. 

"  Des  poteaux  seront  également  placés  qui  porteront  ces  mots  :  Il  est 

''  DÉFENDU  d'entrer  DANS  CETTE  PROPRIÉTÉ. 

Art.  4. 

"  Toute  contravention  au  présent  Arrêté  sera  poursuivie  conformément 
"  à  la  Loi.  • 

Art.  5. 

"  M.  le  Commissaire  de  Police, 

"  La  Gendarmerie, 

"  Les  Gardes-Champètres, 

Et  les  Autorités  de  la  commune, 

"  Demeurent  chargés  de  l'exécution  du  présent  Arrêté. 

*'  Fait  à  Lourdes,  en  l'hôtel  de  la  Mairie,  le  8  juin  1858. 

"  Le  maire,  A.  Lacadé. 

"  Vu  et  approuvé  : 

"  ie  prcfef,  0.  MASSY."     , 

Ce  ne  fut  pas  sans  quelque  hésitation  que  M.  Lacadé  consentit  à  signer 
un  pareil  Arrêté  et  à  se  charger  de  l'exécution  d'une  semblable  mesure. 
Sa  nature  un  peu  incertaine,  amie  du  juste-milieu  et  se  plaisant  à  nager, 
comme  l'on  dit,  entre  deux  eaux,  devait  s'efFrajer  d'un  acte  d'hostilité 
aussi  accentué  contre  l'étrange  puissance  qui  planait  invisiblement  sur 
tous  les  événements  dont  la  Grotte  de  Lourdes  était  le  centre.  D'un  autre 
Coté,  comme  cela  doit  toujours  être,  le  Maire  aimait  ses  fonctions.  Il  lui 
fallait  cepenf^ant  devenir  l'irstrument  des  violences  préfectorales  ou  'rési- 
gner les  honneurs  de  la  mairie,  l'alternative  était  embarrassante  pour  le 
premier  magistrat  de  Lourdes.  M.  Lacadé  espéra  tout  concilier,  en  deman- 
dant, comme  condition  de  sa  signature,  à  M.  le  préfet  Massj,  d'insérer  en 
tête  de  l'Arrêté  et  comme  première  phrase  :  "  Vu.  les  instructions  d  lui 
**  <  Iressées  par  V Autorité  supérieure.^^ 

— De  la  sorte,  disait  le  Maire,  ma  responsabilité  est  entièrement  dégagée 
vis-à-vis  du  public  et  vis-à-vis  de  moi-même-  Je  n'ai  pris  aucune  initiative, 
je  demeure  neutre.  Je  ne  commande  pas,  j'obéis.  Je  ne  donne  pas  cet 
ordre,  je  le  reçois.  Je  n'édicte  pas  cette  mesure,  je  l'exécute.  Tout  pèse 
sur  mon  chef  immédiat,  le  Préfet. 

De  la  part  d'un  soldat  et  dans  un  régiment  en  ligne,  un  tel  raisonne- 
ment eût  été  irréprochable. 

Une  fois  rassuré  de  la  sorte,  M.  Lacadé  veilla  à  l'exécution  de  l'Arrêté 
préfectoral.  Il  le  fit  publier  à  son  de  trompe  et  aflScher  dans  toute  la 
Ville.     £a  même  temps,  sous  la  protection  de  la  main  armée  et  sous  la 


NOTRE-DAME  DE  LOURDES.  141 

direction  de  Jacomet,  des  barrières  furent  élevées  autour  des  Roches 
Massabielle,  de  façon  à  empêcher  complètement,  à  moins  d'effraction  ou 
d'escalade,  tout  accès  à  la  Grotte  et  à  la  Source  miraculeuse.  Des  poteaux 
avec  des  inscriptions  furent  plantés  çà  et  là,  à  tous  les  points  par  où  on 
pouvait  pénétrer  sur  le  terrain  communal  qui  entourait  les  Roches  vénérées. 
Ils  portaient  défense  d'entrer  sur  ce  terrain  sous  peine  de  poursuites  devant 
les  tribunaux.  Des  Sergents  de  ville  et  des  Gardes  veillaient  jour  et 
nuit,  se  relevant  d'heure  en  heure,  et  dressant  des  procès- verbaux  contre 
quiconque  franchissait  les  poteaux  pour  aller  s'agenouiller  aux  environs  de 
la  Grotte.  s 

Il  y  avait  à  Lourdes  un  Juge  de  Paix.  Cet  homme  se  nommait  Duprat 
•  Il  était  aussi  acharné  contre  la  Superstition  que  M.  Jacomet,  M.  Massy, 
M.  Dutour  et  autres  autorités  constituées.  Ce  juge,  ne  pouvant  en  de 
telles  circonstances  condamner  les  délinquants  qu'^  une  amende  minime, 
imagina  un  moyen  détourné  de  rendre  l'amende  énorme  et  véritablement 
redoutable  pour  les  pauvres  gens  qui,  de  tous  côtés,  venaient  prier  devant 
la  Grotte  et  demander  à  la  A^ierge,  celui-ci,  le  retour  d'une  santé  perdue  ; 
celui-là,  la  guérison  d'un  enfant  bien-aimé  ;  un  troisième,  quelque  grâce 
spirituelle,  quelque  consolation  à  une  grande  douleur. 

M.  Duprat,  agissant  au  correctionel,  condamnait  ces  malfaiteurs  à  cinq 
francs  d'amende.  Mais,  par  une  conception  digne  de  son  génie,  il  en<^lo- 
bait  en  un  seul  jugement  tous  ceux  qui  avaient  violé  la  défense  préfecto- 
rale, soit  en  faisant  partie  de  la  même  foule,  soit  même,  paraît  il,  en  se 
rendant  à  la  Grotte  dans  le  cours  de  la  même  journée.  Et  il  prononçait 
contre  eux  tous  une  condamnation  solidaire  aux  dépens.  De  sorte  que, 
pour  peu  que  cent  ou  deux  cents  personnes  se  rendissent  ainsi  aux  Roches 
Massabielle,  chacune  d'elles  se  trouvait  exposée  à  payer  non  seulement 
♦  pour  elle-même,  "mais  pour  les  autres,  c'est-^-dire  à  verser  uiie  somme  de 
600  à  1,000  francs.  Et  cependant,  comme  la  condamnation  individuelle 
et  principale  n'était  que  de  cinq  francs,  la  décision  de  ce  magistrat  était 
sans  appel  devant  un  tribunal  supérieur  et  il  n'y  avait  aucun  moyen  de  la 
faire  réformer.  Le  juge  Duprat  était  tout-puissant,  et  c'est  ainsi  qu'il 
usait  de  sa  toute-puissance.  * 

*  Voici  la  formule  d'un  de  ces  jugements  : 

Le  Tribunal  de  simple  police  du  canton  de  Lourdes  a  rendu  le  jugement  suivant  : 

Entre  M.  Jacomet,  Coniriissaire  de  Police  du  canton  de  Lourdes,  remplissant  les  fonc- 
tions de  Ministère  public  près  ce  tribunal,  demandeur,  comparant  en  personne  d'une  part  : 

Et  le  sieur  D.  domicilié  à  Aucb,  demoiselle  M.  C.  demeurant  à  Lectoure,  dame  B.  pro- 
priétaire et  rentière  domiciliée  à  Bordeaux,  etc.,  etc.,  défendeurs  et  défaillants  d'autre 

part; 

En  fait 

Par  exploit  de  Jean-Baptiste  Ader,  huissier  à  Auch,  en  date  du. ..  visé  pour  timbre  et 
enregistré  en  débet  à  Auch  le  même  jour,  de  Jean  Escoubart,  huissier  à  Lectoure,  le  six 
du  même  mois,  de  Alpinier  huissier  à  Bordeaux,  en  date  du...  visé  pour  timbre  et  enre- 
gistré à  Bordeaux  le  six  du  même  mois.  . 

Ont  été  assignés  à  comparaître  le.. .  1858,  à  10  heures  du  matin,  à  l'audience  du  tri- 


142  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

Une  si  brutale  intervention  du  Pouvoir  dans  la  grave  question  qui  s'était 
posée  depuis  quelques  mois  sur  les  rives  du  Gave,  impliquait  de  la  part 
des  Gouvernants  non  seulement  la  négation  de  l'événement  surnaturel, 
mais  la  négation  même  de  sa  possibiî  '.  Etant  admise  en  efifet,  pour  un 
seul  instant,  la  possibilité  de  l'Appi.  on,  les  mesures  administratives 
eussent  été  tout  autre,  Elles  auraient  eu  pour  but  l'examen,  tandis 
qu'elles  ne  tendaient  visiblement  qu'à  l'étoufifement  de  la  question. 

Il  y  avait  un  fait  absolument  certain  :  les  guérisons.  Qu'elles  fussent 
produites  par  la  nature  minérale  et  thérapeutique  des  eaux,  par  l'imagina- 
tion des  malades,  ou  bien  en  vertu  d'une  action  miraculeuse,  ces  guérisons 

banal  de  simple  police  du  caaton  de  Lourdes,  Hautes-Pyrénées,  pour  s'y  voir  condamner 
aux  peines  et  amendes  portées  par  la  Loi,  pour  avoir  contrevenu  le. ..  à  rArrété  de  M. 
le  maire  de  Lourdes  en  date  du  8  juin  1858,  approuvé  par  M.  le  préfet  des  Hautes-Pyré- 
nées, le  11  du  même  mois,  qui  interdit  laccè-s  de  la  Grotte  de  Massabielle  et  du  terrain 
contigu.  ainsi  que  cela  résulte  du  procès-verbal  dressé  par  M.  le  Commissaire  de  Police 
du  canton  de  Lourdes  en  date  du  23  août  1858,  visé  pour  timbre  et  enregistré  en  débet  le 
26  du  même  mois,  etc. 

A  l'audience  de  ce  jour,  les  prévenus  ci-uessus  dénommés  ont  été  appelés  par  l'huissier 
de  service.     Aucun  d'eux  n'a  ri'pondu  ni  personne  pour  eux. 

Lecture  a  éti'  faite  par  le  greffier  du  proces-vorbal  du. .. 

M.  le  Commissaire  de  Police  a  conclu  à  ce  qu'il  nous  plaise,  condamner  le  sieur  D., 
demoiselle  M.  C,  dame  B.  et  D.  L.,  etc.,  etc.,  cUacuucn  cinq  francs  d'amende  et  solidaire- 
ment aux  dépens. 

Attendu  qu'il  est  établi  d:tns  le  procès-verbal  du...  que  M.  le  Commissaire  de  Police 
étant  en  surveillance  pour  l'exécution  de  lArêié  de  M.  le  maire  de  la  ville  de  Lourdes 
qui  a  interdit  l'accès  de  la  Grotte  de  Massabielle  et  du  terrain  contigu,  il  a  vu  venir  vers 
lui,  les  susnommés  ;  qu'à  leur  arrivée  près  de  lui  M.  le  commissaire  de  Police  leur  a 
donné  connaissance  de  l'Arété  de  M.  le  maire  et  leur  a  fait  connaître  le  poteau  sur  lequel 
est  écrite  la  défense  de  pénétrer  sur  la  propriété  communale  et  d'aller  à  la  Grotte  de 
■■  Massabielle  qui  s'j:  trouve  si*i''e.  t  Que  le  sieur 'D.  a  répondu  qu'ilf  entendaient  arriver  à 
la  Grotte,  qu'ils  subiraient  les  conséquences  de  la  contravention  et  que  la  force  seule 
pourrait  les  empêcher  de  descendre.  Que  M.  le  Commissaire  de  Police  ne  voulant  pas 
employer  la  force  a  demandé  à  ces  personnes  présentes,  leurs  noms,  prénoms  et  domiciles 
qu'elles  ont  déclaré  par  écrit  se  nommer. . . 

Attendu  que  les  faits  rapportés  ci-dessous  éta,blis3ent  la  contravention  prévue  et  punie 
par  les  dispositions  de  l'art.  471,  no.  45  du  Code  pénal  ; 

Attendu  qut  V arrivée  sur  le  communal  et  devant  la  Grotte  Missabielh  des  dits  prévenus 
venant  ensemble  de  Lourdes  tlahlit  que  la  contravention  a  tt^'  commise  conjointement  et  d^ac- 
cord  entre  tous  les  prrvenus  ; 

Attendu  que  les  prévenus  condamnés  doivent  supporter  les  dépens: 

Attendu  quil  est  de  principe  que  les  auteurs  et  complices  d'aile  même  contravention  doivent 
ctre  condamm's  solidairement  aux  dt'pens.  ainsi  que  les  personnes  civilement  responsables  ; 

Par  ces  motifs 

Nous  juge  de  Paix,  jugeant  en  matière  de  police,  avons  condamné  et  condamnons  par 
défaut  et  en  dernier  ressort,  le  sieur  D.  M.  C.  domicilié  à  Auch,  M.  C.  domicilii'e  à  Lco 
toure,  dame  B.  propriétaire  et  rentière  domiciliée  à  Bordeaux  et  D.  L.  enfant  mineur, 
domicilié  à  Bagnères-Adour,  etc.,  etc.,  chacun  cinq  francs  d'amende  et  solidairement  aux 
dépens,  en  conformité  des  art.  471  no.  15  du  Code  pénal,  162  du  Code  d'instruction  cri- 
minelle et  156  du  décret  du  11  juin  811  et  1384  du  Code  Napoléon. 

Duprat,  yug-c  rfc  Paix. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  143 

étaient  manifestes  et  reconnues  officiellement  par  les  incrédules  eux-mêmes, 
lesquels  ne  pouvant  les  nier  cliercliaient  seulement  à  les  expliquer  d'une 
façon  naturelle. 

On  comptait  par  centaines  ou  par  milliers  des  témoins  loyaux  et  à  l'abri 
de  tout  soupçon  qui  disaient  avoir  été  guéris  par  l'usage  des  eaux  de  la 
Grotte.  Il  ne  s'en  rencontrait  pas  un  seul  à  qui  elles  eussent  été  funestes, 
et  qui  en  eût  éprouvé  quelque  mal.  Pourquoi  donc  ces  mesures  prohibi- 
tives, ces  barrières  élevées,  cette  force  armée  et  menaçante,  ces  persécu- 
tions ? — Pourquoi,  puisqu'on  se  permettait  de  telles  mesures,  ne  pas  être 
logique  jusqu'au  bout  ?  Pourquoi  ne  pas  fermer  tout  pèlerinage  oîi  un 
malade  a  retrouvé  la  santé,  toute  église  oii  un  homme  en  prières  a  cru 
recevoir  une  grâce  de  Dieu  ? 

C'est  ce  qu'on  se  demandait  de  toutes  parts. 

*'  Si  Bernadette,  disaient  quelques-uns,  avait,  sans  parler  en  rien  de 
Visions  ou  d'Apparitions,  découvert  purement  et  simplement  une  Source 
minérale  possédant  de  puisantes  vertus  curatives,  quelle  autorité  assez  bar- 
bare eût  empêché  les  malades  d'aller  y  boire  V  Sous  le  règne  de  Néron 
on  ne  l'eût  ose  :  sous  tous  les  régimes  on  voterait  une  récompense  à  l'en- 
fant. Mais  ici,  les  malades  s'agenouillent  avant  de  prier,  et  les  subalternes 
à  galons  de  laine,  d'argent  ou  d'or,  qui  se  couchent  à  plat  ventre  devant 
les  maîtres,  n'aiment  pas  que  l'on  se  prosterne  devant  Dieu.  Telle  est  la 
cause.     C'est  la  prière  que  Ton  poursuit." 

— Mais  la  superstition  ?  disaient  les  libres-penseurs. 

— L'Eglise  n'est-elle  pas  là  pour  y  veiller  et  pour  défendre  les  fidèles 
contre  Terreur  ?  Laissez-la  agir  dans  son  domaine,  et  ne  transformez  pas 
en  concile  le  conseil  de  Préfecture,  et  en  Pape  infaillible  un  Préfet  ou  un 
*  Ministre.  Quel  désordre  a  été  produit  ?  Aucun.  Quel  mal  a  eu  lieu 
qui  justifie  vos  mesures  et  vos  prohibitions  ?  Aucun.  La  Source  mysté- 
rieuse n'a  fait  que  du  bien.  Laissez  les  populations  croyantes  aller  y  boire, 
si  cela  leur  plait.  Laissez-leur  la  liberté  de  croire,  de  prier,  de  guérir  ; 
la  liberté  de  se  tourner  vers  Dieu,  et  de  demander  aux  puissances  d'en 
haut  l'allégement  de  leurs  douleurs.  Libres-penseurs,  tolérez  la  libre 
prière. 

Mais  ni  la  philosophie  anti-chrétienne,  ni  le  Préfet  des  Hautes-Pyrénées 
ne  consentaient  à  tenir  compte  de  ce  cri  unanime,  et  les  rigueurs  suivaient 
leur  cours. 

L'intolérance  que  les  ennemis  du  Christianisme  reprochent,  si  complè- 
tement à  tort,  à  l'Eglise  catholique,  est  leur  passion  dominante.  Ils  sont 
essentiellement  tyrans  et  persécuteurs. 


144  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

LIVRE   SEPTIEME. 

Réserve  de  l'Evêque. — Murmures  des   multitudes. — Procès,  condamnations  et  acquitte- 
ments.  Fermentation  populaire. — La  saisondes  eaux. — Le  public  européen. — Dernière 

Apparition. — Faits  étranges. — Visions  illustres. — Analyse  d'finitive  du  professeur 
Filhol. — Ordonnance  de  l'Evêque,  constituant  une  Commission. — Lettre  du  Ministre 
des  Cultes  à  l'Evêque  de  Tarbes. — Réponse  de  ce  dernier. 

Le  Clergé  continuait  à  ne  pas  se  rendre  à  la  Grotte  et  à  se  tenir  entière- 
ment en  dehors  du  mouvement.  Les  ordres  de  Mgr.  Laurence  à  ce  sujet 
étaient  strictement  observés  dans  tout  le  diocèse. 

Les  populations,  cruellement  agitées  par  les  persécutions  administra- 
tives, se  tournaient  avec  anxiété  vers  les  autorités  ecclésiastiques  chargées 
par  Dieu  de  la  conduite  et  de  la  défonce  des  Fidèles,  et  elles  s'attendaient 
à  voir  l'Evêque  protester  énergiquement  contre  la  violence  faite  à  leur 
liberté  religieuse. 

Attente  vaine.  Monseigneur  gardait  un  silence  absolu,  et  laissait  faire 
le  Préfet.  Bien  plus,  M.  Massy  faisait  imprimer  dans  ses  journaux  qu'il 
agissait  de  concert  avec  l'autorité  ecclésiastique,  et,  à  la  stupéfaction 
générale,  l'Evêque  ne  démentait  point  une  telle  assertion.  L'âme  des 
peuples  était  troublée. 

Déjà,  dès  les  commencements,  la  foi  ardente  des  multitudes  avait  peu 
compris  l'extrême  prudence  du  Clergé.  Au  point  où  en  étaient  les  événe- 
ments, après  tant  de  preuves  de  la  réalité  des  Apparitions  de  la  Vierge, 
après  le  jaillisse-  lent  de  la  Source,  après  tant  de  guérisons  et  de  miracles, 
cette  réserve  excessive  de  l'Evêque  en  présence  d'un  pouvoir  persécuteur 
leur  paraissait  une  inexplicable  défection.  Le  respect  qu'on  avait  pour  son 
caractère  ou  pour  sa  personne  ne  suffisait  pas  complètement  pour  contenir 
l'expression  des  murmures  populaires. 

Pourquoi  ne  pas  se  prononcer  sur  le  fait,  alors  que  les  éléments  de  certi- 
tude affluaient  de  toute  part  ?  Pourquoi  au  moins  ne  pas  ordonner  une 
enquête,  une  étude  de  la  question,  un  examen  quelconque  pour  guider  la 
foi  de  tous  et  l'empêcher  de  s'égarer  ?  Les  événements  qui  suffisaient  pour 
bouleverser  le  pouvoir  civil  et  pour  soulever  d'innombrables  populations 
n'étaient-ils  donc  pas  dignes  de  l'attention  de  l'Evêque  ?  Le  silence  obsti- 
né du  prélat  n'autorisait-il  pas  le  Préfet  à  agir  comme  il  le  faisait  ?  Si 
l'Apparition  était  fausse,  l'Evêque  ne  devait-il  pas  éclairer  les  Fidèles  et 
arrêter  l'erreur  à  son  début  ?  Si  elle  était  vraie,  ne  devait-il  pas  s'oppo- 
ser à  la  persécution  des  croyants  et  défendre  avec  courage  l'œuvre  de  Dieu 
contre  la  malice  des  hommes  ?  Une  simple  démarche  de  l'Evêque,  une 
enquête  n'eût-elle  pas  empêché  le  Préfet  d'entrer  dans  la  voie  des  persécu- 
tions où  il  s'était  enfin  engagé  ?  Les  Prêtres  et  l'Evêque  étaient-ils  donc 
sourds  à  tant  de  prières  et  de  cris  de  reconnaissance  qui  s'élevaient  des 
pieds  de  cette  Roche,  à  jamais  célèbre  où  la  Mère  du  Dieu  crucifié  avait 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  145 

■posé  son  pied  virginal  ?  La  lettre  avait-elle  tud  l'Esprit  ?  Etaient-ils 
«omme  les  prêtres  pharasaïques  dont  parle  l'Evangile,  aveugles  à  la  splen- 
<ieur  fulgurante  de  tant  de  Miracles  ?  Etaient-ils  si  occupés  à  administrer 
les  choses  de  l'Eglise  et  si  absorbés  par  leurs  fonctions  cléricales,  que  la 
main  toute-puissante  de  Dieu,  apparaissant  hors  du  temple,  fût  pour  eux 
un  fait  inaperçu  ou  un  événement  sans  importance.  Etait-ce  donc  en  de 
telles  circonstances,  quand  Dieu  intervenait  et  quand  les  persécuteurs 
s'élevaient,  que  l'Evêque,  comme  dans  les  persécutions,  devait  marcher  le 
dernier  ? 

Cette  clameur  s'élevait  du  sein  des  foules  et  allait  grossissant.  Le 
-clergé  était  accusé  d'indifférence  ou  d'hostilité,  l'Eveque  de  timidité  et  de 
faiblesse. 

Par  la  logi(|ue  des  événements  et  la  pente  naturelle  du  cœur  humain, 
ce  vaste  mouvement  d'hommes  et  d'idées,  si  essentiellement  relisieux 
clans  son  principe,  menaçait  de  devenir  anti-ecclésiastique.  Les  multi- 
tudes pleines  de  la  foi  envers  la  Vierge  et  la  Trinité  sainte,  mais  pleines 
aussi  de  mécontentement,  étaient  contre  l'abstention  si  prolongée  du 
Clergé.      • 

^Igr.  Laurence  conthiuait  cependant  de  demeurer  dans  son  immo- 
bile réserve.  Quelles  étaient  les  raisons  du  prélat  pour  résister  à  cette 
Voix  d\i  peuple  qui  est  quelquefois  la  voix  du  ciel  ?  Etait-ce  prudence 
divine  ?  Etait-ce  prudence  Innnain       T^tait-ce  sagesse  ?  Etait-ce  faiblesse  't 

Croire  n'est  pas  flicile.  Malgré  tani  ,.j  preuves  éclatantes,  Mgr.  Lau- 
rence conservait  encore  des  doutes  et  hésitait  à  agir.  tSa  foi  très-savante 
ii"a]lait  pas  aussi  vite  que  la  foi  des  simples.  Dieu  qui  se  montre  pour  ainsi 
dire  tout  d'un  coup  aux  âmes  naïves  et  ignorantes,  (pie  les  études  humaines 
ne  };eiivent  éclairer,  se  plait  parfois  à  imposer  une  plus  longue  et  plus 
patiente  recherche  aux  intelligences  cultivées  et  instruites,  qui  sont  capables 
d'arriv'er  à  la  vérité  par  le  chemin  du  travail,  de  l'examen  et  de  la 
réflexion.  Comme  Tapùtre  Thomas,  refusant  de  croire  aux  témoignages 
d^s  autres  Disciples  et  des  saintes  Femmes.  Mgr.  Laurence  aurait  voulu 
voir  toutes  choses  de  ses  yeux  et  les  touclier  de  ses  mains.  Esprit 
])récis,  plutôt  incliné  vers  la  pratiijuc  (pie  tourné  vers  l'idéal,  nature  essen- 
sieHenient  défiante  des  exagérations  populaires,  le  Prélat  était  de  ceax 
<|ui,  par  je  ne  sais  ipiel  instinct  particulier,  se  refroidissent  devant  les  s.>u 
timents  passionnés  d'autrni  et  ([ui  supposent  volontiers  (pie  Fémotion 
s'égare  et  (pie  l'enthousiasme  se  trompe,  lîien  (pie,  par  moments,  il  fut 
vivement  frappé  de  tant  d'événements  exti'a(3rduiaires,  il  craignait  telle- 
ment d'aiKrmer  légèrement  le  ï^urnaturel,  (pi'il  eut  peut-être  risqué  de  le 
méconnaîre  ou  de  ne  le  confesser  que  trop  tard,  si  la  grâce  de  Dieu  neût 
tempéré  en  lui  et  renfermé  dans  les  limites  d'une  juste  mesure  cette  pente 
native  (jue  nous  venons  d'indiquer. 

Non-seulement  Mgr.  Laurence  héritait  à  se   prononcer,  mais  il  hésitait 

K 


146  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

même  à  ordonner  une  enquête  oflScielle.  Evêque  catholique,  fortement 
pénétré  de  la  dignité  extérieure  de  l'Eglise,  il  avait  quelque  peur  de  com- 
prtfnettre  la  gravité  de  cette  mère  du  genre  humain,  en  l'engageant  préma- 
turément dans  le  solennel  examen  de  tous  ces  faits  singuliers  dont  il 
n'avait  pas  une  connaissance  personnelle  suffisante,  et  qui  pouvaient,  après 
tout,  n'avoir  pour  base  que  les  enfantillages  d'une  petite  bergère  et  les 
vaines  illusions  de  pauvres  âmes  fanitisées. 

Assurément,  l'Evêque  n'eût  jamais  conseillé  les  mesures  prises  par 
l'autorité  civile,  et  il  les  désapprouvait  vivement.  Mais,  puisque  ce  mal 
était  fait,  n'était-il  pas  prudent  d'en  retirer  le  bien  accidentel  qui  pouvait 
en  résulter  ?  N'était-il  pas  sage, — si  par  hasard  il  y  avait  erreur  dans  les 
croyances  et  les  récits  populaires, — d'abandonner  le  prétendu  f  it  surna- 
turel à  lui-même  et  de  le  laisser  se  débattre  tout  seul  contre  l'hostile 
examen  et  les  persécutions  de  M.  Massy,  des  libres-penseurs  et  des 
savants,  ligués  ensemble  pour  terrasser  la  Superstition  ?  Donc  il  fallait 
attendre,  et  ne  point  se  hâter  d'engager  avec  le  Pouvoir  civil  un  conflit 
peut-être  inutile.  "  Je  déplore  comme  vous  les  mesures  que  l'on  prend," 
disait  l'Evêque  dans  son  intimité,  à  ceux  qui  le  pressaient  d'intervenir, 
"  mais,  n'étant  point  chargé  de  la  Police,  ni  consulté,  je   ne  puis  que 

*'  laisser  faire.  Chacun  répond  de   ses  actes Je  n'ai  été   pour  rien 

"  jusqu'ici,  ajoutait-il,  dans  les  actes  de  l'Autorité  civile,  relativement  à 
"  la  Grotte  :  et  je  me  féHcite  de  m'en  tenir  là.  Plus  tard,  l'Autorité 
*'  ecclésiastique  verra,  s'il  y  a  quelque  chose  à  faire  *.  "  Dans  cet  esprit 
de  prudence  et  d'expectative,  l'Evêque  ordonna  au  Clergé  diocésain  de 
prêcher  hautement  le  calme  aux  populations,  et  d'employer  son  influence 
à  les  faire  se  soumettre  à  l'Arrêté  du  Préfet.  Eviter  tout  désordre 
matériel,  ne  créer  aucun  embarras  nouveau,  favoriser  même,  par  respect 
pour  le  principe  d'Autorité,  l'exécution  des  mesures  prises  au  nom  du 
Pouvoir  et  voir  venir  les  événements,  paraissait  à  l'Evêque  le  plus  sage 
de  tous  les  partis. 

Telles  étaient  les  pensées  de  Mgr.  Laurence,  ainsi  qu'elles  ressortent, 
de  sa  correspondance  de  cette  époque.  Telles  étaient  les  considérations 
qui  déterminaient  son  attitude  et  qui  inspiraient  sa  conduite. 

Peut  être,  s'il  avait  eu  en  ce  moment  la  foi  puissante  des  multitudes 
eût-il  raisonné  d'autre  sorte.  Mais  il  était  bon  qu'il  raisonnât  et  qu'il 
a'nt  ainsi  ;  il  était  bon  qu'il  ne  crût  pas  encore.  Et  en  voici  les  raisons 
profondes  : 

Si  Mgr.  Laurence,  dans  sa  haute  prudence  d'Evêque,  se  plaçait  au 
point  de  vue  d'une  erreur  possible,  Dieu,  dans  sa  clairvoyance  infinie,  se 
plaçait  au  point  de  vue  de  la  certitude  immuable  de  ses  actes  et  de  la 
vérité  de  son  œuvre.     Dieu  voulait  que  cette  œuvre  subit  l'épreuve  du 


•  Lettre  de  Mgr.  Laurence  au  Curé  de  Lourdes,  en  date  du  11  Juin. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  147 

temps  et  s'affirmât  elle-même  en  surmontant,  sans  être  secourue  par  per- 
sonne, les  douloureuses  traverses  de  la  persécution.     Or,  si  l'homme  de 
l'Eglise,  si  l'Evêque  avait  cru  dès  le  commencement  à  la  réalité  de  tant 
d'Apparitions  et  de  Miracles,  eut-il  pu  résister  aux  généreux  entraîne- 
ments de  son  zèle  d'apôtre  et  hésiter  un  seul  instant  à  intervenir  avec 
énergie  contre   les    persécuteurs  des   Fidèles,    contre   les   ennemis    de 
l'œuvre  divine  ?  S'il  avait  eu  la  foi  que  la  Mère  de  Dieu  était  véritable- 
ment apparue  dans  son  Diocèse,  demandant  un  temple  à  sa  n-lcire  et  f^ué 
rissant  les  malades,  eût-il  pu  balancer  une  seconde   entre  la  volonté  de 
cette  Reine  éternelle  de  la  Terre  et  du  Ciel  et  les  oppositions  misérables 
de  M.  Massy,  de  M.  Jacomet  ou  de  M.  Rouland  ?  Non,  certes.     Avec 
une  telle  foi  au  cœur,  l'Evêque  comme  autrefois  saint  Ambroise  à  Milan, 
ne  pouvait  que  se  dresser,  la  crosse  en  main  et  la  mitre  au  front  en  face 
du  Pouvoir  civil.  Publiquement,  à  la  tète  des  croyants,  sans  nulle  crainte 
des  hommes,  il  fût  allé  boire  à  la  Source  divine,  ployer  les  genoux  devant 
le  rocher  béni  que  la  Vierge  avait  sanctifié  en  le  touchant  de  ses  pieds 
et  poser,  eu  ces  lieux  déserts,  la  première  pierre  d'un  temple  mao-nifique 
à  Marie  Immaculée. 

Mais  en  défendant  de  la  sorte  l'œuvre  de  Dieu  dans  le  Présent    le 
Préfet  l'eût  infailliblement  affaiblie  pour  l'avenir.    L'appui  qu'il  lui  aurait 
prêté  à  l'origine  l'eût  compromise  plus  tard  et  rendue  suspecte  d'émaner 
non  de  Dieu,  mais  des  hommes.     Plus  l'Evêque  se  tenait  en  dehors  du 
mouvement,  plus  il  était  rebelle  ou  même  un  peu  hostile  à  la  foi  populaire 
et  plus  l'œuvre  surnaturelle  montrait  sa  force  en  triomphant  sans  aucune 
aide  extérieure,  par  elle-même,  par  sa  vérité  intrinsèque,  par  sa  puissance 
propre,  et  malgré  l'animosité  ou  l'abstention  de  tout  ce  qui,  en  ce  monde 
porte  le  nom  de  Pouvoir. 

La  Providence  avait  résolu  qu'il  en  fût  ainsi,  et  que  le  grand  fait  de 
l'Apparition  de  la  Très-Sainte  Vierge  au  dix-neuvième  siècle,  traversât 
comme  le  Christianisme  naissant,  les  épreuves  et  les  persécutions.  Elle  vou- 
lait que  la  foi  universelle  commençât  par  les  petits  et  les  humbles,  de  façon 
que  là,  comme  au  Royaume  du  Ciel,  les  derniers  fussent  les  premiers  et 
les  premiers,  les  derniers.  Il  était  donc  nécessaire,  dans  la  pensée  divine 
que  l'Evoque,  bien  loin  d'avoir  l'initiative,  fût  des  plus  longs,  j'allais  dire 
des  plus  durs  à  se  rendre,  pour  ne  céder  enfin,  après  tous  les  autres 
qu'à  la  gravité  irrécusable  des  témoignages  et  à  l'irrésistible  évidence  des 
faits.  ' 

Et  voilà  pourquoi  Dieu  avait,  dans  ses  secrets  desseins,  placé  sur  le 
siège  épiscopal  du  diocèse  de  Tarbes  l'homme  éminent  et  réservé  dont 
nous  avons  tracé  le  portrait.  Voilà  pourquoi  il  Lui  avait  t  ^e  ne  pas 
donner  tout  d'abord  à  Mgr.  Laurence  la  foi  en  l'Apparition  et  de  le  main- 
tenir dans  le  doute,  malgré  tant  de  faits  éclatants.  Il  entrait  dans  son 
céleste  plan  de  confirmer  en  cette  circonstance,  dans  le  Prélat,  cet  esprit 


148  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

de  temporisation  et  de  prudence  qu'il  lui  avait  si  largement  départi,  et  de 
laisser  à  son  épiscopale  sagesse  ce  caractère  de  long  le  hésitation  et  dn 
lenteur  extrême,  qu'au  milieu  de  l'effervescence  générale  les  multitudes 
pouvaient  ne  pas  comprendre,  mais  dont  l'avenir  devait  manifester  aux 
yeux  de  tous  les  admirables  résultats  et  la  providencielle  utilité. 

Le  peuple  avait  la  vertu  de  Foi,  mais  son  ardeur  impatiente  eût  voulu 
pousser  le  Clergé  à  une  intervention  prématurée.  L'Eveque  avait  la 
vertu  de  Prudence,  mais  ses  yeux  n'étaient  point  encore  ouverts  à  la 
vérité  de  l'œuvre  surnaturelle  qui  s'accomplissait  devant  lui  et  qui  frappait 
tous  les  regards.  La  sagesse  complète  et  la  juste  mesure  de  toutes  choses 
étaient  comme  toujours  en  Dieu  seul,  qui  dirigeait  les  événements,  et  dont 
la  main  toute-puissante  faisait  servir  à  son  but,  et  mclinait  également  à 
l'ordre  immuable  de  ses  desseins  la  fougue  des  multitudes  et  les  hésita- 
tions du  prélat. — Dieu  voulait  que  l'Eglise,  (.  is  la  personne  de  l'Eveque, 
s'abstint  de  tout  rôle  actif  et  ({ue,  se  tenant  constamment  en  dehors  de  la 
lutte,  elle  n'apparût  au  moment  suprême  que  pour  juger  souverainement 
ce  irrand  débat  et  v)roclamer  la  Vérité. 

^loins  calmes  et  mosns  patientes  (^ue  l'Eveque,  emportées  par  l'entlioa- 
siasme  des  grandes  choses  qui  se  passaient  sous  leurs  yeux,  et  par  l'émou- 
vant spectacle  des  guérisons  miraculeuses  qui  se  multipliaient,  les  popu- 
lations, cependant,  ne  se  laissaient  nullement  arrêter  par  les  mesures 
violentes  de  l'Admhiistration. 

Les  plus  intrépides,  bravant  les  tribunaux  et  leurs  amendes,  franchis- 
saient les  barrières  et  venaient  prier  devant  la  Grotte,  après  avoir  jeté 
leur  nom  aux  Gardes  qui  veillaient  à  l'entrée  du  terrain  communal.  Parmi 
ces  Gardes,  ]'usieurs  croyaient  comme  la  foule  et  commençaient,  en  arri- 
vant, et  avant  de  se  mettre  en  faction,  p)ar  s'agenouiller  à  l'entrée  du  heu 
vénéré.  Placés  entre  le  morceau  de  pain  que  leur  donnait  leur  modeste 
emploi  de  Sergent  de  ville  ou  de  Cantonnier,  et  la  besogne  répugnante  (ju'on 
leur  imposait,  ces  pauvres  gens,  dans  leur  prière  à  la  Mère  des  indigents 
et  des  faibles,  rejetaient  la  responsabihté  de  la  douloureuse  consigne  (qu'ils 
exécutaient  sur  les  Autorités  qui  les  forçaient  d'agir.  Malgré  cela,  ils 
remplissaient  strictement  leur  tûche  et  verbalisaient  régulièrement  contre 
les  déliquant*. 

Bien  que,  dans  leur  zèle  impétueux,  beaucoup  de  croyants  s'exposassent 
volontiers  au  péril  pour  aller  publiiiuement  invo([uer  la  Merge  au  lieu  de 
l'xlpparition,  la  jurisprudence  de  M.  Duprat  dont  l'amende,  en  apparence 
de  5  francs,  pouvait  s'élever,  ainsi  que  nous  l'avons  expliqué,  à  des  som- 
mes énorffi''S,  était  faite  pour  eîfraycr  la  multitude.  Pour  un  grand  nom- 
bre, pour  tous  ceux  da  menu  peuple,  une  telle  condamnation  eût  été  une 
ruine  complète. 

Aussi.  !a  plupart  e>SAyaijut-ils  d'échap^^er  à  la  ri_,wurciis.'  siavelUauee 
du  Pouvoir  ^:ersjcatcur. 


NOTRE-DAME  DE   LOURDES.  149 

Parfois  les  croyants,  respectant  les  barrières,  oii  stationnaient  les  Gar- 
des à  la  frontière  du  terrain  communal,  parvenaient  à  la  Grotte  par  des 
chemins  détournés.  Quelqu'un  d'entre  eux,  laissé  en  arrière,  faisait  le 
guet  et  prévenait,  par  un  signal  convenu,  de  l'arrivée  de  la  Police.  Des 
malades  furent  ainsi  péniblement  transportés  jusqu'à  la  Source  miracu- 
leuse. L'autorité  oflBcicielle,  informée  de  ces  infractions,  doubla  les  postes, 
et  intercepta  tous  les  sentiers. 

On  en  vit  alors,  malgré  la  violence  des  eaux,  traverser  le  Gave  à  la  nage 
pour  venir  prier  devant  la  Grotte  et  boire  à  la  sainte  Fontaine.  La  nuit 
favorisait  de  telles  infractions  qui  se  multipliaient  de  plus  en  pins,  en  dépit 
du  bon  vouloir  et  de  l'activité  des  Agents. 

L'influence  du  Clergé  était  diminuée,  prescjue  compromise,  par  les  rai- 
sons que  nous  avons  exposées.  Malgré  les  efforts  qu'ils  faisaient  pour  se 
conformer  aux  injonctions  de  l'Evèque,  les  prêtres  étaient  impuissants  à 
calmer  les  esprits  agités  et  à  f^\ire  comprendre  que  les  actes  même  arbi- 
traires du  Pouvoir  devaient  être  respectés.  L'ascendant  personnel  du 
Curé  de  Lourdes,  si  aimé  et  si  vénéré,  commençait  à  échouer  devant  l'ir- 
ritation populaire. 

L'ordre  était  menacé  par  les  mesures  mêmes  qu'on  avait  prises  sous 
prétexte  de  le  maintenir.  Les  populations,  froissées  dans  leurs  croyances 
les  plus  chères,  oscillaient  entre  la  soumission  et  la  violence.  Si  d'un  coté 
on  signait  dans  toutes  les  maisons  de  pétitions  à  l'Empereur  pour  deman- 
der au  nom  de  la  liberté  de  conscience  le  retrait  de  l'Arrêté  préfectoral, 
de  l'autre,  à  trois  ou  quatre  reprises,  les  planches  qui  fermaient  la  Grotte 
furent  brisées  nuitamment  et  jetées  dans  le  Gave.  Jacomet  s'efforça  en 
vain  de  découvrir  les  croyants,  qui  se  livraient  ainsi  à  la  prière  nocturnj, 
avec  effraction  et  bris  de  clôtures. 

Souvent  on  allait,  pour  éviter  le  délit,  se  prosterner  contre  les  poteaux 
mêmes,  à  la  limite  extérieure  du  terrain  communal.  C'était  une  protestation 
muette  contre  les  mesures  de  l'autorité  civile,  et  comme  un  muet  appel  au 
Dieu  Tout-Puissant. 

Le  jour  où  la  Cour  de  Pau  infirma  la  condamnation  prononcée  par  le 
tribunal  de  Lourdes,  contre  une  des  trois  femmes  poursuivies  pour  d'inno- 
cents propos  au  sujet  de  la  Grotte,  et  confirma  l'ac(iuittement  des  deux 
autres,  la  foule  fut  énorme  aux  abords  des  poteaux.  Elle  criait  victoirCc 
Elle  ne  put  se  contenir  et  franchit  la  barrière  en  masses  compactes,  sans 
rien  répondre  aux  interpellations  et  aux  cris  effarés  des  agents.  La  Police, 
déconcertée  par  l'échec  éprouvé  à  Pau,  et  se  troublant  devant  ces  milliers 
d'hommes,  recula  et  laissa  passer  le  torrent.  Le  lendemain,  les  ordres  et 
les  remontrances  du  Préfet  vinrent  réconforter  la  Police  et  prescrire  '■■'o 
surveillance  de  plus  en  plus  sévère.  On  augmenta  les  forces  :  on  fit 
entendre  aux  agents  le  mot  de  destitution.     La  rigueur  redoubla. 

Des  bruits  sinistres,  absolument  faux  mais  habilement  répandus  et  facile 


150  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

ment  acceptés  par  les  multitudes,  parlaient  de  prison  pour  les  délinquants. 
La  pénalité  réelle  ne  suffisant  pas,  on  essayait  de  taire  naître  dans  l'âme 
des  croyants  une  sorte  de  terreur  par  des  menaces  imaginaires. 

D'une  façon  ou  d''me  autre,  on  parvint  à  empêcher  pendant  quelques 
jouis  le  renouvellemenc  des  infractions  ouvertes. 

Parfois,  des  malheureux,  venus  de  loin,  des  infortunés  en  proie  à  la  para- 
lysie, à  la  cécité,  à  quelqu'une  de  ces  tristes  infirmités  que  la  médecine 
abandonne,  et  que  Dieu  seul  aie  secret  de  guérir,  arrivaient  chez  le  Maire, 
et  le  suppliaient  à  mains  jointes  de  leur  permettre  d'aller  chercher  une 
suprême  chance  de  salut  à  la  Source  miraculeuse.  Le  Maire,  obstiné  dans 
la  consigne  préfectorale,  et  montrant,  dans  l'exécution  des  mesures  prises, 
cette  énergie  de  détail  par  laquelle  les  natures  faibles  se  trompent  elles- 
mêmes,  le  Maire  refusait,  au  nom  de  l'Autorité  supérieure,  la  permission 
demandée. 

Cruauté  sans  excuse,  on  verbalisait  contre  les  malades. 

Le  plus  grand  nombre  allait  alors  sur  la  rive  droite  du  Gave,  en  face  de 
la  Grotte.  Il  y  avait  là.  à  certains  jours,  un  peuple  innombrable,  sur  le- 
quel on  n'avait  aucune  prise  ;  car  le  terrain  que  foulaient  ces  multitudes 
appartenait  à  des  particuliers,  qui  croyaient  attirer  sur  eux  la  bénédiction 
du  ciel  en  autorisant  les  pèlerins  à  venir  s'agenouiller  dans  ces  prairies,  et 
à  y  prier,  les  yeux  tournés  vers  le  lieu  des  Apparitions  et  la  Fontaine  des 
Miracles. 

Durant  ce  concou/s  prodigieux,  la  jeune  Bernadette,  épuisée  par  son 
asthme,  fatigu''e  sans  doute  aussi  par  tant  de  visiteurs,  qui  voulaient  la  voir 
et  l'entendre,  tomba  malade. 

Dans  son  vif  désir  de  calmer  les  esprits  et  d'éloigner  toute  cause  d'agi- 
tation. Monseigneur  profita  de  cette  circonstance  pour  faire  conseiller  aux 
parents  d'envoyer  Bernadette  aux  eaux  de  Cauterets  qui  sot'^  (  u^ei  /oi- 
sines  de  Lourdes.  C'était  un  moyen  d'  lout, chaire  la  v^oyaat  î .-  wia" 
logucs,  à  ces  interrogations,  à  ces  récit  e  l'Apparition  dont  tx  i2  lucle 
était  avide  et  qui  entretenaient  l'émotion  populaire.  Les  Soubirous, 
inquiets  de  l'état  de  Bernadette  et  trouvant,  de  leur  côté,  que  ces  perpé- 
tuelles visites  la  brisaient,  la  confièrent  à  une  tante  qui  allait  elle-même  a 
Cîiuterets  et  qui  se  chargea  gratuitement  des  menues  dépenses  de  ce  voya- 
ge, d'ailleurs  très-peu  coûteux  à  cette  époque  de  l'année  où  les  thermes 
sont  encore  presque  déserts.  Les  privilégiés  et  les  riches  n'y  viennent 
qu'un  peu  plus  tard  et  il  n'y  a  guère  à  Cauterets,  pendant  le  mois  de  Juin, 
que  quelques  pauvres  gens  de  la  Montagne.  Malade,  cherchant  le  silence 
et  le  repos,  essayant  de  se  soustraire  le  {)lus  possible  à  la  curiosité  publique, 
Bernadette  y  prit  les  eaux  pendant  deux  ou  trois  semaines. 

A  mesure  que  Juin  s'inclinait  vers  son  terme,  ou  entrait  cependant  dans 
la  grande  période  des  eaux  pyrénéennes. 

Bernadette  était  retournée  à.  Lourdes  chez  ses  parents. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  151 

Do  tous  cotés  arrivaient  aux  stations  thermales  des  baigneurs,  des  t  - 
listes,  des  curieux,  des  voyageurs,  des  explorateurs,  des  savants  venus  àes 
mille  chemins  de  l'Europe.  Ces  sévères  montagnes,  solitaires  et  sauvages 
durant  tout  le  reste  de  l'année,  se  peuplaient  peu  à  peu  de  tout  un  monde, 
appartenant  généralement  à  la  haute  société  des  grandes  villes.  A  partir 
de  Juillet,  les  Pyrénées  sont  un  faubourg  de  Paris,  de  Lpndres,  de  Rome, 
de  Berlin.  Français  et  étrangers  s'y  rencontrent  aux  buvettes,  s*y  cou- 
doient dans  les  salons,  s'y  promènent  par  les  sentiers,  y  chevauchent  de 
tous  cOtés,  au  bord  des  gaves  ruisselants,  sur  les  cîmes  abruptes  ou  sur  le 
tapis  fleuri  des  vallées  pleines  d'ombre.  Ministres  fatigués  d'agir,  députés 
et  sénateurs  fatigués  d'entendie  ou  de  parler,  banquier? ,  diplomates,  com- 
merçants, ecclésiasticjues,  magistrats,  écrivains,  gens  du  monde,  viennent 
faire  provision  de  santé,  non-seulement  à  cessources'ilustres,  mais  encore, 
et  surtout  peut-être,  à  cette  atmosphère  vive  et  pure  des  montagnes,  qui 
donne  au  sang  une  activité  plus  puissante,  et  à  l'esprit  je  ne  sais  quoi  de 
plus  alerte  et  de  plus  délié. 

Cette  société  si  variée,  ce  monde  cosmopolite,  essentiellement  ondoyant 
et  divers,  représentait  toutes  les  croyances  et  toutes  les  incroyances,  toutes 
les  philosophies  graves  et  frivoles,  toutes  les  opinions  et  tous  les  systèmes. 
C'était  l'Europe  en  résumé  et  en  rac  -ci:  l'Europe  que,  par  la  suite 
naturelle  des  choses  et  à  l'heure  vouli.  a  Providence  mettait  en  présence 
des  événements  surnaturels  et  des  miracles  qui  s'accomplissaient  à  la  porte 
des  Pyrénées.  Dieu  suivait  ses  plans  éternels.  De  même  ({u'autrefois, 
à  Bethléem,  il  s'était  montré  aux  bergers,  bien  avant  de  se  montrer  aux 
Rois-Mages  ;  de  même,  à  Lourdes,  il  avait  d'abord  appelé  les  humbles  et 
les  petits,  les  montagnards  et  les  pauvres  ;  et  c'était  seulement  après  ceux- 
là  qu'il  convo(|uait  le  monde  riche  et  brillant,  les  souverains  de  la  fortune, 
de  l'intelligence  et  de  l'art,  au  s[)ectacle  de  son  œuvre. 

De  Cauterets,  de  Barèges,  de  Luz,  de  Saint-Sauveur,  des  Eaux-Bonnes, 
de  Bagnères-de-B'igorre,  les  étrangers  accouraient  à  Lourdes.  La  ville 
était  sillonnée  par  des  éijuipages  étincelants. 

La  plupart  des  pèlerins  ou  des  voyageurs  se  gardaient  bien  de  respecter 
les  consignes  et  les  barrières.  Ils  bravaient  les  procès-verbaux  et  se  ren- 
daient à  la  Grotte  ;  les  uns,  par  un  sentiment  de  foi  religieuse  ;  les  autres 
par  un  vif  sentiment  de  curiosité.  Bernadette  recevait  d'innombrables 
visites.  On  voulait  voir  et  on  voyait  les  personnes  guéries.  Dans  tous  les 
salons  des  eaux  thermales,  les  événements  que  nous  avons  racontés  étaient 
l'objet  de  toutes  les  conversations.  Peu  à  peu  se  formait  l'opinion  publique, 
non  i)lus  l'opinion  de  ce  petit  coin  de  terre  de  quarante  à  soixante  lieues 
qui  s'étend  à  la  base  des  Pyrénées,  depuis  Bayonne  jusqu'à  Toulouse  ou  à 
Fuix,  mais  l'opinion  de  la  France  et  de  l'Europe,  représentées  en  ce 
moment  au  milieu  de«  montagnes  par  les  visiteurs  de  tou  es  les  classes,  de 
toutes  les  idées  et  de  tous  les  pays. 


152  NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  ' 

Les  violences  du  baron  Massy,  aussi  vexatoires  pour  la  curiosité  des 
uns  que  pour  la  piété  des  autres,  étaient  hautement  blâmées  par  tous  les 
partis. 

Il  était  des  circonstances  où  le  zèle  de  la  Police  et  le  courage  civil  de 
Jacomet  lui-même  étaient  mis  à  de  rudes  épreuves.  D'illustres  person-^ 
nages  violaient  la.  clôture.  Grave  embarras.  Un  jour,  on  arrête  brustjue- 
ment  un  homme,  un  étranger  aux  traits  accentués  et  puissants,  qui  arrivait 
vers  le  poteau  avec  la  visible  intention  d'aller  aux  Roches  Massabielle. 

— On  ne  passe  pas. 

— Vous  allez  voir  que  l'on  passe,  répond  vivement  Tinconnu,  en  entrant 
sans  se  troubler  sur  le  terrain  communal  et  se  dirigeant  vers  le  lieu  de 
l'Apparition. 

— A^otre  nom  ?  Je  vous  dresse  procès-verbal. 

— Je  me  nomme  Louis  Veuillot,  répondit  l'étranger. 

Pendant  qu'on  verbalisait  contre  le  célèbre  écrivain,  une  dame  avait 
franchi  la  limite  à  quelques  pas  en  arrière,  et  était  allée  s'agenouiller  contre 
la  barrière  de  planches  qui  fermait  la  Grotte.  A  travers  les  fissures  de 
cette  falissade,  elle  regardait  couler  la  Source  miraculeuse  et  priait.  Que 
demandait  elle  à  Dieu  ?  Son  âme  se  tournait-elle  vers  le  présent  ou  vers 
l'avenir  ?  Priait-elle  pour  elle-même,  ou  pour  d'autres,  qui  lui  étaient  chers 
et  dont  la  destinée  lui  était  confiée  ?  Lnplorait-elle  les  bénédictions  et  hi 
protection  du  Ciel  pour  une  personne  ou  pour  une  famille  ?  Il  n'importe. 

Cette  femme  en  prières  n'avait  p:^s  échappé  aux  yeux  vigilants  <jui 
représentaient  la  politii^ue  préfectorale,  la  magistrature  et  la  police. 

L'Argus  quitte  }>l.  Veuillot  et  court  vers  cette  femme  à  genoux. 

— Madame,  dit-il,  il  n'est  pas  permis  de  prier  ici.  Vous  êtes  prise  en 
flagrant  délit  ;  vous  aurez  à  en  répondre  devant  M.  le  Juge  de  Paix, 
jugeant  au  correctionnel  et  en  dernier  ressort.  Au  nom  de  la  Loi,  je  vous 
dresse  procès- verbal.     Votre  nom  ? 

— Volontiers,  dit  la  dame  :  je  suis  Madame  TAmirale  Bruat,  Gou\  er- 
nante  de  Son  Altesse,  le  Prince  Im}jérial. 

Le  terrible  Jacomet  avait  plus  que  personne  le  sentiment  des  hiérarcliies 
sociales  et  le  respect  des  puissances  établies.     11  ne  verbalisa  point. 

De  telles  scènes  se  renouvelaient  souvent.  Certains  procès-veri»aux 
effrayaient  les  agents  du  Préfet  et  eussent  probablement  eftVayé  le  Préfet 
lui-même.  Chose  déplorable  :  l'Arrêté  était  violé  impunément  par  les  puis- 
sants, tandis  (pi'on  sévissait  contre  les  faibles.  On  avait  deux  poids  c.  deux 
mesures. 

La  (piestion  soulevée  par  les  faits  surnaturcK  par  k\s  Ap[iaritions  vraies 
ou  fausses  de  la  Vierge,  par  le  jaillissement  de  la  Source,  par  les  miracu- 
leuses guéris  >n3,  réelles  ou  controuvées,  ne  pouvait  cependant,  de  l'avis 
de  tous,  demeurer  éternellement  en  suspens.  Il  était  nécessaire  (pte 
toutes  chos 'S  fussent  soumises  \  un  jxain?n  ccnpjje.it  ec  tc.jre.     Les 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  iôS 

étrangers,  qui  n'étaient  dans  ces  contrées  que  pour  une  saison  rapide,  qui 
n'avaient  point  assisté  à  l'origine  de  ces  événements  extraordinaires  et  qui 
n'avaient  pu,  comme  les  gens  du  pays,  se  former  une  conviction  raisonnécr 
étaient  unanimes,  au  milieu  des  récits  variés  et  des  appréciations  diverse^ 
tju'ils  entendaient  de  toutes  parts,  à  s'étonner  du  silence  complet  et  de 
l'apparente  indiflférence  de  l'Autorité  ecclésiastiijue.  Autant  on  blâmait 
l'intervention  du  Pouvoir  civil,  autant  on  condamnait  l'abstention  prolon- 
gée du  Pouvoir  religieux  personnifié  dans  l'EvOque. 

Les  Libres-Penseurs,  interprétant  à  leur  gré  les  longues  hésitations  et 
l'attitude  du  Prélat,  se  croyaient  sûrs  de  son  verdict.  Les  amis  de  M. 
Massy  commençaient  à  crier  bien  haut  que  Mgr.  Laurence  était  d'accord 
avec  le  Préfet  sur  l'appréciation  des  événements.  Ils  rejetaient  sur  l'E- 
vêque  toute  la  responsabihté  des  mesures  violentes  qui  avaient  été  prises. 
"  L'Evecjue,  disaient-ils,  pouvait  d'une  parole  arrêter  la  Superstition.  lî 
n'avait  pour  cela  (juTi  porter  tout  haut  son  jugement.  L'Autorité  civile 
n'a  été  forcée  d'agir  qu'à  son  défaut." 

Les  croyants,  devant  l'évidence  des  faits  miraculeux,  se  considéraient 
également  comme  certains  d'un  iusiement  solennel  en  faveur  de  leur  fui. 

D'autres,  en  très-grand  nombre  parmi  les  étran^iers-,  n'avaient  point  de 
conviction  ou  de  })arti  arrêté,  et  demandaient  à  éire  tirés  de  leur  incerti- 
tude par  une  enquête  définitive.  ''  A  (pioi  sert  l'Autorité  religieuse» 
disaient-ils,  si  ce  n'est  à  juger  de  pareils  débats  et  à  fixer  la  foi  de  ceux 
<|ui,  à  cause  de  la  distance,  du  man(pie  de  documents  ou  de  toute  autre 
cause,  ne  peuvent  examhier  et  décider  par  eux-mêmes  ?  " 

D'incessantes  réclamations  arrivaient  de  la  sorte  à  TEvêché.  Au  mur- 
mure dos  multitudes  se  joignait  la  voix  des  classes  (pi'<;n  a  coutume  d'ap- 
peler éclairées,  bien  ((ue,  souvent,  les  ])etite3  lumières  de  la  terre  leur 
fassent  perdre  de  vsic  la  Grande  Luuilêre  <les  Cieux.  De  toutes  parts  on 
demandait  une  enquête. 

Les  cures  suruatiireîles  continuaient  de  se  produiie.  De  cent  cotés  on 
adressait  à  l'Evêché  les  procès-verbaux  authentiques  de  ces  guérisons 
miraculeuses,  signées  par  de  nombreux  témoins   (^*  >. 

(•)  Nous  trouvons  «lans  une  lettre  d-*  M.  le  Dr.  r)t)zou-!  qui  avait  suivi  «le  très-près  les 
•;vt  nemv  uts,  la  liste  des  diverses  maladies  clironiques  dont  il  avait  constaté  l'extraordi- 
naire jruerisun  par  l'usage  des  eaux  «le  la  (rrotte  : 

"  Cépîialiigie  céphalées; —  i\tl;iiMiiist.nient  de  la  vue: —  Aniaurosrs  ou  gouttes 
erfin''3  ;  —  Névralgies  chrotiiciiies  ;  —  Paralysies  partielles  ou  giuérales  ;  —  Rl.uma- 
tism^'S  ciiri  iiifpit  s  ;  —  DéMlités  i):'rtielU'S  ou  gi  nérales  de  l'orfranistne  :  —  Di  lilités  de 
la  première  enfance.  Dars  ces  circonstances  l'a^-tion  curi'tivo  do  leau  de  la  (Jrotte  a  été 
si  rapide  que  b  aucoup  de  personnes,  à  cause  dt- cela,  oui  a'abord  nié  la  réalité  de 
pareilles  guérisons  ;  mais  bientôt  elles  ont  été  forcées  de  les  accepter  comme  des  faits 
f'els,  des  n-rités  incontestabl»':?. 

"  Certiûncs  d^rnintoses  ;  —  Leucorrht'ea  et  qnekpics  autres  mdadies  des  femtn' s  ;  — 
Maladie?  chroniques  dfs  organes  digestifs,  etitrorgenients  du  foie,  de  l.-i  rate. 

*'  Goiiiej  ;  —  riiiidilés  qai  lituueui  u  l"atra.blisstnienl  'lu  neraudilif,  etc.,  etc. 


154  NOTKE-DAME   DE    LOURDES. 

Le  16  juillet,  fôle  de  Notre-Dame  du  Mont-Carmel,  Bernadette  avait 
entendu  en  elle-même  la  voix  qui  s'était  tue  depuis  quelques  mois  et  qui 
l'appelait,  non  plus  aux  Roches  Massabielle,  alors  fermées  et  gardées, 
mais  sur  la  rive  droite  du  Gave,  dans  ces  prairies  où  la  foule  se  rassem- 
blait et  priait,  à  l'abri  des  procès-verbaux  et  des  vexations  de  la  Police. 
Il  était  huit  heures  du  soir.  A  peine  l'enfant  se  fut-elle  agenouillée  et 
eut  elle  commencé  la  récitation  du  chapelet,  que  la  très  sainte  Mère  de 
Jésus-Christ  lui  apparut.  Le  Gave,  qui  la  séparait  de  la  Gfotte,  avait  en 
quelque  sorte  cessé  d'exister  aux  yeux  de  l'extatique.  Elle  ne  voyait 
devant  elle  que  la  Roche  bénie,  dont  il  lui  semblait  être  aussi  près  qu'autre- 
fois, et  la  Vierge  Immaculée  qui  lui  souriait  doucement,  comme  pour  con- 
firmer tout  le  passé  et  illuminer  tout  l'avenir.  Aucune  parole  ne  sortit 
des  lèvres  divines.  A  un  certain  moment,  Elle  inclina  la  tête  vers  l'enfant, 
comme  pour  lui  dire  ou  un  "Au  revoir"  très-lointain,  ou  un  adieu  suprême. 
Puis,  Elle  disparut  et  rentra  dans  les  cieux.  Ce  fut  la  dix-huitième  Appa- 
rition :  ce  devait  être  la  dernière. 

Dans  un  sens  difterent  ou  opposé,  des  faits  étranges  se  produisirent, 
qu'il  importe  de  signaler.  A  trois  ou  quatre  reprises  quelques  enfants  et 
quelques  femmes  prétendirent  avoir  des  Visions  comme  Bernadette. 

Ces  Visions  étaient-elles  vraies  ?  la  Mystique  diabolique  ecsayait-elle 
de  se  mêler,  pour  la  troubler,  à  la  Mystique  divine  ?  Y  avait  il  simple- 
ment au  fond  de  ces  singuliers  phénomènes  le  dérangement  d'esprit,  l'exal- 
tation ou  la  perverse  espièglerie  de  quelc^ues  méchants  enfants  ?  ou  bien 
fallait-il  chercher  quelque  part,  se  cachant  dans  un  ombre  perfide,  certaines 
mains  hostiles  qui  poussaient  ces  visionnaires  en  avant  pour  discréditer  les 
événements  miraculeux  de  la  Grot.e  ?  Nous  ne  savons. 

La  multitude,  avec  ses  milliers  de  regards  fixés  sur  tous  les  détails, 
avec  ses  intuitions  et  ses  besoins  de  conclure,  fut  moins  réservée  que  nous 
dans  ses  jugem*  its. 

L'hypothèse  que  les  soi-disant  visionnaires  étaient  incités  par  de  sourdes 
manœuvres  de  la  Police  prit  aussitôt,  à  tort  ou  à  raison,  dans  le  public 
devenu  fort  défiant,  une  très-sérieuse  consistance.  Les  deux  ou  trois 
eniants  qui  prétendaient  avoir  des  Apparitions  mêlaient  à  leur  récit, 
d'ailleurs  asse  zincohérent,  toutes  sortes  d't*xtravagances.  Ils  escaladè- 
rent un  jour  la  barrière  en  planches  qui  fermait  la  Grotte,  et,  sou?  prétexte 
d'offrir  leurs  services  aux  ];èlerins,  de  puiser  pour  eux  de  l'eau,  de  faire 
toucher  leurs  chapelets  à  la  Roche  bénie,  ils  recevaient  et  s'appropriaient 
des  offrandes.  Détail  remarquable,  Jacomet,  à  qui  il  eût  été  si  facile  de 
les  arrêter,  ne  les  inquiétait  point.  Il  affectait  tantôt  de  ne  pas  s'apercevoir 
de  ces  scènes  étranges,  de  ces  extases,  de  ces  infractions  à  l'Arrêté,  tantôt 
d'être  absent  quand  elles  se  produisaient.  De  ces  surprenantes  allures  du 
três-habile  et  très-pei-spicace  Commissaire,  chacun  avait  conclu  à  une  de  ces 
roueries   ténébreuses,  dont  on  croit  capable,  trop  souvent  peut-être,  les 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 


155 


liommes  de  la  Police  et  niLMne  ceux  de  rAdininlstration.  "  M.  le  baron 
Massy,  disait-on,  voyant  Fopinion  publique  se  retirer  de  lui,  et  convaincu 
par  l'expérience  de  l'iiuiKJSsibilité  d'arrêter  de  front  les  événements  à 
l'aide  de  la  violence,  essaye  de  les  déshonorer  dans  leur  principe  en  fomen- 
tant de  faux  visionnaires,  dont  il  fera  ensuite  grand  bruit  dans  les  journaux 
et  auprès  du  Gouvernement.     Is  fecit  cm  prodeat.'''* 

Quoi  qu'il  en  fût  de  la  valeur  de  ces  soupçons,  très- probablement  injustes, 
de  telles  scènes  pouvaient  troubler  les  esprits.  M-  le  Curé  de 
Lourdes,  ému  de  ces  scandales,  se  hâta  de  chasser  honteusement  du  caté- 
chisme les  enfants  visionnaires,  en  déclarant  que  si  de  pareils  faits  iie 
renouvelaient  une  seule  fois,  il  saurait  faire,  lui-même,  une  enquête  sévère 
et  en  découvrir  les  véritables  instigateurs. 

L'attitude  et  la  menace  du  Curé  produisirent  un  effet  subit  et  radical. 
Les  prétendues  visions  cessèrent  net,  et  il  n'en  fut  plus  question.  Elles 
n'avaient  duré  que  quatre  ou  cinq  jours. 

L'abbé  Peyrciuiale  instruisit  TEvêché  de  cet  incielent.  Quand  à  M. 
Jacomet,  il  adressa  de  son  coté  aux  autorités  compétentes  un  rapport 
hyperbolique  et  romanesque  dont  nous  aurons  plus  tard  l'occasion  de 
parler. 

Cette  audacieuse  tentative  de  l'esprit  ennemi,  essayant  de  dénaturer  et 
de  déshonorer  le  mouvement,  venait  s  ajouter  à  toutes  les  raisons  péremp- 
toires  qui  pressaient  1  Evêque  d  agir.  Tout  se  réunissait  pour  montrer  que 
le  moment  d'intervenir  était  arrivé,  et  })our  mettre  l'autorité  religieuse  en 
demeure  d'examiner  et  de  se  prononcer. 

Des  hommes  considérables  dans  le  monde  chrétien,  tels  que  Mgr.  de 
Sulinis,  archevêque  d'Auch;  Mgr.  Tliibaut,  évêque  de  Montpelher;  Mgr  de 
Garsignies,  évêijue  de  îSoissous  ;  ^L  Louis  Veuillot,  rédacteur  en  chet 
du  journal  V  Univers  ;  des  personnages  moins  connus,  mais  d'une  haute 
notabilité,  M.  de  Rességuier,  ancien  député  ;  M.  Vène,  Ligénieurcn  Chef 
des  Mines,  Lispecteur  Général  des  eaux  thermales  de  la  chaîne  des  Pyré- 
nées, et  un  grand  nombre  de  catholi(jues  éminents,  se  trouvaient  alors  dans 
ces  contrées.  Tous  avaient  étudié  les  faits  extraordinaires  (jui  font  l'objet 
de  cette  histoire  ;  tous  avaient  vu  et  interrogé  Jîernadette  ;  tous  avaient 
cru  ou  inclinaient  à  croire.  On  citait  un  évêque,  des  [dus  vénérés,  (pii 
il  avait  pu  contenir  son  émotion  au  récit  si  vivant,  si  na'ïf  et  si  éclatant  de 
vérité  de  la  jeune  Voyante.  E?i  contemplant  cette  petite  enfant  sur  le 
front  de  laquelle  l'inetfable  Vierge,  Mère  de  Dieu,  avait  reposé  ses  regards, 
le  Prélat  n'avait  point  su  résister  au  premier  mouvement  de  son  cœur 
attendri.  11  s'était  prosterné  lui,  prince  de  l'Eglise,  devant  la  majesté  de 
cette  humble  paysanne. 

— Priez  pour  moi,  bénissez-moi  et  mon   trouj>eau,  lui  dit-il  d'une  voix 
étouffée,  et  se  troublant  au  point  de  plier  les  genoux. 

— Relevez-vous,  Monseigneur  !    C'est  à  vous  de   bénir   cette   enfant, 


156 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 


s'écria  le  Curé  de  Lourdes,  présent  à  cette  scène,  et   prenant   vivement 
PEvêque  par  la  main  pour  l'aider  à  se  remettre  debout. 

Quelque  brusque  et  rapide  qu'eût  été  le  mouvement  du  prêtre,  Berna- 
dette l'avait  déjà  devancé  ;  et,  toute  confuse  en  son  humilité,  elle  courbait 
la  tête  sous  la  main  du  Prélat.  L'Evêque  la  bénit,  non  sans  verser  de? 
larmes. 

L'ensemble  des  événements,  le  témoignage  de  tant  d'hommes  graves,  le 
spectacle  de  leur  conviction  après  examen,  étaient  faits  pour  frapper  vive- 
ment l'esprit  clair  et  sagace  de  l'Evêque  de  Tarbes.  Mgr  Laurence  jugea 
que  l'heure  était  venue  de  parler,  et  il  sortit  enfin  de  son  silence.  Le  28 
juillet,  il  rendit  l'Ordonnance  suivante,  qui  fut  connue  immédiatement  dans 
tout  le  diocèse,  et  qui  produisit  une  immense  émotion  ;  car  chacun  comprit 
que  la  situation  extraordinaire  dont  on  était  préoccupé  depuis  si  longtemps 
allait  enfin  marcher  vers  sa  solution, 

ORDONNANCE  DE  MGR.  l'eVEQUE  DE  TAREES,  CONSTITUTIVE  D'UNE  COM- 
MISSION CHARGÉE  DE  CONSTATER  L'AUTHENTICITE  ET  LA  NATURE  DES 
FAITS  QUI  SE  SONT  PRODUITS,  DEPUIS  ENVIRON  SIX  MOIS,  A  LOCCA- 
SION  d'une  APPARITION,  VRAIE  OU  PRETENDUE,  DE  LA  TRES- SAINTE 
VIERGE   DANS  UNE    GROTTE,  SISE   A  L'OUEST   DE  LA    VILLE  DE    LOURDES. 

"  Bertrand-Sévère-Laurence,  par  la  Miséricorde  divine  et  la  grâce  lu 
''  Saint-Siège  apostolique,  Evê(^ue  de  Tarbes. 

"  Au  Clergé  et  aux  Fidèles  de  notre  diocèse,  salut  et  béuéuiction  ou 
"  Notre- Seigneur  Jésus-Christ. 

"  Des  faits  d'une  haute  gravité  se  rattachant  à  la  Religion,  qui  remu-nt 
'•  le  diocèse  et  retentissent  au  loin,  se  sont  passés  à  Lourdes  depuis  le  11 
"  février  dernier. 

"  Bernadette  Soubirous,  jeune  fille  de  Lourdes,  âgée  de  quatorze  ans, 
''  aurait  eu  des  Visions  dans  la  Grotte  de  Massabielle,  située  à  l'ouest  de 
"  cette  ville  ;  la  Vierge  Immaculée  lui  aurait  apparu.  Une  Fontaine  y 
"  aurait  surgi.  L'eau  de  cette  Fontaine,  prise  en  boisson  ou  en  lotions, 
"  aurait  opéré  un  grand  nombre  de  guérisons:  ces  gaérisons  seraient 
*'  réputées  miraculeuses.  Des  gens  en  foule  sont  venus  et  viennent 
"  encore,  soit  de  notre  diocèse,  soit  des  diocèses  voisins,  demander  à  cette 
*'  eau  la  guérison  de  leurs  maux  divers,  en  invo([uant  la  Vierge  Immaculée. 

*'  L'Autorité  civile  s'en  est  émue. 

"  De  toutes  parts,  et  dès  le  mois  de  mars  dernier,  on  demande  que 
"  l'Autorité  ecclésiastiipie  s'exidique  sur  ce  pèlerinage  improvisé. 

"  Nous  avons  d'abord  cru  (pie  l'heure  n'était  pas  venue  de  nous  occuper 
''  utilement  de  cette  alTaire  ;  que,  pour  asseoir  le  jugement  qu'on  attend 
"  de  nous,  il  fallait  procéder  avec  une  sage  lenteur,  se  défier  de  l'entraîne- 
*'  ment  des  premiers  jours,  laisser  calmer  les  esprits,  donner  le  temps  à  la 
*'  réflexion,   et  demander  des  lumières  à  une  observation  attentive    et 


NOTllK-DA.ME    DE    LOURDES.  157 

••  Troi3  classes  de  personnes  font  appel  à  notre  décision,  mais  dans  des 
"'  vues  différentes  : 

'•  Ce  sont  d'abord  celles  qui,  se  refusant  à  tout  examen,  ne  voient  dans 
^'  les  faits  de  la  Grotte  et  dans  les  guérisons  attribuées  à  l'eau  de  la  Fon- 
"  taine  que  superstitions,  jongleries  et  moyens  de  faire  des  dupes.     II  est 
*'  évident  que  nous  ne  pouvons  être  de  leur  avis  r?  ;;Wo?7  et  sans  un  sérieux 
*'  examen:  leurs  journaux  ont  d'abord  crié,  et  bien  haut,  à  la  superstition, 
''  à  la  supercherie,  à  la  mauvaise  foi  ;  ils  ont  affirmé  que  les  faits  de  la 
•"  Grotte  avaient  leurs  raisons  d'être  dans  un  intérêt  sordide,  une  cupidité 
"  coupable,  et  ont  ainsi  blessé  le  sens  moral  de  nos  populations  chrétiennes. 
'-'•  Le   parti   de   tout  nier,  (raccuser  les  intentions  est  le  plus  facile  pour 
•'  trancher  les  difficultés,  nous  eu  convenons  ;  mais,  outre  qu'il  est  peu 
•*  lovai,  il   est  déraisonnable  et  plus  propre  à  irriter  les  esprits  qu'à  les 
"  convaincre.     Nier  la  possibilité  des  faits  surnaturels,  c'est  suivre  une 
''  école  surannée,  c'est  abjurer  la  Religion  chrétienne  et  se  traîner  dans 
•'  l'ornière  de  la  philosophie  incrédule  du  siècle  dernier.     Nous  ne  pou- 
••  vous,  nous   Catholiiiues,  ni  prendre  conseil,  dans  cette   circonstance 
"  auprès  des  persomies  qui  dénient  à  Dieu  le  pouvoir  de  faire  des  excep- 
"  tions  aux  lois  générales  qu'il  a  établies  pour  gouverner  le  monde,  Tou- 
'•  vrage  de  ses  mains,  ni  entrer  en  discussion  avec  elle  pour  arriver  à 
•*  connaître  si  tel  ou  tel  fait  est  surnaturel,  attendu  que,  d\tvaHet',  elles 
*'  proclament  que  le  Surnaturel  est  impossible.     Est-ce  à  dire  que  nous 
•'  ropouss  ns,   sur  les  faits  dont   il  s'agit,  une  discussion  large,  sincère, 
*•  consciencieuse,  éclairée   par   la  science  et  ses  progrès  ?  Non,  certes  : 
*•  nous  l'appelons,  au  contraire,  de  tous  nos  vœux.     Nous  voulons  que  ces 
"  faits  soient  d'abord  soumis  aux  règles  sévères  de  la  certitude  qu'admet 
'•  une  saine  philosophie  ;  qu'ensuite,  pour  décider  si  ces  faits    sont  sur- 
*'  naturels  et  divins,  on  appelle  à  la  discussion  de  ces  graves  et  difficiles 
*'  ([uestions,  (les  hommes  spéciaux  et  versés  dans  les  sciences  de  la  théo- 
"  logie  mysti(pie.  de   la   médecine,  de  la   physique,  de  la  chimie,  de  la 
*'  idéologie,  etc.,  etc.  :  enfin,   que  la  Science  soit  entendue  et  qu'elle  se 
*^  prononce.   Nous  désirons  avant  tout  que,  i^our  arriver  à  la  vérité,  aucun 
*'  movon  ne  s'ùt  omis. 

••  il  est  une  ancre  classe  '1."  personnes  qui  n'approuvent  ni  ne  blâment 
"•  les  f;iits  que  l'on  raconte,  mais  qui  suspendent  leurs  jugements:  avant 
••*  de  se  prononcer,  elles  désirent  connaître  la  décision  de  l'Autorité  com- 
*•  pétcîite,  et  la  sollicitent  de  tous  leurs  vœux. 

'•  11  est  enfin  une  troisième  classe  très-nombreuse  et  qui  a  <léjà,  sur  les 
"  faits  .|ui  nous  occupent,  des  convictions  ac(piises,  (pvioique  prématurées. 
''•  Elle  attend  avec  une  vive  impatience  (pie  l'Evêipie  diocésain  prononje 
*'  en  m-emier  ressort  sur  cette  grave  aftaire.  ]i;en  (lu'clie  espère  de  notre 
*'  part  m\^  décision  lavui'able  à  ses  pieux  sentiments,  nous  connaissons 
•'  assez  s,i  s  )umission  à  rEgiis!.-.  pom*  être  assuré  <pi"elie  accueillera  n-iUo 
*'  iu^'cm-'m.  onel  o'i'il  s-rit.  dès  qu'il  lui  sera  connu. 


158  .     NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

"  C'est  donc  pour  éclairer  la  religion  et  la  piété  de  tant  de  milliers  de 
"  fidèles,  pour  répondre  à  un  besoin  public,  fixer  des  incertitudes  et  cnl- 
"  mer  les  esprits,  que  nous  cédons  aujourd'hui  aux  instances  qui  se  renou- 
"  vellent  depuis  longtemps  de  toutes  parts  :  nous  appelons  la  lumière  sur 
"  des  faits  qui  intéressent  au  plus  haut  degré  les  Fidèles,  le  culte  de 
"  Marie,  la  Religion  elle-même.  Nous  avons  résolu,  à  cet  effet,  d'insti- 
"  tuer  dans  le  diocèse  une  Commission  permanente  pour  recueillir  et 
"  constater  les  faits  qui  se  sont  passés  ou  qui  pourraient  se  produire  encore 
''  dans  la  Grotte  de  Lourdes  ou  à  son  occasion,  pour  nous  les  signaler, 
"  nous  en  faire  connaître  le  caractère,  et  nous  fournir  ainsi  les  éléments 
"  indispensables  afin  d'arriver  à  une  solution. 

"  A  CES  CAUSES, 

"  Le  saint  nom  de  Dieu  invoqué, 
'*  Nous  avons  ordonné  et  ordonnons  ce  qui  suit  : 

*'  Art.  1er.  Une  Commission  est  instituée  dans  le  diocèse  de  Tarbes,  à 

"  l'effet  de  rechercher  : 

"  lo.  Si  desguérisons  ont  été  opérées  par  l'usage  de  l'eau  de  la  Grotte 

"  de  Lourdes,  soit  en  boisson,  soit  en  lotions,  et  si  ces  guérisons  peuvent 

"  s'expliquer  naturellement,  ou  si  elles  doivent  être  attribuées  à  une  cause 

"  surnaturelle  ; 

"  2o.  Si  les  Visions  que  prétend  avoir  eues,  dans  la  Grotte,  l'enfant 

"  Bernadette  Soubirous  ^>ont  réelles,  et,  dans  ce  cas,  si  elles  peuvent  s'ex- 

*'  plif^uer  naturellement,  ou  si  elles  revêtent  un  caractère  surnaturel   et 

"  divin  ;  '  . 

3o.  Si  l'objet  apparu  a  fait  des  demandes,  manifesté  des  intentions  à 
cette  enfant.     Si  celle-ci  a  été  chargée  de  les  communiquer,  à  qui  ?  et 

"  quelles  seraient  les  demandes  ou  intentions  manifestées  ? 

"  4o.  Si  la  Fontaine  qui  coule  aujourd'hui  dans  la  Grotte  existait  avant 

"  la  Vision  que  Bernadette  Soubirous  prétend  avoir  eue. 

"  A\'    -..  La  Com.mission  ne  nous  présentera  que  des  faits  établis  sur 

'*  des  f-rc  aves  solides  ;  elle  nous  adressera  sur  ces  faits  des  rapports  cir- 

•'  constanciés  contenant  son  avis. 
"  Art.  3.  MM.  les  doyens  du  diocèse  seront  les  principaux  corre8p(>n_ 

"  dants  de  la  Commission  ;  ils  sont  priés  <le  lui  signaler  : 

"  lo.  Les  faits  qui  se  seront  produits  dans  leurs  doyennés  respectifs  : 
"  2o.  Les  personnes  qui  pourraient  rendre   témoignage  sur  l'existence 

'*  de  ces  faits  ; 
"  3o.  Celles  qui,  par  leur  science,  pourraient  éclairer  la  Commission  ; 
"  4o.  Les  médecins  qui  auraient  soigné  les  malades  avant  leur   guéri- 

"  son. 

"  Art.  4.  Après  renseignements  pris,  la  Commission  pourra  faire  pro- 
céder à  des  enquêtes.    Les  témoignages  seront  reçus  sous  la  foi  du  ser- 


ti 


(( 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  159' 

**  ment.     Lorsque  les  enquêtes  se  feront  sur  les  lieux,  deux  membres,  au 
*'  moins,  de  la  Commission,  s'y  transporteront. 

'*  Art.  5.  Nous  recommandons  avec  instance  à  la  Commission  d'appe. 
*'  1er  souvent  dans  son  sein  des  hommes  versés  dans  les  sciences  de  la 
"  médecine,  de  la  physique,  de  la  chimie,  de  la  géologie,  etc.,  afin  de  les 
"  entendre  discuter  les  difficultés  qui  pourraient  être  de  leur  ressort  à 
"  certains  points  de  vue,  et  de  connaître  leur  avis.  La  Commission  ne 
"  doit  rien  négliger  pour  s'entourer  de  lumières  et  arriver  à  la  vérité, 
''  quelle  qu'elle  soit. 

*'  Art.  6.  La  Commission  se  compose  des  neuf  membres  du  Chapitre 
'*  de  notre  cathédrale,  des  Supérieurs  de  nos  grand  et  petit  Séminaires, 
*'  du  Supérieur  des  Missionnaires  du  diocèse,  du  Curé  de  Lourdes  et  des 
"  Professeurs  de  dogme,  de  morale  et  de  physi([ue  de  notre  Séminaire. 
"  Le  Professeur  de  chimie  de  notre  petit  séminaire  sera  souvent  entendu. 
"  Art.  7.  M.  Nogaro,  chanoine-archiprètre,  est  nommé  président  de  la 
"  Commission.  MM.  les  chanoines  Tabariés  et  Soulé  sont  nommé  vice-pré- 
"  sidents.  La  Commission  nommera  un  secrétaire  et  deux  vice-secrétaires 
"  pris  dans  son  sein. 

"  Art.  8.  La  Commission  commencera  ses  travaux  immédiatement,  et 
'''  se  réunira  aussi  souvent  qu'elle  le  jugera  nécessaire. 

**  Donné  à  Tarbes,  dans  notre  Palais  épiscopal,  sous  notre  seing,  notre 
"  sceau  et  le  contre-seing  de  notre  secrétaire,  le  28  juillet  1858. 

»  t  BERTEAND-Sre,  Eveql-e  de  Tarées. 
"  Par  mandement,  Fourcade,  Chanoine-Secrétaire. 

Monseigneur  venait  à  peine  de  rendre  cette  Ordonnance  qu'une  lettre 
de  M.  Rouland,  ministre  des  Cultes,  arriva  à  l'Evêché.  Son  Excellence 
conjurait  Sa  Grandeur  d'intervenir  et  d'arrêter  le  mouvement. 

Pour  bien  comprendre  les  termes  de  cette  lettre,  il  faut  que  nous 
retournions  uu  peu  en  arrière. 

Que  la  Police  ou  l'Administration  eussent  fomenté  les  faux  visionnaires, 
ou  qu'elles  fussent  les  innocentes  victimes  du  soupçon  universel,  c'est  ce 
qu'il  est  impossible  de  savoir  d'une  façon  exempte  de  doute. 

Donc,  quelle  que  fût  la  cause  ou  la  main  inconnue  qui  eût  poussé  deux 
ou  trois  gamins  de  la  rue  à  faire  les  visionnaires,  M.  Jacomet,  M.  Massy 
et  leurs  amis  s'étaient  empressés  de  grossir  à  tous  les  yeux  et  d'exploiter 
bruyamment  ces  enfantillages.  Ils  s'efforcèrent  d'appeler  de  ce  eOté 
l'attention  des  multitudes  et  de  la  détourner  des  graves  événements,  tels 
que  les  divines  extases  de  Bernadette,  le  jaillissement  de  la  Source,  la 
guérison  des  malades,  qui  avaient  captivé  la  foi  populaire.  Quand  la 
bataille  est  perdue  sur  un  point,  les  grands  stratégistes  essayent,  par  quel- 
que démonstration  simulée,  d'attirer  l'ennemi  sur  un  terrain  plein  d'em- 
bûches et  miné  à  l'avance.     C'est  ce  qu'on  appelle  "  opérer  une  diver- 


sion." 


160  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

La  brusque  disparition  des  fausses  visions  et  des  faux  visionnaires  devant 
l'attention  en  éveil  et  les  clairvoyantes  menaces  de  l'abbé  Peyramale 
déjoua,  dès  les  premiers  jours,  les  espérances  conçues  par  les  profonds 
tacticiens  de  la  Libre-Pensée. 

Le  bon  sens  public  demeura  ferme  sur  le  vrai  terrain  de  la  question  et 
ne  se  laissa  pas  tromper.  Il  n'en  fut  pas  de  même  de  la  haute  raison  de 
M.  le  ministre  Rouland.  Voici  comment  il  advint  que  ce  ferme  esprit  fut 
lî^aré. 

Tentant  contre  la  triomphante  et  irrésistible  force  des  choses  un  effort 
désespéré,  employant  les  dernières  ressources  de  leur  génie  à  faire  sortir 
H  tout  prix  de  ces  minimes  incidents  une  suprême  chance  de  résister  enfin 
il  la  déroute  et  de  reprendre  l'offensive,  MM.  Jacomet  et  Massy  avaient 
adressé  au  Ministre  des  Cultes  le  plus  hyperboli<iue  et  le  plus  fantastique 
tableau  de  ces  scènes  enfantines. 

Ur,  par  une  illusion  assez  peu  concevable  de  la  part  d'un  homme  d'Etat, 
ayant  passé  par  la  prati(|ue  contemporaine,  M.  lîouland  avait  une  con- 
fiance aveugle  dans  les  rapports  otHoiels.  La  foi  ne  se  perd  pas,  quoi 
qu'on  en  dise,  mais  elle  se  déplace.  M.  R^niland  n'avait  pas  foi  en  Notre- 
Dame  de  Lourdes,  s'affirmant  par  des  guérisons  et  par  des  miracles,  mais 
il  avait  foi  en  M.  Massy  etenM.  Jacomet.  Ces  deux  Messieurs  lui  firent  donc 
accroire  qu'à  lombre  des  Roches  Massabielle  les  enfants  en  étaient  venus 
H  remplir  l'oifice  de  prêtres,  que  le  peuple,  représenté  ])ar  des  créatures  de 
mauvaise  vie,  les  couronnait  de  lauriers  ou  de  fleurs,  etc.,  etc.  Ils  ne  lui 
dissimulèrent  pas  l'impuissance  des  mesures  violentes  contre  le  soulèvement 
des  es|.rits.  D'après  eux,  la  force  matérielle  était  vaincue  et  l'Autorité 
civile  aux  abois.  L'Autorité  religieuse  seule  pouvait  sauver  la  situation 
par  un  acte  énergique  contre  les  croyances  populaires. Eperdus  et  peu  au 
cour.iiic  de  ce  que  c'est  que  la  dignité  d'un  Evoque  chrétien,  ils  osèrent 
s'imaginer  (qu'une  pression,  venue  des  hauteurs  du  Pouvoir,  pourrait  déter- 
miner Mgr  Laurence  à  condamner  les  événements  et  à  agir  suivant  leurs 
vues.  Aussi  indiquèrent-ils  au  31inistre,  comme  la  solution  de  toutes  les 
difficultés,  une  intervention  directe  auprès  du  Prélat. 

Le  jiinistre,  quoii^u'il  eût  été  jadis  Procureur-général,  ne  songea  pas  à 
?e  deuiander  comment,  si  les  rapports  (|u*il  recevait  étaient  exacts,  le 
Parquet  n'avait  pas  poursuivi,  devant  les  tribunaux,  les  profanations 
qu'on  lui  signalait.  L'abstention  si  étrange  de  la  Magistrature,  en  pré- 
sence de  ces  prétendus  désordres,  n'éveilla  en  rien  sa  défiance. 

Acceptant  donc  avec  une  candeur  plus  que  ministérielle  les  romans  de 
la  Police  et  du  Préfet,  ets'imaginant  y  voir  clair  :  se  croyant  très-théolo- 
gien et  un  peu  plus  qu'Archevê(|ue,  parce  qu'il  était  Ministre  des  Cultes, 
M.  R-'uiand,  du  foud  de  son  cabinet,  jugea  péremptoirement  la  situation 
et  écrivit  à  Mgr.  Laurence  une  lettre,  dîgue  en  tout  point  de  celle  qu'il 
avait,  dès  l'origine,  adressée  au  Préfet  et  que  nous  avons  citée  plus  haut. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  161 

Elle  était  tout  irapri^gnée  de  la  même  pieté  officielle.  En  la  relisant 
aujourd'hui,  à  la  lumière  de  l'histoire  vraie,  on  ne  peut  s'empêcher  de 
sourire  tristement  de  la  façon,  parfois  si  monstrueusement  grossière,  dont 
les  Gouvernants  sont  quehiuefois  trompés,  nous  dirions  presque  moqués 
impudemment  et  bernés  par  les  agents  inférieurs  de  leur  administration. 
Ce  n'est  point  en  effet  sans  une  mélancolique  ironie  de  l'esprit  que  l'on 
voit  la  lettre  suivante,  écrite  par  ce  même  Ministre,  qui  devait,  dans  un 
temps  plus  ou  moins  prochain,  signer  l'autorisation  d'élever  une  grande 
église  sur  les  Roches  Massabielle,  en  mémoire  éternelle  des  Apparitions  de 
la  Très- Sainte  Vierge  Marie. 

"  Monseigneur,  disait  M.  Rouland,  les  nouveaux  renseignements  que  je 
''  reçois  sur  l'affaire  de  Lourdes  me  paraissent  de  nature  à  attrister  pro- 
"  fondement  tous  les  hommes  sincèrement  religieux.  Ces  bénédictions 
*'  de  chapelet  par  des  enfants,  ces  manifestations  dans  lesquelles  on 
*'  remarque,  aux  premiers  rangs,  des  femmes  aux  mœurs  équivoques,  ces 
"•  couronnements  de  visionnaires,  ces  cérémonies  grotesques,  véritable 
"  parodie  des  cérémonies  religieuses,  ne  manqueraient  pas  de  donner  libre 
•' carrière  aux  attaques  des  journaux  protestants  et  de  (iuel([ues  autres 
''  feuilles,  si  l'Autorité  centrale  n'intervenait  pour  modérer  l'ardeur  de  leur 
"  polémique.  Ces  scènes  scandaleuses  n'en  déconsidèrent  pas  moins  la 
**  Religion,  aux  yeux  des  populations,  et  je  crois  de  mon  devoir,  Monsei- 
*'  gneur,  d'appeler  de  nouveau,  sur  ces  faits,  votre  plus  sérieuse  atten- 
*'  tion. . 

"  Ces  manifestations  regrettables  me  semblent  aussi  de  nature  à  faire 
•'  sortir  le  Clergé  de  la  réserve  dans  laquelle  il  s'est  maintenu  jusqu'à  pré- 
"  sent.  Je  ne  puis,  du  reste,  sur  ce  point,  que  faire  un  pressant  appel  à 
"  toute  la  prudence  et  à  toute  la  fermeté  de  Votre  Grandeur,  en  lui 
*'  demandant  si  Elle  ne  jugera  j.as  à  propos  de  repousser  puhU(iuei^entde 
''  semhlahles  profanations. 

"  Agréez,  etc. 

*'  Le  3Iinistre  de  V Instruction  pulUque  et  des   Cultes. 

"  ROULAXD." 

Cette  missive  parvint'à  Mgr.  Laurence  précisément  au  moment  où  il 
venait  de  rendre  l'Ordonnance  que  le  lecteur  connaît,  et  de  constituer  une 
Commission  d'enquête  sur  les  événements  extraordinaires  que  la  main 
toute-puissante  de  Dieu  avait  suscités.  ♦ 

Bien  qu'il  dût  être  singulièrement  étonné  et  indigné  devant  les  contes 
fantastiques  que  le  bon  Ministre  donnait  gravement  comme  la  vérité  môme, 
TEvéque  sut  répondre  avec  mesure  à  la  lettre  de  son  Excellence.  Sans 
se  prononcer  encore  sur  le^fond  même  des  choses,  dont  il  ne  voulait,  en  sa 
prudence,  prématurer']en  rien  la  solution,  il  rétablit  l'exactitude  des  faits 
si  honteusement  travestis.  Il  exposa  avec  une  grande  netteté  de  fran- 
chise la  ligne  de  conduite  qu'il  avait  suivie  et  fait  suivre  au  clergé,  jus- 


162  NOTRE-DAME   DE    LOURDES. 

qu'à  ce  que  le  flot  montant  des  événements  l'eût  enfin  obligé  d'intervenir 
et  de  nommer  une  Commission  d'^^nquete.  Au  ministre  qui,  sans  rien  con- 
naître et  sans  rien  étudier,  lui  disait:  ''  Condamnez,"  il  répondait:  "J'ex- 
amine." 

"  Monsieur  le  Ministre,  écrivait  le  Prélat,  grand  a  été  mon  étonne- 
"  ment  en  lisant  votre  dépêche.  Je  suis,  moi  aussi,  renseigné  sur  ce  qui 
''  se  passe  à  Lourdes,  et,  comme  Evêque,  hautement  intéressé  à  réprouver 
"  tout  ce  qui  est  de  nature  à  attrister  la  Religion  et  les  fidèles.  Or,  je 
"  peux  vous  affirmer  que  les  scènes  dont  vous  m'entretenez  n'ont  pas 
"  existé  telles  qu'elles  vous  ont  été  signalées,  et  que,  s'il  y  a  eu  quelques 
"  faits  regrettables,  ils  ont  été  passagers  et  qu'il  n'en  reste  plus  de 
"  traces. 

"  Les  faits  auxquels  Votre  Excellence  fait  allusion,  se  seraient  passés 
"  depuis  la  fermeture  de  la  Grotte  et  la  première  semaine  de  juillet. — Deux 
"  ou  trois  enfants  de  Lourdes  se  mirent  à  faire  les  visionnaires  et  à  débiter 
"  des  extravagances  dans  les  rues.  La  Grotte  étant  alors  fermée,  comme 
"  je  l'ai  dit,  ils  trouvaient  moyen  de  s'y  introduire  et  offrir  leurs  services 
"  aux  visiteurs  arrêtés  à  la  barrière,  pour  faire  toucher  les  chapelets  dans 
*'  l'intérieur  de  la  Grotte  et  recevoir  leurs  offrandes  pour  se  les  approprier. 
*'  L'un  d'eux,  qui  se  faisait  le  plus  remarquer  par  ses  excentricités,  par- 
"  fois  peu  séantes,  était  attaché  à  l'église  de  Lourdes,  comme  enfant  de 
"  chœui'.  M.  le  Curé  l'a  vivement  réprimandé,  chassé  du  catéchisme  et 
'*  exclu  du  service  de  l'Eglise.  Ce  désordre  n'a  été  que  passager,  le 
"  public  n'a  vu  là  que  des  espiègleries  d'enfant,  que  quelques  menaces  ont 
"  fait  bientôt  cesser.  (1.)  Tels  sont  les  faits  que  des  personnes  trop 
"  zélées  ont  travesti  dans  leurs  rapports  en  scènes  permanentes. 

"  Je  serais  bien  aise,  monsieur  le  Ministre,  que  vous  prissiez  des  ren- 
*'  seignements  sur  ce  qui  se  passe  à  Lourdes  auprès  des  personnes  hono- 
*'  râbles  qui  se  sont  arrêtées  dans  cette  ville,  pour  voir  les  lieux  par  elles- 
"  mêmes,  entendre  les  habitants  et  l'enfant  (pii  aurait  eu  la  Vision,  telles 
**  que  NNgrs.  les  Evèques  de  Montpellier  et  de  Soissons,  Mgr.  l'Arche- 
"  vèque  d'Auch,  M.  Vènc,  inspecteur  des  eaux  tlicrmales,  Mme  Tamirale 
"  Bruat,  M.  L.  Veuillot,  etc.,  etc. 

"  Le  Clergé,  monsieur  le  Ministre,  ne  s'est  pas  maintenu  jusqu'à  pré- 
"  sent  dans  une  réserve  complète,  à  l'occasion  des  faits  de  la  Grotte.  Le 
"  Clergé  de  la  ville  a  été  admirable  de  prudence,  n'allant  jamais  à  la 

(1).  Chiicnn  conipicn<lra  par  quelle  raison  (le  liante  réserve.  Sa  Grandeur  ne  men- 
tionna poinc  ici  les  soupçons  que  tout  le  monde  omettait  à  Lourdes,  à  Cauttrets,  à  Barè- 
ge?,  à  Terlies,  partout  eu  un  mot,  sur  ract'on  occulie  de  l'Administration  et  delà  P(dice 
dans  ces  scènes  de  faux  visionnaires.  Il  était  en  effet  difficile  au  Prélat  de  dire  au  Minis- 
tre ;  "  Ces  prétendus  scandales  dont  vous  vous  jdaignez  et  que  vous  grossissez  outre 
mesure  au  point  de  tout  dénaturer,  et  de  faire  du  roman  pur,  c'est  vous-même,  dans  la 
personn'^  de  vos  agents,  qui  les  auriez  suscités  secrètement  si  l'on  en  croyait  l'uninimité 
du  bruit  public." 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  163 

"  Grotte,  pour  ne  pas  accréditer  le  pèlerinage,  favorisant  au  contraire  les 
"  mesures  prises  par  l'Autorité.  Toutefois,  il  vous  a  été  signalé  comme 
"  favorisant  la  Supersticion.  Je  n'accuse  point  le  premier  magistrat  du 
"  Départeraeut,  dont  les  intentions  ont  toujours  été  droites  ;  mais  il  a  eu 
"  dans  cette  affliire  une  confiance  exclusive  en  ses  subordonnés.  . . 

''  Par  ma  lettre  en  réponse  à  M.  le  Préfet,  à  la  date  du  11  avril  der- 
"  nier,  lettre  qui  a  été  mise  sous  vos  yeux,  j'offrais  mon  loyal  concours  à 
"  ce  magistrat,  pour  mener  cette  affaire  à  bonne  fin.  Mais  je  n'ai  pu, 
"  comme  on  le  désirait,  flétrir,  du  haut  de  la  chaire  chrétienne,  sans  exa- 
"  men,  sans  enquête,  sans  raison  avouée,  les  personnes  qui  allaient  prier  à 
"  la  Grotte,  ni  leur  en  défendre  l'accès,  alors  surtout  qu'aucun  désordre 
*'  n'était  signalé,  bien  qu'à  certains  jours  les  visiteurs  se  comptassent  par 
'*  milliers.  Outre  que  l'Eglise  motive  toujours  les  défenses  qu'elle  porte, 
"  et  que  je  n'étais  pas  suffisamment  renseigné,  j'avais  aussi  la  certitude 
"  que,  dans  ce  moment  d'exaltation  des  esprits,  ma  parole  n'aurait  pas  été 
"  écoutée. 

"  M.  le  Préfet,  étant  en  conseil  de  révision  a  Lourdes,  le  4  mai,  fit 
'  enlever  par  le  Commissaire  de  Police  de  Lourdes,  les  objets  et  emblèmes 
"  religieux  qui  étaient  dans  la  Grotte,  et  dans  une  allocution  qu'il  adressa 
"  aux  Maires  du  canton,  il  dit  qu'il  avait  pris  cette  mesure  d'accord  avec 
"  l'Evcque  diocésain,  assertion  qui  a  été  répétée,  queL^ues  jours  plus  tard 
''  par  le  journal  de  la  Préfecture.  Je  fus  informé  de  cette  mesure  par  les 
"  journaux  et  par  M.  le  Curé  de  Lourdes.  Je  me  hâtai  d'écrire  à  ce  der- 
*'  nier,  pour  faire  respecter  les  ordres  de  M.  le  Préfet  ;  je  ne  me  suis 
".  plaint  ni  alors,  ni  depuis,  de  ce  que  je  paraissais  être  de  moitié  dans 
''  une  mesure  que  j'ignorais.  Bien  que  de  nombreuses  lettres  m'aient  été 
"  adressées  pour  m'engager  à  réclamer,  je  me  suis  abstenu,  je  n'ai  pas 
"  voulu  ajouter  aux  embarras  de  la  situation. 

"  Les  objets  religieux  enlevés  de  la  Grotte,  nous  pouvions  espérer  qu^ 
"  les  visites  diminueraient  peu  à  peu,  et  que  ce  pèlerinage,  si  inopinément 
"  improvisé,  prendrait  fin.  Il  n'en  a  pas  été  ainsi.  Le  public  prétendit,  à 
"  tort  ou  à  raison,  que  l'eau  qui  coule  dans  la  Grotte  opérait  des  cures 
"  merveilleuses  :  on  s'y  rendait  en  foule  des  départements  voisins. 
''^'  "  Le  8  juin,  M.  le  maire  de  Lourdes  prit  un  arrêté  pour  défendre  l'ac- 
"  ces  de  la  Grotte.  Les  considérants  sont  pris  dans  l'intérêt  de  la  Religion 
'*  et  de  la  santé  publique.  Bien  que  la  Religion  eût  été  mise  en  avant  et 
"  que  l'Evéque  n'ait  pas  été  consulté,  ce  dernier  n'a  formulé  aucune  récla- 
"  mation  :  il  a  gardé  le  silence  pour  les  raisons  ci-dessus  exposées. 

"  Vous  voyez,  monsieur  le  Ministre,  par  ces  quelques  détails,  que  la 
"  réserve  du  Clergé  n'a  pas  été  complète  dans  cette  circonstance.  Elle 
"  n'a  été,  selon  moi,  que  prudente.  Quand  je  l'ai  pu,  j'ai  prêté  mon 
"  concours  aux  mesures  prises  par  l'Autorité  civilfi  et  i\  elles  n'ont 
'•  pas  toujours  réussi,  ce  n'est  pas  à  FEvêque  qu'il  taut  s'en  prendre. 


164  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

"  Aujourd'hui,  cédanfc  aux  réclamations  qui  me  sont  adressées  de  toutes 
"  parts,  j'ai  cru  que  le  moment  était  venu  de  m'occuper  utilement  de  cette 
"  affaire.  J'ai  nommé  une  Commission,  à  l'effet  de  rechercher  et  de  ras- 
"  sembler  les  éléments  nécessaires  pour  prendre  décision,  en  ce  qui  me 
"  concerne,  sur  une  question  qui  remue  le  pays  et  qui,  d'après  les  rensei- 
**  gnemeûts  qui  m'arrivent,  semble  intéresser  la  France  entière.  J'ai  la 
"  confiance  que  les  Fidèleslareccvront  avec  soumission,  parce  qu'ils  savent 
"  que  je  n'aurai  rien  néglii^é  pour  arriver  à  la  vérité.  Cette  Commission 
'•  fonctionne  depuis  quelques  jours  ;je  me  détermine  à  rendre  mon  Ordon- 
t'  nance  pubU  juc  par  la  voie  de  l'impression,  dans  l'espoir  qu'elle  contri- 
"  buera  à  calmer  les  esprits,  en  attendant  que  .la  décision  soit  connue. 
i'  J'aurai  Fhonneur  d'en  adresser,  sous  peu  de  jours,  un  exemplaire  à 
"  Votre  Excellence. 

"  Je  suis,  etc.  B.  S.,  évê  jiv  de  Taries.''^ 

Telle  fut  la  lettre  de  Mgr.  Laurence  à  M.  Rouland.  Elle  était  claire, 
elle  était  concluante  ;  il  n'y  avait  rien  à  y  répondre.  Le  Ministre  des 
Cultes  ne  répliqua  point.  Il  rentra  dans  le  silence  :  cela  était  sage.  Peut- 
être  eût-il  été  plus  sage  encore  de  ne  pas  en  sortir. 

Au  moment  où  Mgr.  Laurence  venait,  au  nom  de  la  Religion,  d'ordon- 
ner l'examen  de  ces  faits  étranges,  que  l'autorité  civile  avait  condamnés, 
persécutés  et  voulu  étouffer  à  priori,  sans  daigner  même  les  étudier  et  les 
discuter  ;  le  jour  même  où  partait  pour  le  ministère  des  Cultes  la  lettre 
du  Prélat,  M.  Filliol,  l'illustre  professeur  de  chimie  de  la  Faculté  de 
Toulouse,  rendait  sur  l'eau  <'j  hi  Grotte  de  Lourdes  le  verdict  définitif  de 
la  Science.  Le  conscienc*  ix  et  i,:cs-complet  travail  du  grand  chimiste 
réduisait  à  néant  l'analyse  ot^cielle  de  M.  Latour  de  Trie,  ce  savant  de  la 
Préfecture  dont  M.  le  baion  Massy  avait  fait  tant  de  bruit. 

'  Je  soussigné,  disait  M.  Filhol,  je  soussigné,   Professeur  de  Chimie  à 

la  Faculté  des  Sciences  de  Toulouse,  Professeur  de  Pharmacie  et  de 

"  Toxicologie    à   l'Ecole    de    Médecine    de  la  même  ville,  Chevalier  de 
''  la  Légion  d'Honneur,  certifie   avoir  analysé   une  eau  provenant  d'une 

"••  Source  qui  a  jailli  aux  environs  de  Lourdes 

"  Il  résulte  de  cette  Analyse  que  l'eau  de  la  Grotte  de  Lourdres  a  une 
'•  composition  telle  qu'on  peut  la  considérer  comme  une  eau  potable,  ano- 
"  logue  à  la  plupart  de  celles  que  l'on  rencontre  sur  les  montagnes  dont 
*   le  sol  est  riche  en  calcaire. . 

'*  Les  effets  extraordinaires  qu^on  assure  avoir  oltenus  à  la  suite  de 
*'  remploie  de  cette  Eau,  ne  peuvent  pas,  au  jiiointi  dans  Vétat  aetuel  de  la 
*•  science,  être  e.rpliqurs  par  la  nature  des  sels  dont  VAnali/se  y  décède 
"  ï existence.  (1.) 


(1.)  Lettre  de  M.  Filhol  au  Maire  ue  Lourdes,  en  envoyant  son  Analyse  eu  d    ^  du  7 
Août. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  Ig5 

"  Cette  Eau  ne  renferme  aucune  suhtance  active  capable  de  lui  donuerdes 
"  propriétés  thérapeutiques  marquées.  Elle  peut  être  bue  sans  inconvé- 
''  nient,  ri.) 

"  Toulouse,  ce  7  août  1858.         Signé  :  Filhol." 

Ainsi  s'dcoulait  devant  l'examen  du  célèbre  chimiste  tout  l'échafaudaf^e 
pseudo-scientifinue,  sur  lequel  les  Libres-Penseurs,  les  doctes  et  le  Préfet 

(l.)  Nous  donnons  en  noie  le  détail  complet  de  l'Analyse  contenue  dans  le  rapport  de 
M.  Filhol. 
"Je  certifie,  continuait  l'éminent  cbimiste,  avoir  obtenu  les  résultats  suivants  : 

PROPRIETES    PHYSIQUES    ET    ORGANOLEPTIQTES    DE    CETTE    EAU. 

Cette  9au  est  limpide,  incolore,  inodore  :  elle  n'a  pas  de  saveur  prononcée.  Sa  den- 
sité est  à  peine  supérieure  à  celle  de  l'eau  distillée. 

PROPRIETES    CHIMIQUES. 

L'eau  de  la  Grotte  de  Lourdes  se  comporte  comme  il  suit  avec  les  réactifs  : 

Tei  dure  de  tournesol  rnugie. — Est  ramenée  au  bleu. 

Eau  de  chaux. — Le  mélange  devient  laiteux  ;  un  excès  d'eau  de  la  Grotte  redissout  le 
précipité  qîii  s'était  formé  tout  d'abord. 

Eau  de  Savon. — Est  fortement  troublée. 

Chlorure  de  barium. —  Pas  d'action  apparente. 

Azotate  d'argent. — Très-léger  précipité  blanc  qui  se  dissout  en  partie  dans  l'acide  azo- 
tique. 

Oxalate  d'ammoniaque. — Précipité  blanc. 

Ammoniaque. — Pas  d'action  sensible. 

Soumise  à  l'action  de  la  chaleur  dans  un  ballon  communiquant  avec  un  appareil 
propre  a  recueillir  les  gaz,  celte  eau  a  laissé  dégager  un  giz,  que  la  potasse  absorbait  en 
partie.  La  portion  de  gaz  que  la  polisse  avait  refusé  de  dissoudre  a  éle  en  partie 
absorbée  par  le  phosphore  ;  eulin  il  est  resté  un  résidu  gazeux,  jouissant  de  toutes  les 
propriétt's  de  l'azoïe. 

En  même  temps  qu'elle  laissait  dégager  les  gaz  dont  il  vient  d'être  question,  cette 
eau  s'est  légèrement  troublée,  et  a  abandonné  un  d'pût  d'un  blanc  légèrement  rou- 
geâtre.  Traité  par  l'acide  chlorhydrique,  ce  dépôt  s'est  dissous  en  produisant  une  vive 
effervescence.  J'ai  saturé  la  solution  acide  par  un  excès  d'ammoniaque  :  ce  réac'if  a 
déterminé'  la  précipitation  de  quelques  flocons  léger-,  de  couleur  rougoâtre,  que  j'ai  isolés 
avec  soin.  Cea  flocons  ayant  été  lavés  à  l'eau  distilloe,  je  les  ai  traités  [>ar  de  la  potasse 
caustique;  ce  réactif  ne  leur  a  rien  enlevé.  Jai  lavf  de  nouveau  ces  flocons,  et  je  les 
ai  dissous  dans  l'acide  chlorhydrique  ;  puis  j'ai  étendu  d'eau  la  solution,  et  je  l'ai  sou- 
mise à  l'action  de  qielques  réactifs,  dont  je  vais  indiquer  les  efl'ets  : 

Cyanure  jaune  de  polaxsinm  et  de  fer. — Précipité  bleu. 

Ainmoni'ique. — PrécipiU'  brun  rougeâtre. 

Tannin. — Précipit''   noir. 

Sulfocyanure  de  potassiuj  . — Couleur  rouge  de  sang. 

La  liqueur  séparée  du  précipité  floconneux,  dont  je  viens  de  rapporter  l'analyse,  a 
fourni  avec  l'oxalate  d'ammoniaque  un  abondant  précipité  blanc. 

Ayant  si'pap'  ce  précipité  jiar  le  filtre,  j'ai  j^té  dans  le  liquide  cUir  du  pliosphate 
d'auiinoniaque  :  ce  réactif"  déterminé  la  formation  d'un  nouveau  précip  te  blanc. 

J'ai  fait  évaporer  à  siccité  cinq  litres  d'eau  :  j'ai  traité  le  résidu  sec  par  une  tr's-petite 
quantité  den-i  distillée  pour  dissoudre  les  sels  sulubles.  La  solution  ainsi  obtenue  rame- 
nait forteut     '  ''u  bleu  la  teinture  de  tournesol  rougie. 

J'ai  de  i.  .uveau  fait  évaporer  à  siccité  la  solution  ainsi  obtenue,  et  j'ai  versé  sur  le 
résidu  de  l'alcool  que  j'ai  enflammé.     La  flamme  de  l'alcool  a  présenté  une  teinte  jaune 


166  NOTRE-DAME   DE   LOURDES, 

avaient  péniblement  construit  leur  théorie  des  guérisons  extraordinaires. 
De  par  la  vraie  Science,  l'eau  de  la  Grotte  n'était  point  minérale,  de  par  la 
vraie  Science,  elle  n'avait  aucune  vertu  curative.  Et  cependant  elle  gué- 
rissait. Il  ne  restait  à  ceux  qui  avaient  audacieusement  mis  en  avant  des 
explications  imaginaires  que  la  confusion  de  leur  tentative,  et  l'impossibi- 
lité de  retirer  désormais  l'aveu  public  qu'ils  avaient  fait  des  guérisons 
accomplies.  Le  mensonge  ou  l'erreur  s'étaient  pris  dans  leurs  propres 
filets. 


livide,  pareille  d  celle  que  produisent  les  sels  de  soude.  J'ai  fait  dissoudre  de  nouveau 
ce  résidu  dans  quelques  gouttes  d'eau  distillée,  et  j'ai  niélé  la  solution  avec  du  chlorure 
de  platine  ;  il  s'est  produit  dans  le  mélan<ie  un  très-léger  précipité  jaune  serin. 

Ayant  ac''!ulé  par  l'acide  chlorhydrique  deux  litres  d'eau  de  la  Grotte  de  Lourdes,  je 
es  ai  fait  évaporer  à  siccité  ;  le  résidu  repris  pur  leau  acidulée  ne  s'est  dissous  qu'en 
partie.     La  partie  insoluble  a  présenté  tous  les  caractèns  de  la  silice 

J'ai  soumis  à  l'év.iporation  dix  litres  de  l'eau  de  la  Grotie  de  Lourdes,  dans  lesquels 
j'avais  fait  dissoudre  auparavant  du  carbonate  de  pola.-se  *rès-pur;  le  résultat  de  l'éva- 
poration  a  été  épuisé  par  de  l'alcuol  bouillant;  la  solution  alcoolique  a  été  évaporée  à 
siccité  et  le  résidi:  chauffé  au  rouge  sombre. 

Le  produit  de  cette  opération  a  été  dissous,  après  son  refroidissement,  dans  quelques 
gouttes  deau  distillée,  et  mêlé  avec  un  peu  de  colle  d'amidan. 

Eu  traitant  ce  mélange  avec  précaution  par  de  leau  chlorée  très-étendue,  j'ai  tu  le 
liquide  prendre  une  teinte  bleue. 

Soumise  à  la  distillation,  l'eau  de  la  Grotte  de  Lourdes  donne  un  produit  distillé  très- 
légèrement  alcalin. 

Il  résulte  des  faits  qui  procèdent  que  l'eau  de  la  Grotte  de  Lourdes  tient  en  dissolution; 

1  °    De  l'oxygène; 

2  ®   De  l'azote  ; 

3  °    De  1  acide  carbonique  ; 

4  ^    Des  carbonates  de  chaux,  de  magnésie  et  une  trace  de  carbonate  de  fer  ; 

5  °    Un  carbonate  ou  un  silicate  alcalin,  des  chlorures  de  potassium  et  de  sodium  ; 
6°    Des  traces  de  sulfites  de  r  .tasse  et  de  soude; 

7®   Des  traces  d'ammoniaque; 
8  o    Des  traces  diode. 

L'analyse  quautitative  de  cette  eau  a  été  faite  par  les  procédés  ordinaires  ;  elle  adon- 
né les  résultats  suivants  : 

EAU,    1    KILOGRAMME. 

Acide  carbonique     -----''       8  centig. 
Oxygène    --- "       5 

Azote "17 

gr.  millig. 
Ammoniaque     -     -    -     -     traces. 

Carbonate  de  chaux   .-.-.'     096 
Carbonate  de  magnésie       -     -     -     0     012 
Carbonate  de  fer    -     -     -     traces. 
Carbonate  de  soude      -     -     -      id. 
Chlorure  de  sodium     -----     9     008 
Chlorure  de  potassium     -     traces. 
Silicate  de  soude  et  traces  de  sili- 
cate de  potasse    -     -     -    -     -     0     018 
Sulfates  de  pota.-se,  de  Soude,  trace?. 
Iode id. 

Total     -     -     -  124 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  167 


LIVRE   HUITIEME. 


La  presse  de  France  et  de  lV>franger. — Polémique. — Le  chef  de  l'Etat. — Jean-Marie  Tam- 
bourné  ;  Marie  Massot-Bordenave  ;  Marie  Capdevielle. — Ambassade  à  Biarritz. — Ordre 
Impérial. — L'arrêté  du  8  Juin  esi  rapporté. 

L'ordonnance  de  i'Evêque  constituant  une  Commission  d'examen,  et 
l'analyse  de  M.  Filliol  enlevaient  à  M.  le  baron  M.ssy,  à  ^I.  Rouland  et 
à  M.  Jacomet  tout  prétexte  de  continuer  la  violence,  tout  prétexte  de 
maintenir  autour  de  la  Grotte  des  prohibitions  rigoureuses,  des  barrières 
et  des  Gardes. 

Pour  justifier  l'interdiction  du  terrain  communal,,  on  avait  dit  :  "  Consi- 
dérant qu'il  importe,  dans  V intérêt  de  la  lieUgion,  de  mettre  un  terme 
"  aux  scènes  regrettables  qui  se  passent  à  la  Grotte  de  Massabielle . .  . .  " 
Or,  en  déclarant  les  choses  assez  graves  pour  intervenir,  et  en  prenant  en 
main  l'examen  de  tout  ce  qui  importait  "  à  l'intérêt  de  la  Religion,'' 
l'Eveque  désarmait  le  pouvoir  civil  de  ce  motif  si  hautement  invoqué. 

Pour  justifier  l'interdiction  daller  boire  à  la  Source  jaillie  sous  les 
mains  de  Bernadette  en  extase,  on  avait  dit  :  "  Considérant  que  le  devoir 
*'  du  Maire  est  de  veiller  à  la  santé  publique  ;  considérant  qu  il  y  a  de 
"  sérieuses  raisons  de  penser  que  cette  eau  contient  des  principes  miné- 
"  raux,  et  qu'il  est  prudent,  avant  d'en  permettre  l'usage,  d'c'iendre 
*'  qu'une  analyse  scientifique  fasse  connaître  les  applications  qui  en  pour- 
*'  raient  être  faites  par  la  médecine . .  "  Or,  en  déclarant  que  l'eau  n'avait 
aucun  principe  mméral,  et  en  établissant  qu'elle  pouvait  être  bue  sans 
inconvénient,  M.  Filhol  anéantissait,  au  nom  de  la  Science  et  de  la  méde- 
cine, cette  prétendue  raison  de  "  la  santé  publique." 

Donc,  s'il  avait  allégué  ces  motifs  comme  des  raisons  loyales,  et  non 
comme  de  spécieux  prétextes  ;  s'il  avait  agi  "  dans  lintérêt  de  la  Reli- 
gion et  de  la  santé  publique,"  et  non  sous  l'empire  des  passions  mauvaises 
et  de  l'intolérance  ;  si,  en  un  mot,  il  avait  été  sincère  et  non  hypocrite,  le 
pouvoir  civil  n'avait  qu'à  lever  toutes  ses  défenses,  toute-  ses  prohibidons, 
toutes  ses  barrières  :  il  n'avait  qu'à  laisser  les  peuples  absolument  libres  de 
boire  à  cette  Source,  dont  la  parfaite  innocuité  était  proclamée  par  1» 
Science  ;  il  n'avait  qu'à  reconnaître  leur  droit  d'aller  s'agenouiller  au  pied 
de  ces  Roches  mystérieuses,  où  désormais  l'Eglise  veillait. 

Il  n'en  fut  pas  ainsi. 

A  cette  solution,  si  clairement  indiquée  par  la  logique  et  par  la  con- 
science, il  y  avait  un  obstacle  puissant  :  l'Orgueil.  L'Orgueil  ne  se  sou- 
met jamais.  Il  aime  mieux  se  camper  audacieusement  dans  l'illogique, 
que  de  s'incliner  devant  l'autorité  de  la  raison.  Furieux,  hors  de  lui-même, 
absurde,  il  se  dresse  convie  l't^vidence.  Il  dit  :  *'  Non  serviam,^^  comme 
le  Satan  de  l'Ecriture.  Il  résilie,  il  refuse  de  plier,  il  se  roidit,— jusqu'à 
ce  que  tout  à  coup  la  force  survienne  et  le  brise  violemment,  non  sans 
dédain. 


16S  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

Il  restait  aux  ennemis  officiels  et  officieux  de  la  superstition  une  dernière 
arme  à  employer,  une  suprême  lutte  à  essayer.  Si  la  bataille  semblait 
définitivement  perdue  dans  les  Pyrénées,  peut-être  pouvait-on  reconquérir 
la  position  à  Paris,  et  s'emparer,  en  France  et  en  Europe,  de  l'opinion 
publique,  avant  que  le  peuple  cosmopolite  des  touristes  et  des  baigneurs, 
en  retournant  dans  ses  foyers,  eût  répandu  partout  ses  impressions 
fâcheuses  et  ses  sévères  jugements.  On  le  tenta.  Une  campagne  formi- 
dable fut  organisée  par  la  presse  irréligieuse  de  Paris,  de  la  province  et  de 
l'étranger,  contre  les  événements  de  Lourdes  et  l'ordonnance  de  l'Evèque 
Pendant  que  les  généraux  de  la  Libre-Pensée  livraient  sur  ce  vaste 
terrain  le  combat  décisif,  le  Préfet  des  Ilautes-Pyrenées,  comme  Kellcr- 
mann  à  Valmy,  eut  pour  consigne  de  maintenir,  quoi  qu'il  advînt,  sa  ligne 
d'opération,  de  ne  pas  reculer  d'une  semelle  et  de  ne  capituler  à  aucun 
prix  devant  l'ennemi.  On  connaissait  l'intrépidité  du  baron  Massy  et  on 
n'ignorait  point  que  ni  les  arguments,  ni  la  raison,  ni  les  considérations 
morales,  ni  le  spectacle  des  miracles  les  plus  éclatants  ne  triompheraient 
de  sa  fermeté  invincible-  Il  tiendrait  bon  sur  son  terrain  effondré.  L'ab- 
surde était  bien  défendu. 

Le  Journal  des  Dcbaf^,  le  Siècle^  la  Presse,  V Lidcpendance  helye  et 
plusieurs  feuilles  étrangères  donnèrent  à  la  fois  et  attaquèrent  avec  vio- 
lence. Les  plus  petits  journaux  des  plus  petits  pays  tinrent  à  honneur  de 
figurer  dans  cette  levée  de  boucliers  contre  le  Surnaturel.  Nous  trouvons, 
en  effet,  parmi  les  lutteurs,  jus(ju'ii  une  minuscule  feuille  d'Amsterdam, 
V Amstcrdaamschr  Courant. 

Les  uns,  comme  la  Presse,  par  la  plume  de  yi.  Guéroult,  ou  le  Siècle, 
par  celle  de  M^L  Bénard  et  Jourdan,  attaquaient  le  miracle  en  principe, 
déclarant  qu'il  avait  fait  son  temps,  qu'on  ne  discutait  pas  avec  lui,  et  que, 
dans  une  question  déjà  jugée  à  priori  ];ar  les  lumières  de  la  philosophie, 
examiner  n'était  pas  de  la  dignité  du  Libre  Examen.  "  Le  miracle,  disait 
"  M.  Guéroult,  appartient  à  une  série  de  civilisation  qui  est  en  train  de 
"  disparaître.  Si  Dieu  ne  change  pas,  l'idée  que  les  hommes  s'en  font 
"  change  d'époque  en  époque,  suivant  le  degré  de  leur  moralité  et  de  leurs 
*'  lumières.  Des  peuples  ignorants  qui  ne  soupçonnent  pas  l'importante 
"  harmonie  des  lois  de  l'univers  voient  partout  des  renversements  de  ces 
"  lois.  Tous  les  jours.  Dieu  leur  ap{»araît,  leur  parle,  converse  avec  eux, 
"  leur  envoie  ses  angec.  A  mesure  (jue  les  sociétés  s'éclairent,  (pie  les 
"  hommes  s'instruisent,  que  les  sciences  d'observation  viennent  former 
"  contrepoids  aux  élans  de  l'imagination,  toute  cette  mythologie  s'évanouit. 
*'  L'homme  n'est  pas  moins  religieux  ;  il  l'est  davantage  :  il  l'est  autrc- 
**  ment.  Il  ne  voit  plus  face  à  face  les  dieux  ou  les  déesses,  les  anges  ou 
"  les  démons.  Il  cherche  à  déchiffrer  la  volonté  divine  écrite  dans  les  lois 
**  du  monde.  Le  miracle,  qui,  à  de  certaines  époc^ues,  a  pu  être  la  condi- 
"  tion  de  la  foi  et  servir  d'enveloppe  à  des  vérités  profondes,  est  devenu, 


NOTRE-DAME    DE    LOURDES.  169 

"  de  nos  jours,  l'epouvantail  de  toute  conviction  sérieuse."  (1.)  M.  Gué- 
roult  déclarait  que  si  on  lui  annonçait  qu'un  fait  surnaturel,  fût  il  des  plus 
frappants,  s'accomplissait  à  l'heure  même,  à  coté  de  chez  lui,  sur  la  place 

de  la  Concorde,  il  ne  se  détournerait  même  pas  pour  l'aller  voir.  Si  de 
"  telles  aventures,  ajoutait-il,  peuvent  prendre  place  un  instant  dans  le 
"  bagage  superstitieux  des  masses  ignorantes,  elles  ne  provoquent  chez  les 
"  hommes  éclairés,  chez  ceux  dont  l'opinion  devient,  avec  le  temps,  celle 
"  de  tout  le  monde,  que  la  répulsion  de  la  défiance  et  le  sourire  du  dédain." 
(2.) 

D'autres  journaux  s'employaient  vaillamment  à  défigurer  les  faits.  En 
même  temps  qu'il  attaquait  le  Miracle  en  principe,  le  Siècle,  malgré  l'é- 
vidence des  choses  et  l'énorme  juillissement  d'une  Source  de  cent  et  quel- 
ques mille  litres  d'eau  par  jour,  en  était  encore,  en  sa  qualité  de  journal 
avancé,  à  la  thèse  arriérée  de  l'hallucination  et  du  suintement.  "  Il  nous 
"  semble  difficile,  disait  doctoralemcnt  M.  Bénard,  que  d'une  hallucination 
"  vraie  ou  fausse,  d'une  fillette  de  quatorze  ans  et  d'un  suintement  d'eau 
"  pure  dans  une  Grotte,  on  parvienne  à  faire  un  Miracle  (3)." 

Quant  aux  guérisons  miraculeuses,  on  s'en  débarrassait  d'un  seul  mot  • 
"  Les  hydropathes  aussi  prétendent  faix'e  les  cures  les  plus  brillautes  avec 
"  de  l'eau  pure,  mais  ils  n'ont  pas  encore  crié  sur  les  toits  qu'ils  font  des 
"  Miracles  (-4) 

Mais  le  plus  curieux  échantillon  de  la  bonne  foi  de  la  libre-pensée, 
ou  de  sa  sagacité  d'examen  en  cette  matière,  se  trouv  ^  dans  ce  journal 
hollandais  que  nous  avons  nommé  plus  haut,  et  dont  le  grave  récit  fut 
reproduit  par  des  journaux  français.  Voici  comment  cet  ami  des 
lumières  éclairait  le  monde  et  racontait  les  événements. 

*'  Ui»e  nouvelle  manifestation,  destinée  à  réveiller  et  à  alimenter  l'ar- 
"  deur  des  croyants  pour  le  culte  de  la  sainte  Vierge,  était  imminente. 
"  Les  délibérations  des  Evécpies,  sur  ce  point,  ont  ei'  pour  résultat  la 
"  préparation  du  fameux  Miracle  de  Lourdes.  On  sait  -nie  l'Evéque  de 
"  Tarbes  a  nommé  une  commission  chargée  d'encpiérir.  Les  soi-disant 
*'  conclusions  du  rapport  de  la  Commission,  (pii  se  compose  d'ecclésia>tiques 
**  et  de  gens  salariés  par  le  Clergé,  ont  été  préparées  dès  longtemps 
"  avant  la  première  séance.  La  itrétcnJue  bergère  Bernadette  n'ei^t  pas 
"  une  pausanne  innocente,  mais  une  jeune  bourgeoise  très-cultivée,  très- 
"  rusée  de  caractère  et  qui  a  passé  plusieurs  mois  dans  un  ehitre  de 
"  nonnes  où  on  lui  a  soufflé  le  rôle  quelle  devait  jouer.  Là,  devant  un 
^^  petit  nomhe  de  compères,  on  a  donné  des  représentations  d'essai,  bien 
"  avaîit  la  scène  publique.  Comme  on  le  voit,  à  cette  comédie,  il  re  man- 
"  quait  rien,  pas  même  les  répétitions.      Si  un  jour  il  y  a  disette  de  dra- 

(1)  Piess''  du  31  Août  1853. 

(2)  Presse  du  31  Août.  * 

(3)  Stirle  du  30  août  1858. 

(4)  Siècle,  ibid. 


170  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

^'  maturges  à  Paris,  on  trouvera  dans  le  Clergé  supérieur  des  personnes 
*'  qui  combleront  au  mieux  cette  lacune.  Du  reste,  la  presse  libérale  a 
^'  tout  ridiculisé  de  fond  en  comble  et  il  n'est  pas  impossible  que  le  Clergé, 
'*  dans  son  propre  intérêt,  ne  reconnaisse  la  nécessité  d'être  prudent. (*)" 
Les  informations  du  journalisme  n'étaient  guère  comparables  pourTexacti" 
tude  qu'à  celles  qui  avaient  captivé  la  foi  naïve  de  Son  Excellence  M. 
Rouland.  Le  public,  on  le  voit,  était  traité  sans  plus  de  respect  qu'un 
Ministre.  Ainsi  se  forme  trop  souvent  l'opinion  de  ceux  que  M.  Guéroul^ 
appelait  en  son  article  "  les  hommes  éclairés,'^  par  allusion  sans  doute  à 
ce  torrent  de  lumières  que  la  presse  déverse  sur  eux. 

En  dehors  des  événements  eux-mêmes  et  du  Miracle,  le  centre  d'attaque 
était  r Ordonnance  de  l'Evèque  de  ïarbes.  La  philosophie,  au  nom  de 
l'infaillibilité  de  ses  dogmes,  s'indignait  contre  l'examen,  contre  l'étude 
scientifique,  contre  l'expérience.  "  Quand  un  halluciné  envoie  un  mémoire 
sur  le  mouvement  perpétuel  ou  sur  la  quadrature  du  cercle  à  l'Académie 
des  Sciences,  l'Académie  passe  à  l'ordre  du  jour  sans  perdre  son  temps  à 
contioler  de  telles  élucubrations.  Il  n'y  a  pas  plus  lieu  à  enquête  quand 
il  s'agit  de  Miracle  :  au  nom  de  la  raison,  la  Philosophie  passe  à  l'ordre  du 
jour.  Examiner  les  faits  surnaturels,  ce  serait  les  admettre  comme  pos- 
sibles et  relier  par  là  même  ses  propres  principes.  En  de  telles  matières, 
les  preuves  et  les  témoignages  ne  sont  rien.  On  ne  di>;cute  pas  avec  l'im- 
possible, on  hausse  les  épaules  et  tout  est  dit."  Tel  était  le  thème  sur 
lequel  roulait,  en  mille  variations  diverses,  la  polémique  ardente  et  irritée 
de  la  presse  irréligieuse.  Vainement  elle  s'obstinait  à  nier  ou  à  dénaturer, 
elle  avait  peur  de  l'examen.  Les  fausses  théories  se  complaisent  à  rester 
dans  les  ondes  fuyantes  et  dans  les  brumes  indécises  de  la  spéculation 
pure.  Par  je  ne  sais  quel  instinct  de  conservation,  elles  redoutent  la 
pleine  lumière  et  n'osent  descendre  d'un  pied  assuré  sur  le  ferme  terrain 
de  la  méthode  expérimentale.     Elles  devinent  que  la  défaite  les  y  attend. 

Dans  cette  lutte  désespérée  contre  l'évidence  des  faits  et  les  droits  de 
la  raison,  le  libéralisme  d'épiderrae  du  Journal  des  Délais,  s'écaillait  et 
tombait  comme  un  vernis  de  théâtre,  laissant  voir,  presque  sans  pudeur? 
le  fond  d'intolérance  furieuse  qui  se  cache  sous  les  phrases  de  parade  du 
philosophisme.  Le  Journal  des  Débats  de  M.  Prévost-Paradol,  s'effrayait 
à  l'avance  de  l'immense  oortéc  qu'auraient  infailliblement  le  Rapport  de 
la  Commission  et  le  verdict  de  l'Evêque,  et  il  partait  de  là  pour  faire 
appel  au  bras  sécuher  et  conjurer  César  de  tout  arrêter  :  ''  li  est  évi- 
*'  dent,"  disait-il,  "  qu'une  manifestation  éclatante  de  la  Divinité  en 
*'  faveur  d'un  Culte  dépose  hautement  de  sa  vérit(5  particulière,  do  sa 
*'  supériorité  sur  tous  les  autres  et  de  son  droit  incontestable  au  gouver- 
*'  nement  des  âmes.  C'est  donc  un  événement  de  nature  à  amener  des 
*'  adhésions  nombreuses,  soit  de  la  part  des  dissidents,  soit  de  la  part  des 

(*)  jimsterdaamsche  courard,  du  9  sepUmbre  1858. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  171 

"  incrédules  ;  ^ri  un  mot,  c'est  un  instrument  de  prosélytisme."  Il  faisait 
ressortir  en  outre  l'importance  politique  du  résultat  de  l'enquête.  "  Si 
*''  cette  décision  est  favorable  au  Miracle,  elle  tend  jusqu'à  un  certain 
'•  point  à  rompre  dans  cette  partie  de  la  France  l'équilibre  entre  le  pou- 
'•  voir  religieux  et  le  pouvoir  civil.  Les  ministres  d'un  Culte  en  faveur 
'*  duquel  se  constatent  de  tels  prod-ges  sont  d'autres  personnages  que 
*'  ceux  (ju'a  prévus,  organisés  et  réglementés  le  Concordat.  Ils  ont  une 
'•  autre  influence  sur  la  population  et,  en  cas  de  conflit,  ils  en  disposent 
''  avec  une  autre  autorité  que  le  Conseil  d'Etat  et  le  Préfet.  . ." 

"  Nous  avons  sufiisnmment  constaté,"  contniuait  l'écrivain  des  Débats-) 
•'  l'importance   que   doit  avoir,  à  divers  points  de  vue,  la  décision  de  la 

Commission  épiscopale  de  Tarbes.     Or,  il  est  ici  une  vérité  dont  il  faut 

e  souvenir  et  que  M.  de  Morny  vient  de  rappeler  avec  une  juste  insis- 
*'  tance  au  conseil  général  du  Puj-de-Dome.     C'est  que  rien  d'important 
"  ne  peut  légalement  se  faire  on  France  sans  l'autorisation  préalable  de 
*'  l'Administration.     Si  l'on  ne  peut,  comme  dit  fort  bien  M.  de  Morny, 
"  remuer  une  pierre  ou  creuser  un  puits  sans  l'aveu  de  l'Administration, 
*'  à   plus  forte  raison  ne   peut-on  sans  son  aveu  constater  un  Miracle  et 
*'  fonder  un  pèlerinage.     Quiconque  s'est  occupé  des  affaires  religieuses  et 
"  particulièrement  de  l'ouverture  des  temples  ou  des  écoles  de  communes 
*'•  dissidentes  sait  parfaitement  que  l'autorité  administrative  a,  non  pas  un 
*'  moyen,  mais  dix,  non  pas  un  article  de  loi,  mais  vingt  ou  trente  qui  lui 
*'  confèrent  la  toute-puissance  en  ces  matières.     La  réunion  de  la  Com- 
*'  mission  du  diocèse  de  Tarbes  peut  être  prévenue  ou  dissoute  en  cent 
"  façons  par  le  Concordat,  par  le  Code  pénal,  par  la  loi  de  1824,  par  le 
"  décret  de  février  1852,  par  l'autorité  centrale,  par  l'autorité  municipale, 
•'  par  toutes  les  autorités  imaginable?.     Bien  plus,  une  fois  prise,  la  déci- 
*'  sion  de   cotte  Commission  peut  être  annullée  en  fait  par  l'opitosition 
*'  légale  de  l'autorité  administrative  à  l'érection  d'une  chapelle  ou  au  débit 
"  de  l'eau  merveilleuse.     La  même  autorité  peut  interdire  et  dissiper  tout 
"  rassemblement  et  en  poursuivre  les  auteurs,  etc."     Parvenu  à  ce  point, 
ayant  averti  César  et  crié  avec  éclat  son  caveani  consides,  l'habile  écrivain 
reprenait,  pour  la  forme,  son  manteau  de  libéralisme. — "Où  voulons  nous 
en  venir,   "  disait-il  hypocritement,"  en  constatant  ce  droit  préventif  de 
*'  l'Administration  ?  Est-ce   pour  l'exhorter  à  s'en  servir  ?  A  Dieu   irn 
*"•  plaise  !"  *  Et  il  rentrait  de  la  sorte,  par  une  porte  dérobée,  dans  Icg 
rangs  des  amis  de  la  liberté. 

Dans  les  départements,  les  journaux  se  faisaient  l'écho  des  feuilles  pari- 
siennes. La  bataille  se  livrait  partout  et  par  tous.  Les  sergents  de  lettres» 
les  caporaux,  et  les  {^imples  soldats  allaient  de  l'avant,  sur  les  pas  des  ma" 
réchaux  de  la  Libre-Pensée.  A  Tarbes,  YUre  impériale,  inspirée  par  le 
Préfet,  bourrait   son  escopette  des  arguments  venus  de  Paris,  et  tirait  à 

•  Journal  des  Débats  du  3  sept.  1858,  article  de  Ai.  Prévosl-Panidol. 


172  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

bout  portant,  tous  les  deux  jours,  contre  le  Surnaturel.  Le  Y^etit  Lave  dan, 
lui-même,  avait  retrouvé  quelques  brins  de  poudre,  fortement  mouillés,  il 
est  vrai,  par  leau  de  la  Grotte,  et  il  s'effor(3'ait,  aidé,  disait-on,  par  Jacomet? 
de  diriger  contre  le  Miracle  son  pistolet  hebdomadaire  qui  ratait  tous  les 
sept  jours. 

L'  Univers,  V  Union,  la  plupart  des  journaux  catholiques  soutinrent  vail- 
lamment le  choc  universel.  De  puissants  talents  se  mirent  au  service  de 
la  Vérité,  plus  puissante  encore.  La  presse  chrétienne  rétablit  la  réalité 
de  l'Histoire  et  dissipa  les  misérables  arguties  du  fanatisme  philosophique. 

"  Devant  les  faits  inexpli'qués  auxquels  la  foi  ou  la  crédulité  de  la  mul- 
"  titude  attribue  un  caractère  surnaturel,  l'Autorité  civile,"  disait  M. 
Louis  Veuillut,  "  a  tranché,  sans  infor. nation,  mais  aussi  sans  succès,  par 
"  la  négative.  L'Autorité  spirituelle  intervient  à  son  tour  :  c'est  son 
"  droit  et  son  devoir.  Avant  de  juger,  elle  informe.  Elle  institue  une 
"  Commission,  une  sorte  de  tribunal  d'enquête  pour  rechercher  les  faits. 
"  pour  les  étudier,  pour  en  déterminer  le  caractère.  S'ils  sont  vrais,  et 
*'  s'ils  ont  ur  caractère  surnaturel,  la  Commission  le  dira.  S'ils  sont  faux, 
"  ou  s'ils  n'ont  qu'un  caractère  naturel,  elle  le  dira  de  même.  Que  peuvent 
"  désirer  de  plus  nos  adversaires  ?  Veulent-ils  que  rEvè(pie  s',  bstienne, 
*'  au  risque  de  méconnaître  une  grâce  que  Dieu  daigneriiit  accorder  à  son 
*'  Diocèse,  ou,  dans  ce  second  cas,  de  laisser  s'enraciner  une  superstition  : 

"  L'Evèque  a  dû  remarquer  l'étrangoté  do  cette  conviction  ([ui  s'établit 
"  parmi  tout  un  peuple,  sur  la  parole  d'une  petite  fille  igno:  .te  et  indi- 
"  gente  ;  il  a  dû  se  demander  pourquoi  ces  guérisons,  qui  se  seraient  opé- 
"  récs  moyennant  quelques  gouttes  d'eau  pure,  employée  soit  en  lotion. 
"  soit  en  breuvage . .  .Et  s'il  n'y  a  pas  ou  de  guérisons,  il  faut  savoir  pour- 
''  quoi  Ion  a  cru  (pi'il  y  en  avait.  Maintenant,  supposons  que  l'eau  est 
*'  pure,  comme  le  disent  les  chimistes,  et  que  néanmoins  les  guérisons  sont 
*'  certaines,  comme  l'affirment  jus(ju'à  présent  beaucoup  de  malades  et 
*'  quelques  médecins,  nous  ne  voyons  plus  du  tout  la  difficulté  de  recon- 
"  naître  là  du  surnaturel  et  du  miraculeux,  sauf  bien  entendu  les  explica- 
"  tiens  du  Siècle.''^ 

Le  vigoureux  polémiste  faisait  face  à  tous  les  ennemis  à  la  fois.  Il 
n'avait  qu'à  laisser  courir  sa  plume  pour  renverser  cette  absurde  parti  pris 
de  nier  le  Miracle,  et  de  refuser  même  l'examen  à  ces  faits  éclatants 
qu'une  multitude  voyait  de  ses  yeux  et  acclamait  en  tombant  à  genoux. 
"  Si  l'on  disait  à  M.  Guéroult,  qu'au  nom  du  Christ  un  grand  miracle 
'"•  s'accomplit  sur  la  place  de  la  Concorde,  il  n'irait  point  voir.  Il  ferait 
"  bien,  puisqu'U  tient  à  rester  incrédule  ;  devant  un  tel  spectacle  il  ne 
**  serait  pas  assuré  de  trouver  une  explication  physique  qui  le  dispensât 
"  d'aller  se  confesser.  Mais  il  fer  lic  mieux  encore  de  regarder  et  croire, 
"  se  rendant  au  témoignage  que  Dieu,  dans  sa  miséricorde,  voudrait  bien 
t*  lui  donner  ainsi.     Dans  tous  les  cas,  il  doit  comprendre  que  la  foule  se 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  173 

*'  soucierait  fort  peu  de  son  absence,  s'incjuiéterait  fort  peu  de  l'entendre 
"  déclarer  qu'on  a  vu  une  chose  des  plus  naturelles,  et  que  tout  simple- 
"  ment  la  foule  est  hallucinée.  Los  choses  se  passeraient  à  Paris  comme 
"  à  Lourdes  :  on  crierait  au  miracle,  et  si  c'était  en  effet  un  Miracle  le 
"  Miracle  aurait  son  effet,  c'est-à-dire  que  beaucoup  d'hommes  qui  n'ont 
"  point  jusqu'ici  chn-ché  à  déchiffrer  la  volonté  divine,  ou  qui  n'y  ont 
"  point  réussi,  la  connaîtraient  et  la  mettraient  en  pratique  :  ils  aimeraient 
"  Dieu  de  tout  leur  cœur,  de  toute  leur  âme,  de  tout  leur  esprit  et  leur 
"  prochain  comme  eux-mêmes.  Tel  est  le  but  que  Dieu  veut  atteindre 
"  par  les  ^liracles.     Tant  pis  pour  ceux  qui  refusent  d'en  profiter. 

*'  Ceux-là,  disait  un  ancien,  brisent  toute  la  philosophie  qui  rejettent  le 
"  Surnaturel.  Ils  la  brisent,  en  efiet,  et  surtout  depuis  l'avènement  du 
"  Christianisme,  parce  qae,  voulant  retirer  Dieu  du  monde,  ils  n'ont  plus 
"  aucune  explication  du  monde,  ni  de  l'humanité.  Ce  Dieu  qu'ils  ex  luent, 
"  les  uns  le  nient  pour  s'en  débarrasser  tout  à  f;\it,  les  autres  le  relè  -uent 
"  dans  le  vide,  inerte  et  indifférent,  n'ayant  rien  à  exiger  et  n'exi-^^eant 
••  rien  des  hommes  qu'il  abandonne  au  hasard,  après  les  avoir  créés  par  un 
"  jeu  de  sa  dédaigneuse  puissance.  Quelques-uns,  le  niant  et  l'affirmant 
"  tout  à  la  fois,  comme  s'ils  voulaient  assouvir  leur  ingratitude  en  lui 
''  faisant  une  double  injure,  prétendent  le  trouver  partout,  ce  qui  les  dis- 
••  pense  de  le  reconnaître  et  de  l'adorer  nulle  part.  Cependant,  autour 
•'  d'eux,  en  eux-mêmes,  l'humanité  crie  et  confesse  Dieu.  Ils  répondent 
"  par  des  sophisraes  qui  les  contentent  peu,  par  des  sarcasmes  dont  ils  se 
*•  dissimulent  mal  la  mesure,  et  enfin  leur  science  et  leur  raison,  acculées 
'•  dans  l'absurde,  se  bouchent  les  yeux  et  les  oreilles.  Ils  brisent  toute 
'•  philosophie . . .  Prenant  en  pitié  la  foi  des  faibles  que  ces  faux  docteurs 
"  abuseraient.  Dieu  se  montre-t-il  par  un  de  ces  traits  inaccoutumés  de  sa 
••'  puissance,  qui  ne  cesse  pas  pour  cela  d'être  une  des  lois  du  inonde  ?  Ils 
"  nient. — Regardez  !  — Nous  ne  voulons  pas  voir  ! . . .  David  a  dit  du  pé- 
'*  cheur  :  "  Il  s'est  promis  en  son  cœur  de  pécher  ;  il  refuse  de  comprendre, 
*•  pour  ne  pas  être  forcé  de  bien  faire." 

"  Ah  !  sans  doute,  s'écriait  ailleurs  le  logicien  indigné,  il  existe  une 
"  foule  malheureuse  à  qui  l'on  peut  jeter  audacieusement  toutes  les  bana- 
'•  Htés  •  mais  il  existe  aussi,  même  à  Lourdes,  des  lecteurs  dont  le  bon 
'•  sens  se  redresse  et  demande  ce  que  deviennent,  dans  de  pareils  systèmes,'  ' 
avec  de  tels  partis  pris  de  refus  d'examen  et  de  négation  à  i)riorl,  "  This- 
••  toire,  les  faits  palpables,  la  droite  et  simple  raison  ?  (l.) 

"  Quant  à  empêcher  la  commission  épiscopale  de  fonctionner,  nous  dou- 
'"  tons  qu'il  y  ait  des  lois  qui  donnent  ce  pouvoir  à  l'état  ;  s'il  y  en  a,  la 
"  sagesse  de  l'état  devrait  s'abstenir  d'en  user.  D'une  part,  rien  ne  sau- 
••  rait  davantage  favoriser  la  superstition  :  "  la  crédulité  populaire  s'égare- 
rait alors  comme  elle  voudrait,  car  *<  il  n'y  a  pas  de  loi  qui  puisse  obliger 

(l.)   r/ijccrs,  Août  et  Septembre,  ;)a.ss{«j. 


174  NOTRE-DAME   DE    LOURDES. 

''  l'Evêque  à  prononcer  sur  un  fait  qu'il  n'a  pu  connaître  et  qu'on  lui  inter- 
"  dit  même  de  connaître. . .  Les  ennemis  de  la  superstition  n'ont  qu'une 
"  chose  à  faire,  c'est  d'instituer  eux-mêmes  une  commission,  de  faire  une 
"  contre-enquête  et  de  publier  le  r<isultat,  dans  le  cas  bien  entendu  où 
"  l'enquête  épiscopale  conclurait  au  miracle.  Car  si  elle  conclut  que  les 
''  faits  sont  faux,  ou  qu'il  y  a  illusion,  tout  sera  dit." 

Avec  une  réserve  véritablement  admirable  au  milieu  de  l'animation  des 
esprits,  la  presse  catholique  se  refusa  à  se  prononcer  sur  le  fond  même  des 
événements.  Elle  ne  voulut  pi  iturer  en  rien  l'avis  de  la  commission 
épiscopale.  Elle  se  borna  à  ree..esser  les  calomnies,  les  fables  gros- 
sières, les  sophismes,  <i  maintenir  la  grande  thèse  historique  du  surnaturel 
et  à  revendiquer  au  nom  de  la  raison,  les  droits  de  l'examen  et  la  liberté 
de  la  lumière.  "  Le  fait  de  Lourdes,  disait  l' Univers^  n'est  encore  ni  véri- 
"  fié  ni  caractérisé.  Il  peut  y  avoir  là  un  miracle,  il  peut  n'y  avoir  qu'une 
"  illusion.     C'est  la  décision  de  FEvêque  qui  tranchera  le  débat. 

*'  Pour  nous,  nous  croyons  avoir  répondu  à  tout  ce  qu'on  a  pu  dire  de 
*'  sérieux  ou  seulement  de  spécieux  sur  les  affaires  de  Lourdes.  Nous  en 
"  resterons  là.  Il  ne  convenait  pas  de  laisser  la  presse  entasser  autour  de 
"  ces  faits  tout  ce  qu'elle  peut  inventer  de  mensonges  ;  il  ne  conviendrait 
"  pas  de  donner  la  réplique  à  la  fécondité  de  ses  dérisions.  Les  hommes 
*'  saf^es  apprécieront  la  sagesse  et  la  bonne  foi  de  l'Eglise,  et,  comme  de 
"  coutume,  après  tout  ce  bruit  la  vérité  se  fera  dans  le  monde  son  noyau 
"  d'adhérents,  pusillus  grex,  qui  suf"  cependant  pour  maintenir  le  règne 
*'  de  la  vérité  dans  le  monde."  (1.) 

On  le  voit,  dans  la  vaste  polémique  qui  s'agitait  sur  cette  illustre  ques- 
tion des  miracles  au  sujet  des  événements  de  Lourdes,  les  deux  camps 
étaient  absolument  tranchés. 

D'un  Coté  les  catholiques  faisaient  appel  à  un  loyal  examen  ;  de  l'autre 
les  pseudo-philosophes  tremblaient  devant  la  lumière.  Les  premiers 
disaient  :  "  Qu'on  ouvre  une  enquête,"  les  seconds  s'écriaient  :  "  Qu  on 
coupe  court  à  tout  débat."  Ceux-là  avaient  pour  devise  la  liberté  de  con- 
science ;  ceux-ci  conjurant  César  d'opprimer  violemment  ce  mouvement 
religieux  et  de  l'étouffer,  non  par  la  puissance  des  arguments,  mais  par  la 
brutalité  de  la  force. 

Tout  esprit  impartial,  placé  par  ses  idées  ou  par  sa  position  en  dehors  de 
la  mêlée,  ne  pouvait  s'empêcher  de  voir  avec  la  dernière  évidence  que  la 
justice,  la  vérité,  la  raison  étaient  du  coté  des  catholiques.  Il  suffisait  pour 
cela  de  ne  pas  être  aveuglé  par  la  fureur  de  la  lutte  ou  par  un  parti  pris 
absolu. 

Bien  que,  dans  la  personne  d'un  Commissaise,  dun  Préfet  et  d'un 
Mniistre,  l'Administration  eût  malheureusement  pris  en  cette  grave  affaire 
un  rôle  des  plus  passionnés,  il  existait  un  homme  puissant,  qui  n'avait  agi 

(1)   Univirs,  Aoui  et  septembre,  vasnm. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  175. 

en  rien  et  qui  se  trouvait,  quelles  que  fussent  ses  idées  religieuses,  philo- 
sophiques et  politiques,  dans  les  conditions  d'une  parfaite  imj artiaiité. 
Que  le  surnaturel  se  fût  manifesté  ou  non  aux  portes  de  Lourdes,  cela 
était  indifférent  aux  plans  de  sa  pensée  et  à  la  marche  de  ses  affaires.  Ni 
son  ambition,  ni  son  amour-propre,  ni  ses  doctrines,  ni  ses  antécédents 
n'étaient  engagés  en  cette  question.  Quelle  est  l'intelligence  qui,  dans  de 
telles  conditions,  ne  soit  équitable  et  ne  donne  raison  à  la  justice  et  à  la 
vérité  ?  On  ne  viole  la  Justice  et  on  n'outrage  la  Vérité,  que  lorscju'on 
croit  utile  de  les  fouler  aux  pieds,  en  vue  de  quelque  puissant  intérêt  de 
fortune,  d'ambition  ou  d'orgueil. 

L'homme  dont  nous  parlons  s'appelait  Napoléon  III,  et  était,  d'aven- 
ture. Empereur  des  Français. 

Impassible  suivant  sa  coutume,  muet  comme  les  sphinx  de  granit  qui 
veillent  aux  portes  de  ïhèbes,  il  suivait  la  polémic^ue,  regardant  osciller 
la  bataille  et  attendant  que  la  conscience  publique  lui  dictât,  pour  ainsi 
dire,  sa  décision. 

Pendant  que  Dieu  livrait  ainsi  son  œuvre  aux  disputes  humaines,  il  ne 
cessait  d'accorder  des  grâces  visibles  aux  âmes  humbles  et  croyantes  qui 
venaient  à  la  Source  miraculeuse  implorer  la  souveraine  puissance  do  la 
Vierge  Marie. 

Un  enfant  de  saint  Justin,  dans  le  département  du  Gers,  Joan-Marie 
Tambourné,  était  depuis  quelques  mois  absolument  infirme  de  la  jambe 
droite.  Il  y  ressentait  des  douleurs  tellement  aiguës  quelles  avaient  tor- 
du les  membres  violemment  et  que  le  pied,  complètement  tourné  eu  dehors 
par  ces  crises  de  souffrance,  en  était  venu  à  former  un  angle  droit  avec 
l'autre  pied.  La  santé  générale  avait  été  promptement  altéré(  't  désor- 
ganisée par  cet  état  de  douleur  continuelle  qui  enlevait  à  l'enia  ^f'  fsom- 
meil  comme  l'appétit     Jean-Marie  dépérissait.       Ses  parents,  qi  nt 

dans  une  certaine  aisance,  avaient  épuisé  pour  le  guérir  tous  les  aaite- 
ments  indiqués  par  les  médecins  du  pays.  Rijn  n'avait  pu  vaincre  ce  mal 
invétéré.  On  avait  eu  recours  aux  eaux  de  Blousson  et  à  des  bains  médi- 
cinaux. Tout  avait  à  peu  près  échoué.  Les  très-légères  améliorations 
momentanées  aboutissaient  constamment  à  des  rechutes  désastreuses. 

Les  parents  en  étaient  venus  à  perdre  toute  confiance  dans  les  moyens 
scientificpies.  Dégoûtés  de  la  médecine,  ils  tournèrent  leurs  espérances 
vers  la  Mère  de  Miséricorde  qui,  disait-on,  éta'u  apparue  aux  Roches  Mas- 
sabielle.  Le  23  septembre  1858,  la  femme  Tambourné  conduisit  Jean- 
Marie  à  Lourdes  par  la  voiture  publique.  La  distance  était  longue.  Elle 
est  d'environ  douze  lieues.  Arrivée  à  la  ville,  la  mère,  portant  dans  ses 
bras  son  malheureux  fils,  se  rendit  à  la  Grotte.  Elle  le  baigna  dans  l'eau 
miraculeuse,  priant  avec  ferveur  Celle  qui  a  voulu  être  nommée  dans  le 
Rosaire  la  "  Santé  des  Infirmes."  L'enfant  était  tombé  dans  une  sorte 
d'état  extatique.  Ses  yeux  étaient  grands  ouverts,  sa  bouche  demi-béante. 
Il  semblait  contempler  quelque  spectacle  inconnu. 


176  KOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

—  Q'as-ta  ?  lui  dit  sa  mère. 

— Je  vois  le  bon  Dieu  et  la  Sainte  Vierge,  répondit-il. 

La  pauvre  fe^nme,  à  ces  mots,  éprouva  une  commotion  profonde  en 
l'intime  de  son  cœur.     Une  sueur  étrange  perla  sur  son  visage. 

L'enfant  était  revenu  à  lui. 

— Mère,  s'écria-t-il,  mon  mal  est  parti.  Je  ne  souffre  plus.  Je  puis 
marcher      Je  me  sens  fort  comme  autrefo!". 

Jean-Marie  disait  vrai  :  Jean-Marie  était  guéri.  Il  rentra  à  pied  à 
Lourdes.  Il  y  mangea,  il  y  dormit.  En  même  temps  que  la  douleur  et 
l'infirmité  s'en  étaient  allées,  l'appétit  et  le  sommeil  étaient  revenus.  Le 
lendemain  la  femme  Tambourné  retourna  baigner  encore  son  fils  à  la 
Grocte  et  fit  célébrer  dans  l'église  de  Lourdes  une  messe  d'action  de 
grâces.  Puis  ils  repartiront  tous  deux,  non  plus  en  voiture,  mais  à  pied. 

Lorsque,  après  avoir  couché  en  route,  ils  arrivèrent  à  Saint-Justin,  l'en- 
fant aperçut  son  père  qui  se  tenait  sur  la  route,  regardant  sans  doute  si 
quelque  voiture  ne  lui  ramenait  pas  les  pèlerins.  Jean-Marie,  le  reconnais- 
sant' de  loin,  quitta  la  main  de  sa  mère  et  se  mit  à  courir. 

Le  père,  à  ce  spectacle,  manqua  défaillir.  Mais  son  enfant  bien-aimé 
était  déjà  dans  ses  bras. — Père,  s'écriait-il,  la  Sainte  Vierge  m'a  guéri. 

Le  bruit  de  cet  événement  se  répandit  bien  vite  dans  le  bourg  où  tout 
le  monde  connaissait  Jean-Marie.  -»-'«-  tous  cotés  ou  accourait  pour  le 
voir  (*). 

La  sœur  d'un  notaire  de  Tarbes,  la  demoiselle  Jeanne-Marie  Massot- 

(•)  28e  proct'S-verbal  de  lu  Commission  épiscopale.  , 

Voici  le  rapport  des  médecins  chargés  d'examiner  cette  guérison. 

"  L'enfant  Tambourné,  âgé  de  cinq  ans,  présentait  les  synptômes  d'une  coxalgie  au 
premier  degré  ;  douleurs  trè?-vives  au  genou,  obtuses  à  la  hanche,  déviation  en  dehors 
delà  pointe  du  pied,  claudication  d'abord,  puis  impossibilité  de  marcher  sans  provoquer 
de  grandes  souffrances.  Les  fonctions  digestives  se  faisaient  mal.  Il  y  avait  de  l'into- 
lérance pour  les  aliments  et,  par  suite,  grand  amaigrissement.  Evidemment  la  maladie, 
parcourant  à  grands  pas  sa  première  période,  mena(;ait,  dans  un  temps  plus  ou  moins 
éloijrné,  la  vie  de  l'enfant,  lorsque  l'on  eut  la  pens<e  de  le  porter  à  la  Grotte  de  Lourdes, 
où  sa  gui'rison  s'opéra  instantanément. 

"  L'affection  du  jeune  Tambourné  appartient  à  la  même  famille  que  celle  de  Busquet, 
mais  elle  est  plus  grave,  car  le  mal  a  envahi  une  gramie  articulation.  Les  prévisions  ont 
pris  d'jà  un  caractère  fâcheux  aux  y^ux  du  médecin  qui  sait  lire  dans  l'avenir. 

•*  Il  est  possible  sans  do\ite  de  guérir  une  coxalgie,  par  les  moyens  et  par  les  procèdes 
<iue  possède  la  Science.  Les  eaux  sulfureuses  naturelles  ne  comptent  plus  ces  sortes  de 
gut'risons  ;  mais,  dans  aucun  cas,  il  ne  leu^  est  arrivé  de  les  opérer  avec  la  rapidité  de 
l'éclair. 

*'  L'instantanéité  d'action  est  tellf^ment  en  dehors  de  la  for  ?  médicatrico,  sans  l'ii- 
tcrmt'diaire  de  laquelle  elles  ne  sauraier'  'jé'-ir,  (pie  l'on  pe.it  affirmer  cpi'il  y  a  fait  d'un 
ordre  surnaturel  dans  tous  les  cas,  co»  •  i  lés  de  îéJon  matérielle,  où  elh  s'estmani. 
festée.  Est  il  besoin  de  rappeler  que  le  je.iuw  Tambourné  est  arrivé  «•.  la  (îrotle  port'par 
sa  mère,  et  que,  quelques  moments  ''prés,  il  remontait  une  pente  rapide,  marchait  et 
courait  le  reste  de  la  journée  sans  éprouver  la  moindre  douleur,  et  avec  autant  de  faci- 
lité qu'avant  l'invasion  de  la  maladie,  etc." 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  177 

Bordenave,  était  demeur(3e,  à  la  suite  d'uno  longue  et  sérieuse  maladie 
presque  entièrement  perdue  des  pieds  et  des  mains.  Elle  ne  marchait 
qu'avec  d'extrêmes  difficultés.  Quant  à  ses  mains,  habituellement  gon- 
flées, violacées,  endolories,  elles  lui  refusaient  à  peu  près  tout  service. 
Ses  doigts,  recourbés  et  raidis,  ne  pouvaient  se  redresser  ,  et 'étaient  en 
proie  à  une  complète  paralysie.  Etant  allée  voir  son  frère  à  Tarbes  elle 
retournait  chez  elle,  à  Arras,  dans  le  canton  d'Aucun.  Elle  était  seule 
dans  l'intérieur  de  la  diligence.  Une  gourde  de  vin  que  son  frère  lui 
avait  donnée  étant  venue  à  se  déboucher  et  à  se  renverser,  elle  ne  put  ni 
la  relever,  ni  la  reboucher,  tant  était  absolue  l'infirmité  de  ses  doi<Tts.     ;  ^ 

Lourdes  était  sur  sa  route.  Elle  s'y  arrêta  et  se  rendit  à  la  Grotte.  /*^l 

A  peine  eut-elle  plongé  ses  mains  dans  l'eau  miraculeuse  qu'elle  les 
sentit  revenir  instantanément  à  la  vie. 

Les  doigts  s'étaient  redressés  et  avaient  retrouvé  soudainement  leu^ 
flexibilité  et  leur  force.  Heureuse,  au  delà  peut-être  de  son  espérance 
elle  plonge  ses  pieds  dans  l'eau  miraculeuse,  et  ses  pieds  guérissent  comme 
ses  mains.  Elle  tombe  à  genoux.  Que  dit-elle  à  la  Vierge  ?  Comment  la 
remercia-t-elle  ?  De  telles  prières,  de  tels  élans  de  reconnaissance  se 
devinent  et  ne  s'écrivent  pas. 

Puis  elle  remit  ses  chaussures  et,  d'un  pas  assuré,  reprit  le  chemin  de 
la  ville. 

Dans  la  même  direction  marchait  une  jeune  fille  qui  revenait  du  bois  et 
qui  portait  sur  sa  tète  un  énnorrae  fagot.  Il  faisait  chaud  et  cette  pauvre 
paysanne  était  couverte  ae  sueur.  Epuisée  de  fatigue,  elle  s'assit  sur  une 
pierre,  au  bord  de  la  route,  en  déposant  à  ses  pieds  son  fardeau,  trop 
lourd  piKir  sa  faiblesse.  En  ce  moment  Jeanne-Marie  Massot  passait 
devant  elle,  retournant,  alerte  et  radieuse,  de  la  Source  divine.  Une 
bonne  pensée  lui  descendit  au  cœur.     Elle  s'approcha  de  la  jeune  fille. 

— Mon  enfant,  lui  dit-elle,  le  Seigneur  vient  de  m'accorder  une  insin-ne 
faveur.  Il  m'a  guérie  :  il  m'a  enlevé  mon  fardeau.  Et  à  mon  tour  je 
veux  t'aider  et  te  soulager. 

Et,  ce  disant,  Marie  Massot  prit  de  ses  mains  rendues  à  la  vie,  le  lourd 
fagot  jeté  à  terre,  le  posa  sur  sa  tète,  et  rentra  ainsi  dans  Lourdes  d'où 
moins  d'une  heure  auparavant,  elle  était  sortie  infirme  et  paralysée  Les 
prémices  de  ses  forces  retrouvées  avaient  eu  un  noble  emploi,  elle  avaient 
été  consacrées  à  la  charité.  **  Ce  que  Dieu  vous  donne  gratuitement,  don- 
nez-le vous-même  gratuitement  "  dit  quelque  part  un  texte  des  Saintes 
Lettres.  (*). 

(•)  Nous  donnons  eu  note  le  rapport  dea  Médecins  chargés  détudier  cette  guérisoa 
par  la  Comraission  épiscopule.  II  est  rema-qiiable  par  sa  circonspection.  Il  n'ose  con- 
clure au  Miracle  :  mais  une  telle  n'serve,  en  un  cas  si  frappant  cependant,  donne,  pur 
coutr,  aux  rapports  où  le  Miracle  est  reconnu  une  autorité  d  autant  plus  incoute^stabl» 
et  d'autant  plus  forte. 

'•  Mlle  Maasot-Bordeoaye   (d  Arras),  âgée  de  53  ans,  avait  épiouvé  au  mois  de  aiai 

M 


178  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

Une  femme  déjà  ag(3e,  IMarie  Capdeville,  du  bourg  de  Livron,  dans  les 
environs  de  Lourdes,  avait  également  été  guérie  d'une  surdit5  des  plus 
graves,  qui  commençait  à  être  invétérée.  "  11  me  semble,  disait-elle, 
être  dans  un  autre  monde,  lorsque  j'écoute  les  cloches  de  l'église  que  je 
n'avais  pas  entendues  depuis  trois  ans." 

Ces  guérisons  et  beaucoup  d'autres  continuaient  d'attester,  d'une  façon 
irrécusable,  l'intervention  directe  de  Dieu.  Dieu  manifestait  sa  puissance 
en  rendant  la  santé  aux  malades,  et  ii  était  évident  que,  s'il  avait  permis 
la  persécution,  cela  était  nécessaire  à  la  conduite  de  ses  desseins.  Il 
dépendait  de  Lui  de  la  faire  cesser  et,  pou.r  cela,  d'incliner  comme  il  Lui 
plaisait  la  volonté  des  grands  de  la  terre. 

La  polémique  de  la  presse  au  sujet  Je  la  Grotte  était    épuisée.     En 
France  et  à  l'étranger,  la  conscience  publique  qui  avait  été  mise  à  même 
de  juger,  non  de  la  réalité  des  événements  surnaturels,  mais  de  l'oppres- 
sion  violente  ijue  subissaient,  dans  un  coin   de  l'Emfùre,  la  liberté  de 
croire  et  le  droit  d'examiner.     Les  misérables  sopliismes  du  fanatisme  anti- 
clirétien  et    ^  '  l'intolérance,  prétendue  philosophique,  n'avaient  pas  tenu 
devant  la  presante  logique  des  journaux  catholiques.  Les  Débats,  le  Siècle, 
la  Pi-esse  et  la  vile  multitude  des  feuilles  irréligieuses  se  taisaient,  regret- 
tant probablement  d'avoir  entrepris  cette  guerre  malheureuse  et  fait  un  si 
grand  bruit  autour  de  ces  faits  extraordinaires.     Ils  n'avaient  réussi  qu'à 
propager  et  à  réjiandredans  tous  les  pays  la  renommée  de  tant  de  miracles. 
De  ritaiie,  de  lAllemagne,  de  contrées  plus  lointaines  encore,  on  écrivait 
à  Lourdes  pour  se  faire  envoyer  (juebiues  gouttes  de  l'eau  sacrée. 

Au  Ministère   des  Cultes,  M.  Rouland  sobstinait  à  vouloir  se   mettre 
en  travers  de  la  plus  sainte  des  libertés  et  à  prétendre  arrêter  la  force 
des  choses. 

A  la  Grotte,  Jacomet  et  les  Gardes  persistaient  à  veiller  jour  et  nuit,  et 
à  traduire  Ics^croyants  devant  les  tribunaux.  Le  juge  Duprat  condamnait 
toujours. 

Entre  un  tel  Ministre  pour  le  soutenir  et  de  tels  agents  pour  exécuter 
ses  volontés,  le  buron  Massy  demeurait  bravement  dans  l'illogique  absolu 
de  sa  situation  et  se  complaisait  dans  la  toute-puissance  de  son  arbitaire. 

1858,  mie  maladie^qui  était  à  ses  pieds  et  à  ses  mains  une  partie  de  leur  force  et  de  leur 
mouvemout.  Les  doigts  étaient  dans  la  demi-Hexion...  Ou  était  obligé  de  lui  couper  le 
pain.  Elle  se  rendit  à  pied  à  la  Grotte,  se  lava  les  pieds  et  les  mains,  et  elle  en  repartit 

gui 'rie.  • 

"  On  ne  peut  disconvenir  que  toutes  les  apparences  de  ce  fait  militint  en  faveur  de 
l'inwjïvention  d'une  cause  surnaturelle  ;  mais,  en  [examinant  avec  attention,  on  voitqu'il 
n'est  pas  à  l'abri  de.quelques  objections  fondées.  Ainsi  l'origiae  du  mal  remonte  à  peine 
à  quatre  mois  ;  sa  nature  est  peu  sérieuse,  c'eet  une  d<'bilit''  de  convalescence,  une  dimi- 
nution d'n*>r;iiedans  les  muscles  extenseurs  et  fli'cliis.-eiirs  des  doigis  et  des  orteils.  Que 
l'inervation  nfllue  dans  ces  muscles,  sous  l'influence  d  un©  forte  excitation  murale,  et  à 
l'instt^nt  ils  reprendront  leurs  fonctions.  Or  n'est-il  png  jerniis  en  ce  cas  il'almettre  qu'il 
a  pu  y  avoir  exaltation  d  imagination  par  le  sentiment  religieux,  et  par  reaférame  d'être 
b  jet  d'une  faveur  miraculeuse  ? 


NOTRE-DAME    DE    LOURDES.  179 

De  plus  en  plu»  exaspéré  en  se  voyant  enlever,  par  Tenquete  épiscopale  et 
par  l'analyse  de  M.  Filhol,  les  vains  prétextes  de  Religion  et  d'ordre 
public  dont  il  avait,  à  l'origine,  voulu  voiler  son  intolérance,  il  restait  sourd 
au  cri  unanime.  A  toutes  les  raisons,  à  l'évidence  indéniable,  il  opposait 
sa  volonté  :  "  Ceci  est  mon  bon  plaisir."  Il  était  doux  d'être  plus  fort, 
lui  tout  seul,  que  les  multitudes,  plus  fort  que  l'Evêque,  plus  fort  que  le 
bon  sens,  plus  fort  que  les  Miracles,  plus  fort  que  le  Dieu  de  la  Grotte. 
Utiamsi  omncs^  ego  non.  • 

Ce  fut  dans  ces  circonstances  que  deux  personnages,  éminents,  Mgr.  de 
^alinis,  Arcbcveque  d'Auch,  et  M.  de  Kességuier,  ancien  député,  se  ren- 
dirent auprès  de  l'Empereur,  qui  se  trouvait  en  ce  moment  à  Biarritz. 
Kapoléon  III  reçut  en  même  temps  de  divers  cotés  des  pétitions 
demandant  instamment,  et  réclamant,  en  vertu  des  droits  les  plus 
sacrés,  le  retrait  des  arbitraires  et  violentes  mesures  du  baron  Massy  : 
"  Sire,  disait  une  de  ces  pétitions,  nous  ne  prétendons  décider  en  rien  la 
^'  question  des  Apparitions  de  la  Vierge,  bien  que,  sur  la  foi  de  miracles 
"  éclatants,  qu'ils  disent  avoir  vus  de  leurs  yeux,  presque  tous,  en  ces 
"  pays,  croient  à  la  réalité  de  ces  manifestations  surnaturelles.  Ce  qui 
"  est  certain,  et  hors  de  toute  contestation,  c'est  que  cette  Source  qui  a 
"  jailli  tout  à  coup,  et  que  l'on  nous  ferme  malgré  l'analyse  scientifique 
"  qui  en  proclame  l'innocuité  absolue,  n'a  fait  de  mal  à  personne  :  ce  qui  est 
"  certain,  c'est  que,  tout  au  contraire,  un  grand  nombre  déclare  y  avoir 
"  recouvré  la  santé.  Au  nom  des  droits  de  la  conscience,  indépendants 
"  de  tout  pouvoir  humain,  laissez  les  croyants  aller  y  prier,  si  cola  leur 
"  convient.  Au  nom  de  la  plus  simple  humanité,  laissez  les  malades  aller 
"  y  guérir,  si  telle  est  leur  espérance.  Au  nom  de  la  liberté  des  intelli- 
"  gences,  laissez  les  esprits  qui  demandent  la  lumiore  à  l'étude  et  à  l'exa- 
'*  men,  aller  y  découvrir  l'erreur  ou  y  trouver  la  vérité." 

L  Empereur,  avons-nous  dit  plus  haut,  était  désintéressé  dans  la  ques- 
tion, ou  plutôt  il  avait  intérêt  à  ne  pas  user  sa  force  dans  une  stérile  oppo- 
sition à  la  marche  des  événements.  Il  avait  intérêt  à  entendre  le  cri  des 
âmes  demandant  la  liberté  de  leur  foi,  le  cri  des  intelHgences  demandant 
la  liberté  d'étudier  et  de  voir.  Il  avait  intérêt  à  être  éijuitable,  et  à  ne 
pas  froisser,  par  un  arbitraire  gratuit  et  un  déni  de  justice  évident,  ceux  <|ui 
croyaient  après  avoir  vu,  et  ceux  qui,  ne  croyant  [as  encore,  revendiquaient 
îe  droit  d'examiner  pubhqucment  les  faits  mystérieux  (mi  préoccui)aient  la 
France  entière. 

On  a  vus  quels  romans  Impossibles  Rouland  avait  gravement  acceptés 
comme  des  vérités  incontestables.  Les  renseignements  (|ue  son  Excellence 
avait  du  donner  à  rEmj)ereur  n'étaient  guère  faits  j)our  éclairer  ce  der- 
nier. La  polémi(iue  des  journaux,  bien  ([u'elle  oût  triomphalement  mis  en 
lumière  le  droit  des  uns  et  linicpie  intolérance  dos  autres,  n'avait  pu  lui 
donner  une  idée  absolument  nette  de  la  situation.  A  iViarritz  seulement 
elle  lui  apparut  tout  entière,  et  il  la  connut  dans  tous  les  détails. 


180  NOTRE-DAME  DE  LOURDES. 

Napoléon  III  était  un  monarque  peu  expansif  ;  sa  pensée  se  traduisait 
rarement  par  la  parole.  Elle  se  manifestait  par  des  actes.  En  apprenant 
les  violences  absurdes  par  lesquelles  le  Ministre,  le  Préfet  et  leurs  ao-ents 
discréditaient  à  plaisir  le  Pouvoir,  son  œil  terne  s'illumina,  dit-on,  d'un 
éclat  de  froide  colère  ;  il  haussa  convulsivement  les  épaules,  et  le  nuac^e 
d'un  profond  mécontentement  passa  sur  son  front.     Il  sonna  violemment. 

— Portez  ceci  au  télégraphe,  dit-il. 

C'était  une  dépêche  laconique  pour  le  Préfet  de  Tarbes,  ordonnant  de 
la  part  de  l'empereur,  de  rapporter  à  l'instant  l'Arrêté  sur  la  Grotte  de 
Lourdes  et  de  laisser  libres  les  populations. 

On  connaît  les  théories  de  la  Science  sur  cette  merveilleuse  étincelle 
électrique  que  les  fils  de  fer,  qui  sillonnent  le  monde,  transportent  d'un 
pôle  à  l'autre  avec  la  rapidité  de  l'éclair.  La  télégraphie,  disent  les 
savants,  n'est  autre  chose  que  la  foudre.  Ce  jour-là  le  baron  Massy  fut 
de  l'avis  des  savants.  Le  télégramme  impérial,  tombant  tout  à  coup  sur 
lui,  l'abasourdit  brusquement  et  l'étourdit  net,  comme  eût  pu  le  faire  sur 
sa  maison  la  chute  soudaine  du  tonnerre.  Il  ne  pouvait  en  croire  la 
réalité.  Plus  il  y  pensait  et  plus  il  lui  semblait  impossible  de  revenir  sur 
ses  pas,  de  se  déjuger,  de  reculer  publicpiement.  Il  lui  fallait  cependant 
avaler  ce  breuvage  amer,  ou  donner  sa  démission  et  rejeter  loin  de  lui  la 
coupe  préfectorale.  Fatale  alternative.  Le  cœur  des  fonctionnaires  a 
parfois  de  grandes  angoisses. 

Quand  une  catastrophe  subite  tombe  sur  nous,  nous  avons  quelque  peine 
à  l'accepter  comme  définitive,  et  nous  nous  débattons  encore,  alors  que 
tout  est  perdu.  Le  baron  Massy  n'échappa  point  à  une  telle  illusion.  Il 
espérait  vaguement  que  l'empereur  reviendrait  sur  sa  décision.  Dans 
cette  pensée,  il  prit  sur  lui  de  tenir  pendant  quekiues  jours  la  dépêche 
secrète  et  de  ne  pas  obéir.  Il  écrivit  à  l'Empereur  et  fit,  en  outre,  intervenir 
auprès  du  Souverain  le  Ministre  Rouland,  moins  publiquement  mais  aussi 
complètement  atteint  que  lui-même  par  l'ordre  inattendu  venu  de  P>iarritz, 

Napoléon  III  iit  aussi  insensible  aux  réclamations  du  Ministre  qu'aux 
instances  et  aux  supplications  du  Préfet.  Le  jugement  qu'il  avait  porté 
était  basé  sur  l'évidence  et  il  était  irrévocable.  Tontes  ces  démarches 
n'eurent  pour  résultat  que  de  lui  apprendre  que  le  Préfet  avait  osé  mé- 
connaître ses  ordres  et  en  diiférer  l'exécution.  Une  seconde  dépêche 
partit  de  Biarritz.  Elle  était  conçue  en  des  termes  qui  ne  permettaient 
ni  une  observation  ni  un  retard.  * 

Le  baron  Massy  n'avait  ({u'à  choisir  entre  son  orgueil  et  sa  Préfecture. 
Il  fit  ce  choix  douloureux  et  il  fut  assez  humble  pour  demeurer  Préfet. 

Le  Chef  du  Département  se  résigna  donc  à  obéir.  Toutefois,  malgré 
les  impératives  dépêches  du  Maître,  il  essaya  encore,  non  de  lutter,  ce  qui 
était  visiblement  impossible,  mais  de  masquer  sa  retruite  et  de  ne  pas 
rendre  les  armes  publiquement. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  181 

Par  suite  de  quelques  indiscrétions  de  bureau,  peut-être  aussi  par  le 
récit  des  personnages  qui  s'étaient  rendus  en  ambassad  e  auprès  de  l'Em" 
pereur,  on  savait^  déjà  vaguement  dans  le  public  le  sens  des  ordres  venus 
de  Biarritz.  Ils  Taisaient  l'objet  de  toutes  les  conversations.  Le  Préfet 
ne  confirma  ni  ne  démentit  ces  rumeurs.  Il  enjoignit  à  Jacomet  et  à  ses 
agents  de  ne  plus  faire  de  procès-verbaux  et  de  cesser  toute  surveillance. 
Une  telle  abstention  venant  à  la  suite  des  bruits  qui  couraient  sur  les  ins. 
tructions  de  l'Empereur,  devait  suffire,  suivant  lui,  pour  que  les  choses 
reprissent  d'elles-mêmes  leur  cours  normal,  et  pour  que  l'Arrêté  tombilt, 
de  fait,  en  désuétude,  sans  qu'il  fut  nécessaire  de  le  rapporter.  Il  était 
même  probable  que  les  populations,  rendues  à  leur  liberté,  s'empresseraient 
d'arracher  elles-mêmes  et  de  jeter  dans  le  Gave  les  poteaux  qui  portaient 
défense  d'entrer  sur  le  terrain  communal  et  les  barrières  qui  fermaient  la 
Grotte. 

M.  ]Ma3sj  fut  trompé  dans  ses  calculs,  assez  plausibles  d'ailleurs.  Malgré 
l'abstention  de  la  Police,  malgré  les  bruits  qui  circulaient  et  «ju'aucun  per- 
sonnage officiel  ne  démentait,  peut-être  même  à  cause  de  tout  cela,  les 
populations  craignirent  quelque  piège.  Elles  continuèrent  d'aller  prier  de 
l'autre  coté  du  Gave.  Les  infractions  eurent  généralement,  comme  aupa- 
ravant, un  caractère  isolé.  Nul  ne  toucha  aux  poteaux,  ni  aux  barrières. 
Au  lieu  de  tomber  de  lui-même,  comme  l'avait  espéré  le  Préfet,  le  statu 
qiio  se  maintenait  obstinément. 

Etant  donné  le  caractère  de  Xapoléon  III,  et  la  netteté  des  expédiés 
de  Biarritz,  une  pareille  situation  était  périlleuse  pour  le  Préfet.  Le  baron 
Massy  était  trop  intelligent  pour  ne  pas  le  comprendre.  A  chaijue  instant, 
il  devait  craindre  que  l'Empereur  ne  fût  instruit  tout  à  coup  de  la  façon 
dont  il  essayait  de  louvoyer.  A  toute  heure  sans  doute,  il  tremblait  do 
recevoir  quelque  missive  terrible  qui  les  briserait  à  jamais. 

On  était  arrivé  à  la  fin  de  septembre. 

Il  se  trouva  que,  durant  ces  perplexités,  M.  Fould  eut  encore  occasion 
de  venir  à  Tarbes,  et  même  de  passer  à  Lourdes.  Augmenta-t-il,  en  lui 
parlant  du  Maître,  la  terreur  du  Préfet  ?  Le  baron  reçut-il  quelque  nou- 
veau télégramme  plus  foudroyant  que  les  deux  autres  ?  Nous  ne  savons. 
Toujours  est-il  que  le  3  octobre,  sous  le  coup  de  quelque  cause  inconnue, 
M.  Massy  devint  souple  comme  un  roseau  foulé  sous  le  pied  d'un  passant, 
et  que  sa  raideur  arrogante  parut  faire  place  à  une  prostration  soudaine  et 
complète. 

Le  lendemain,  au  nom  de  l'Empereur,  il  donna  ordre  au  maire  de 
Lourdes  de  rapporter  publi<i[uement  l'Arrêté  et  de  faire  enlever  les  poteaux 
et  les  barrières  par  Jacomet. 

M.  Lacadé  n'eut  pas  les  hésitations  de  M.  Massy.  Uti>.  weille  solution 
le  déchargeait  du  rude  fardeau  qu'avait  faic  peser  sur  lui  le  complexe  désir 
de  ménager  le  Préfet  et  les  multitudes,  les  puissances  célestes  et  le  pou- 


182  NOTRE-DAME   DE   LOUEDES. 

voir  humain.  Par  une  illusion  assez  commune  chez  les  natures  indécises, 
il  s'imagina  avoir  toujours  été  de  l'avis  qui  prévalait,  et  il  rédigea  dans  ce 
sens  une  proclamation  :  "  Habitants  de  la  ville  de  Lourdes,  le  jour  tant 
désiré  par  nous  est  enfin  arrivé  ;  nous  l'avons  conquis  par  notre  sagesse, 
par  notre  persévérance,  par  notre  foi,  par  notre  courage.  . ."  Tel  était  le 
sens  et  le  ton  de  sa  proclamation,  dont,  par  malheur,  le  texte  n'est  point 
resté  (1). 

La  proc'ûmauon  fat  lue  dans  toute  la  ville  au  son  de  la  trompette  et  du 
tambour.  En  même  temps  on  affichait  sur  tous  les  murs  le  placard  sui- 
vant : 

"  Le  Maire  de  la  ville  de  Lourdes, 
"  Vu  les  instructions  îi  lui  adressées, 
"  ARRETE  : 
"  L'Arrêté  pris  par  lui  le  8  juin  1858  est  rapporté. 
"  Fait  à  Lourdes,  en  l'hôtel  de  la  Mairie,  le  5  octobre  1858. 

Le  Maire,  A.  LACADE." 
Pendant  ce  temps,  Jacomet  et  les  Sergents  de  ville  se  rendaient  à  la 
Grotte  pour  enlever  les  barrières  et  les  poteaux. 

La  foule  j  était  déjà,  et  elle  grossissait  à  vue  d'oeil.  Les  uns  priaient  à 
genoux  et,  faisant  effort  pour  ne  point  se  laisser  distraire  par  les  bruits  exté- 
rieurs, remerciaient  Dieu  d'avoir  mis  fin  au  scandale  et  aux  persécutions. 
D'autres  se  tenaient  debout,  causant  à  voix  basse,  attendant,  non  sans 
émotion,  ce  qui  allait  se  passer.  Des  femmes  en  grand  nombre  égrenaient 
leurs  chapelets.  Plusieurs  tenaient  une  gourde  à  la  main,  voulant  la  rem- 
plir à  l'endroit  mCnne  où  la  Source  jaillissait.  On  jetait  des  fleurs  par- 
dessus les  barrières,  dans  l'intérieur  v'3  la  Grotte.  A  ces  barrières,  nul 
ne  touchait.  Il  fallait  (pie  ceux  qui  les  avaient  mises  publiquement,  en  se 
dressant  contre  la  puissance  de  Dieu,  vinssent  les  retirer  publiquement, 
en  se  courbant  devant  la  volonté  d'an  homme. 

Jacomet  arriva.  Bien  que,  malgré  lui,  un  certain  embarras  se  décelât 
dans  sa  personne  un  peu  frémissante  et  qu'on  devinât,  à  la  pilleur  de  son 
visage,  une  profonde  humiliation  intérieure,  il  n'avait  point,  contrairement 
à  l'attente  générale,  l'aspect  morne  d'un  vaincu.  Escorté  de  ses  agents, 
armés  de  haches  et  de  pioches,  il  s'avançait  le  front  haut.  Par  une  affec- 
tation qui  parut  singulière,  il  avait  son  costume  officiel  des  grandes  fêtes. 
Sa  large  écharpe  tricolore  ceignait  ses  reins,  et  flottait  sur  son  épée  de 
parade.  Il  traversa  la  foule,  et  vint  se  placer  contre  les  barrières.  Un 
tumulte  vague,  un  sourd  muimure,  (juelques  cris  isolés,  sortaient  de  la 
multitude.  Le  Commissaire  monta  sur  un  fragment  de  rocher,  et  fit  signe 


(1)  Une  g.ande  partie  les  papiers  relatifs  à  la  Grotte  de  Lourdes  fut  gardie  par  la 
famille  Lacadé,  au  lieu  d  être  laissée  aux  Archives  de  la  Mairie.  Nous  avoas  fait  de 
yains  eflForts  pour  avoir  commuuicalioQ  de  ces  précieux  documents.  La  famille  Lacadé 
nous  a  dit  les  avoir  brûlés. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  183 

qu'il  voulait  parler.  Tout  le  monde  écouta  :  "  Mes  amis,  se  serait,  dit-on, 
écrie  Jacomet.  les  barrières  que  voilà,  et  que,  à  mon  grand  regret,  la  mu- 
ninicipalité  avait  reçu  l'ordre  de  faire  élever,  vont  tomber.  Qui  plus  que 
moi  a  souffert  de  cet  obstacle,  dressé  à  l'encontre  de  votre  piété  ?  Je  suis 
religieux,  moi  o.ussi,  mes  amis,  et  je  partage  vos  croyances.  Mais  le  fonc- 
tionnaire, comme  le  soldat,  n'a  qu'une  consigne  :  c'est  le  devoir,  souvent 
bien  cruel,  d'obéir.  La  responsabilité  n'en  pèse  pas  sur  lui.  Eh  bien  !  mes 
amis,  lorsque  j'ai  été  témoin  de  votre  calme  admirable,  de  votre  respect 
du  Pouvoir,  de  votre  foi  persévérante,  j'en  ai  instruit  les  autorités  supé- 
rieures. J'ai  plaidé  votre  cause,  mes  amis.  J'ai  dit  :  "  Pourquoi  veut-on 
les  empocher  de  prier  à  la  Grotte,  de  boire  à  la  Source  ?  Ce  peuple  est 
inoffensif."  Et  c'est  ainsi,  mes  amis,  que  toute  défense  a  été  levée,  et  c'est 
ainsi  que  M.  le  Préfet  et  moi  nous  avons  résolu  de  renverser  à  jamais  ces 
barrières,  qui  vous  étaient  si  pénibles,  et  qui  me  l'étaient  bien  plus 
encore." 

La  foule  garda  un  froid  silence.  Quelques  jeunes  gens  chuchotaient  et 
riaient.  Jacomet  était  visiblement  troublé  par  son  insuccès.  Il  donna  ordre 
à  ses  agents  d'enlever  les  clôtures.  Ce  fut  fait  assez  promptement.  On  fit 
un  tas  de  ces  planches  et  de  ces  débris  au  bord  de  la  Grotte,  et  la  Police 
les  vint  chercher  plus  tard  au  commencement  de  la  nuit. 

Une  émotion  immense  remplissait  la  ville  de  Lourdes  durant  cette  après- 
midi,  la  multitude  allait  et  venait  sur  le  chemin  de  la  Grotte,  Devant  les 
Roches  Massabielle,  d'innombrables  fidèles  étaient  à  genoux.  On  chantait 
des  cantiques,  on  récitait  les  litanies  de  la  Vierge  Virgo  potens,  ora  pro 
nobis.  On  se  désaltérait  à  la  Source.  Les  croyants  étaient  libres. 
Dieu  avait  vaincu. 


LIVRE   NEUVIEME. 

Le  Préfet  Massy  et  le  commissaire  Jacomet  appelés  à  d'autres  fonctions. — La  Commis- 
sion d'enquête. — Sa  mt'nhode. — Mme  veuve  Madeleine  Rizan. — Mlle  Marie  Moreau  de 
Sazenay. —  Rapport  des  médecins. — Rapport  de  la  Commission  d'enquête. — Mande- 
ment de  l'Evêque, — Construction  d'une  oglise  aux  Massabielle 

Par  suite  des  événements  que  nous  avons  racontés,  M.  Massy  était 
devenu  impossible  dans  le  pays.  L'Empereur  ne  tarda  pas  à  l'envoyer  à 
la  première  préfecture  qui  se  trouva  vacante  dans  l'Empire.  Par  une 
singularité  digne  de  remarque,  cette  préfecture  fut  celle  de  Grenoble.  Le 
baron  Massy  ne  s'éloigna  de  Notre-Dame  de  Lourdes,  que  pour  aller  à  la 
rencontre  de  Notre-Dame  de  la  Salette. 

Jacomet  quitta  également  la  contrée.  On  le  nomma  Commissaire  de 
Police  dans  un  autre  département.  Replacé  sur  son  terrain  véritable,  il 
contribua  à  découvrir  avec  une  rare  sagacité  les  ruses  de  quelques 
coquins  dangereux  qui  avaient  déjoué  les  eîfjrts  do  son  prédécesseur,  et 


184  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

les  recherclies  lesjplus  actives  du  Parquet.  Il  s'agissait  d'un  vol  consi- 
dérable, un  vol  de  deux  ou  trois  cent  mille  francs,  commis  au  préjudice 
d'une  Compagnie  de  chemin  de  fer.  Ce  fut  le  point  de  départ  de  sa  for- 
tune dans  la  Police,  qui  était  sa  vraie  vocation.  Ses  aptitudes  remar- 
quables, très-justement  appréciées  par  ses  chefs,  devaient  le  conduire  à  un 
poste  fort  élevé. 

Le  Procureur  Impérial,  M.  Dufour,  ne  tarda  point  non  plus  à  être  appe- 
lé à  d'autres  fonctions.  M.  Lacadé  demeura  Maire,  et  on  doit  aperce- 
voir encore  une  fois  ou  deux  sa  vague  silhouette  dans  les  dernières  pages 
de  ce  récit. 

Bien  qu'il  eût  institué  un  Tribunal  d'enquête  dès  la  fin  de  juillet,  Mgr. 
Laurence,  avant  de  permettre  qu'il  entrât  en  fonctions,  avait  voulu  qu'un 
certain  apaisement  se  fît  de  lui-même  dans  les  esprits.  '*  Attendre,  pen- 
sait-il, ne  saurait  jamais  rien  compromettre,  quand  il  s'agit  des  oeuvres  de 
Dieu,  qui  tient  le  temps  dans  sa  main."  L'événement  lui  avait  donné  rai- 
son. Après  les  tumultueux  débats  de  la  presse  française  et  les  mesures 
violentes  du  baron  Massy,  la  Grotte  était  devenue  libre,  et  on  n'avait  plus 
à  redouter  le  scandale  de  voir  un  agent  de  la  police  arrêter,  sur  le  chemin 
des  Rocher  Ma?sabielle,  la  Commission  épiscopale  allant  accomplir  son 
œuvre  et  étudier,  au  lieu  même  de  l'xVpparition,  les  traces  de  la  main  de 
Dieu. 

Le  17  novembre,  la  Commission  se  rendit  à  Lourdes.  Elle  intcrrrogea 
la  Voyante.  "  Bernadette,  dit  le  procès-verbal  du  secrétaire,  se  présenta 
à  nous  avec  une  grande  modestie,  et  cependant  avec  une  assurance  remar- 
quable. Elle  se  montra  calme,  sans  embarras,  au  milieu  de  cette  nombreuse 
assemblée,  en  présence  d'ecclésiastiques  respectables  qu'elle  n'avaitjamais 
vus,  mais  dont  on  lui  avait  dit  la  mission." 

La  jeune  fille  raconta  les  Apparitions,  les  paroles  de  la  Vierge,  l'ordre 
donné  par  Marie  de  construire  en  ce  heu  une  chapelle  à  son  culte,  la  nais- 
sance soudaine  de  la  Source,  le  nom  de  "  l'Immaculée-Conception  "  que 
la  Vision  s'était  donné  à  elle-même.  Elle  exposa,  avec  la  grave  certitude 
d'un  témoin  assuré  de  lui-même  et  Ihumble  candeur  d'une  enfant,  tout  ce 
qui  lui  était  personnel  dans  ce  drame  surnaturel,  dont  les  péripéties  se 
déroulaient  depuis  bientijt  une  année.  Elle  répondit  à  toutes  les  ques- 
tions, et  ne  laissa  aucune  obscurité  dans  l'esprit  de  ceux  qui  l'interro- 
geaient, non  plus  au  nom  des  hommes,  comme  Jacomet,  le  Procureur  ou 
tant  d'autres,  mais  au  nom  de  l'Eglise  catholique,  l'éternelle  épouse  de 
Dieu.  Tout  ce  dont  elle  rendit  témoignage,  nos  lecteurs  le  connaissent. 
Nous  avons  exposé  nous-même  ces  événements,  à  leur  date,  en  diverses 
pages  de  ce  récit. 

La  Commission  visita  les  Roches  Massabielle.  Elle  vit  de  ses  yeux  l'é- 
norme jaillissement  de  la  Source  divine.  Elle  constata,  par  l'unanime 
déclaration  des  hommes  de  ce  pays,  que  la  Source  n'existait  pas  avant 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  185 

d'avoir  surgi  miraculeusement  aux  yeux  de  la  multitude,  sous  îa  main  do 
la  Voyante  en  extase. 

A  Lourdes  et  hors  de  Lourdes,  elle  fit  une  enquête  approfondie  sur  les 
guérisons  extraordinaires  accomplies  par  l'eau  de  la  Giotte. 

Il  y  avait,  en  cette  délicate  étude,  deux  parts  bien  distinctes  :  les  faits 
eux-mêmes  et  leurs  circonstances  relevaient  du  témoignage  Immain  ;  l'exa- 
men du  caractère  naturel  ou  surnaturel  de  ces  faits  relevait,  en  ^randc 
partie  du  moins,  de  la  Médecine-  La  méthode  du  tribunal  d'enr|uête 
s'inspira  de  cette  double  pensée. 

Parcourant  les  diocèses  de  Tarbes,  d'Auch  et  de  Bayonne,  la  Commis- 
sion appelait  devnnt  elle  ceux  qu'on  lai  signalait  comme  ayant  été  l'objet 
de  ^es  gu'^^iiîOns  singulières.  Elle  les  interrogeait  avec  un  soin  minutieux 
sur  toiTî  les  détails  de  leur  maladie  et  de  leur  retour,  subit  ou  graduel,  à 
lasanté.  Elle  leur  faisait  poser,  par  les  hommes  de  la  science  humaine,  des 
questions  techniques  aux([uelles  des  théologiens  n'eussent  peut-être  pas 
pensé.  Elle  convo(iuait,  pour  contrôler  ces  déclarations,  les  parents,  les 
amis,  les  voisins,  tous  les  témoins  des  diverses  phases  de  l'événement,  ceux 
qui  avaient  vu  le  malade,  ceux  qui  avaient  assisté  à  la  guérison,  etc.,  etc. 

L^ne  fois  parvenue  de  la  sorte  à  une  certitude  absolue  de  l'ensemble  et 
du  détail  des  faits,  elle  en  soumettait  l'appréciation  à  doux  médecins  émi- 
nents  et  autorisés  qu'elle  s'était  adjoints.  Ces  médecins  étaient  ^L  le  doc- 
teur Vergés,  médecin  des  eaux  de  Barèges,  professeur  agrégé  de  la 
Faculté  de  Montpellier,  et  M.  le  docteur  Dozous,  qui  avait  déjà  étudié 
pour  son  propre  compte  plusieurs  de  ces  étranges  incidents. 

Chaque  médecin  consignait  dans  un  rapport  à  part  son  appréciation  sur 
la  nature  de  la  guérison  :  tantôt  repoussant  le  Miracle  pour  attribuer  à 
des  causes  naturelles  la  cessation  de  la  maladie,  tantôt  déclarant  le  fait 
entièrement  inexplicable  autrement  que  par  une  action  surnaturelle  de  la 
puissance  divine  ;  tantôt  enfin  ne  concluant  pas,  et  restant  dans  le  doute, 
doute  plus  ou  moins  mcliné  vers  l'une  ou  vers  l'autre  de  ces  solutions. 

Sur  ce  double  élément,  la  })leinc  connaissance  des  faits  d'un  coté,  et  les 
conclusions  de  la  Science  de  l'autre, — la  Commission  délibérait  et  propo- 
posait  son  jugement  à  l'Evèque  avec  toutes  les  pièces  du  procès. 

La  Commission  n'avait  et  ne  pouvait  avoir  d'opinion  préconçue.  Croyant 
en  principe  au  Surnaturel,  que  Ton  rencontre  si  souvent  dans  l'histoire  du 
Monde,  elle  savait  en  môme  temps  que  rien  ne  tend  à  discréditer  les  vrais 
miracles  venus  de  Dieu,  comme  les  faux  prodiges  venus  des  hommes. 
Egalement  éloignée,  soit  d'affirmer  à  l'avance,  soit  de  nier  prématurément, 
n'ayant  de  parti-pris  ni  pour  le  Miracle  ni  contre  lui,  elle  bornait  sa  tâche 
à  examiner  et  ne  cherchait  que  la  Vérité.  Faisant  appel,  pour  s'éclairer 
sur  les  divers  faits  qu'elle  étudiait,  à  toutes  les  lumières,  à  tous  les  ren- 
seignements, à  tous  les  tériioignages,  elle  agissait  publiquement.  Elle 
^tait  ouverte  aux  incroyants  comme  à  ceux  qui  croyaient.  Energi(iuement 


18G  XOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

résolue  à  écarter  avec  la  plus  impitoyable  sévérité  tout  ce  qui  était  vague 
et  incertain,  et  à  n'accepter  que  les  faits  précis,  assurés,  incontestables? 
elle  refusait  toute  déclaration  basée  sur  des  on-dit  et  sur  de  vaines  rumeurs*  • 

A  tout  témoin  se  présentant  devant  elle,  elle  imposait  deux  conditions  : 
— la  première  de  ne  déposer  que  de  ce  qu'il  savait  personnellement,  que 
de  ce  qu'il  avait  vu  de  ses  yeux  : — la  seconde,  de  s'engager  à  dire  toute 
la  vérité  et  la  vérité  seule  par  la  solennelle  formalité  du  serment. 

Avec  de  telles  précautions,  avec  une  organisation  si  prudente  et  si  sage, 
il  était  impossible  à  de  faux  miracles  de  parvenir  à  tromper,  même  un 
instant,  le  jugement  de  la  Commission.  Cela  était  'impossible  surtout,  au 
milieu  de  tant  d'esprits  hostiles  soulevés  contre  le  Surnaturel  et  intéressés 
à  combattre  et  à  renverser  toute  erreur,  toute  exagération,  toute  assertion 
douteuse,  tout  fait  miraculeux  mal  démontré. 

Donc,  si  de  vrais  Miracles,  incomplètement  constatés,  devaient  de  la 
sorte  échapper  indubitablement  à  la  sanction  de  la  Commission  d'enquête, 
il  était  du  moins  absolument  certain  qu'aucun  prestige  monteur  ne  pourrait, 
tenir  devant  la  sévérité  de  son  examen  et  prendre  place,  dans  sa  pensée 
parmi  les  faits  admirables  de  l'ordre  surnaturel  et  divin. 

Quicomiue  avait,  pour  contester  tel  ou  tel  miracle,  non  de  vagues  théo- 
ries générales,  mais  des  articulations  précises  et  une  connaissance  person- 
nelle des  faits,  était  publiquement  mis  en  demeure  de  se  présenter.  Ne 
point  le  faire,  c'était  passer  condamnation  et  avouer  qu'on  n'avait  rien  de 
formel  et  de  particulier  à  alléguer  et  aucune  contre-preuve  à  fournir. 
L'abstention  avait  ce  sens  évident  et  cette  haute  portée.  Ce  n'est  pas 
quand  ils  sont  échauffés  par  la  passion  et  par  l'ardeur  d'une  longue  lutte 
que  les  partis  se  laissent  condamner  par  défaut.  Refuser  le  combat,  c'est 
accepter  la  défaite. 

Pendant  plusieurs  mois,  la  Commission  épiscopale  se  transporta  de  la 
sorte  auprès  de  ceux  que  la  notoriété  publique  et  quelques  renseignements 
préalables  lui  désignaient  comme  ayant  été  l'objet  d'une  de  ces  guérisons 
étonnantes  dont  elle  avait  à  déterminer  le  caractère. 

Elle  constata  un  grand  nombre  de  Miracles.  Parmi  ceux-là,  plusieurs 
ont  déjà  trouvé  place  dans  le  cours  de  ce  récit.  Deux  d'entre  eux  étaient 
tout  récents.  Ils  avaient  eu  lieu  peu  de  temps  après  la  retraite  de  l'Arrêté 
préfectoral  et  la  réouverture  de  la  Grotte.  L'un  s'était  accompli  à  Nay, 
l'autre  à  Tartas.  Bien  que  les  deux  chrétiennes  qui  avaient  été  l'objet  do 
la  faveur  céleste  fussent  inconnues  l'une  de  l'autre,  un  lien  mystérieux 
semblait  unir  ces  événements.  Racontons-les  successivement,  tels  que 
nous  les  avons  nous-mêmes  étudiés  et  écrits  sous  l'impression  des  vivants 
témoignages  ({ue  nous  avons  entendus. 

Dans  cette  même  ville  de  Nay,  où  avait  été  guéri  miraculeusement,  quel- 
ques mois  auparavant,  le  jeune  Henri  Busquet,  une  femme  déjà  parvenue  à 
la  vieillesse,  Mme  veuve  Madeleine  Rizan,  était  sur  le  point  de  mourir. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDE?.  187 

Sa  vie,  du  moins  depuis  vingt-quatre  ou  vingt-cinq  ans,  n'avait  6t6  qu'une 
longue  suite  de  douleurs.  Frappée  en  1832  par  le  choiera,  elle  était 
demeurée  à  peu  près  paralysée  de  tout  le  coté  gauche  :  elle  boitait  et  no 
parvenait  à  faire  quelques  pas  dans  l'intérieur  de  la  maison,  qu'en  s'ap- 
puyant  contre  les  murs  ou  contre  les  meubles.  Earement,  deux  ou  trois 
fois  par  an,  au  plus  fort  de  l'été,  pouvait- elle,  aidée  et  presque  portée  par 
des  bras  étrangers,  se  rendre  à  l'église  de  Nay,  assez  voisine  de  sa  maison, 
et  y  entendre  la  sainte  Messe.  Il  lui  était  impossible,  sans  le  secours 
d'autrui,  soit  de  se  mettre  à  genoux,  soit  de  se  relever.  L'une  de  ses 
mains  était  entièrement  atrophiée.  Sou  tempérament  général  ne  s'était 
guère  moins  ressenti  que  ses  membres  des  suites  du  terrible  fléau.  Elle 
était  en  proie  à  de  continuels  vomissements  de  sang.  L'estomac  était 
hors  d'état  de  supporter  les  aliments  solides.  Du  jus  de  viande,  des  pu- 
rées, du  café  avaient  suffi  cependant  à  soutenir  en  elle,  dans  ces  déplorables 
conditions,  la  flamme  vacillante  de  la  vie.  Flamme  chétive  toutefois,  tou- 
jours prête  à  s'éteindre  en  son  foyer  mystérieux,  et  impuissante  à  réchauf- 
fer ce  malheureux  corps  qu'agitait  souvent  un  tremblement  glacé.  La 
pauvre  femme  avait  toujours  froid.  Même  au  milieu  des  ardeurs  de  juillet 
ou  d'août,  elle  demandait  sans  cesse  à  voir  le  feu  pétiller  dans  ITitrc  et 
faisait  approcher  de  la  cheminée  son  vieux  fauteuil  de  malade. 

Depuis  seize  ou  dix-huit  mois  son  état  s'était  aggravé  ;  la  paralysie  du 
côté  gauche  était  devenu  comj'lète  ;  la  même  infirmité  commençait  à  en- 
vahir la  jambe  droite.  Les  membres  atrophiés  étaient  ^'uméfiés  outre 
mesure,  comme  le  sont  parfois  ceux  des  hydropiques. 

Mme  Rizan  avait  quitté  le  vieux  fauteuil  pour  le  lit.  Elle  ne  pouvait 
y  faire  un  seul  mouvement,  tant  elle  était  infirme,  et  on  était  obligé  de  la 
retourner  de  temps  en  temps  et  de  la  changer  de  position.  Elle  n'était 
plus  qu'une  masse  inerte.  La  sensibilité  était  perdue  tout  aussi  bien  que 
le  mouvement. — Oii  sont  mes  jambes  ?  disait-elle  quelquefois  quand  on 
venait  de  la  déplacer  un  peu. 

Ses  membres  s'étaient  pour  ainsi  dire  ramassés  et  repliés  sur  eux-mêmes. 
Elle  se  tenait  constamment  couchée  sur  le  côté,  en  forme  de  Z. 

Deux  médecins  l'avaient  successivement  soignée.  M.  le  docteur  Tala- 
mon  l'avait  depuis  longtemps  jugée  incurable,  et,  s'il  continuait  à  la  voir 
fréquemment,  c'était  seulement  à  titre  d'ami.  Il  refusait  de  lui  ordonner 
des  remèdes,  disant  que  tout  traitement,  quel  qu'il  fût,  serait  fatalement 
nuisible  et  que  la  pharmacie  et  les  médicaments  ne  pouvaient  qu'affaiblir 
la  malade  et  user  encore  davantage  son  organisme  déjà  si  profondément 
atteint.  M.  le  docteur  Subervielle,  sur  l'insistance  de  Mme  Rizan,  avait 
prescrit  quelques  ordonnances,  rapidement  reconnues  inutiles,  et  avait 
également  renoncé  à  toute  espérance. 

Si  les  membres  paralysés  étaient  devenus  insensibles,  les  souffrances  que 
cette  infortunée  ressentait  ailleurs,  tantôt  à  l'estomac  ou  au  ventre,  tantôt 


188  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

à  la  tête,  étaient  atroces.  La  position  constante,  que  son  malheureux 
corps  était  obligé  de  garder  avait  fini  par  produire  une  double  plaie,  l'une 
au  creux  de  la  poitrine,  l'autre  à  l'aine.  Sur  le  coté,  en  plusieurs 
endroits,  sa  peau  était  usée  par  le  long  frottement  du  lit,  et  laissait  voir  la 
chair  toute  dénudée  et  sanglante.     La  mort  approchait. 

Mme  Rizan  avait  deux  enfants.  Sa  fille,  nommée  Lubine,  demeurait 
avec  elle  et  la  soignait  avec  un  dév^ouement  de  toutes  les  heures.  Son  fils, 
M.  Romain  Rizan,  était  placé  à  Bordeaux  dans  une  maison  de  commerce. 

Lorsque  le  dernier  espoir  fut  perdu  et  (^ue  le  docteur  Suberviclle  eut 
déclaré  que  la  malade  avait  à  peine  quelques  jours  à  vivre,  on  manda  en 
toute  hâte  M.  Romain  Rizan.  11  vint,  embrassa  sa  mère,  reçut  sa  béné- 
diction et  ses  suprêmes  adie  Puis,  obligé  de  repartir  par  suite  d'un 
ordre  qui  le  rappelait,  arracha-  ^.,.a  pied  de  ce  lit  de  mort  par  la  cruelle 
tyrannie  des  affaires,  il  quitta  sa  mère  avec  la  poignante  certitude  de  ne 
plus  la  revoir. 

La  mourante  avait  reçu  l'extrême-onction.  Son  agonie  se  prolongeait 
au  milieu  de  souffrances  inlolérables. 

— Mon  Dieu  î  s'écriait-elle  souvent,  mettez  un  terme  à  tant  de  douleurs. 
Accordez-moi,  Seigneur,  ou  de  guérir  ou  de  mourir  ! 

Elle  fit  prier  les  sœurs  de  la  Croix,  à  Igon,  dont  sa  belle-sœur  était 
Supérieure,  de  faire  à  la  très-sainte  Vierge  une  ncuvaine  pour  obtenir  de 
sa  puissance  ou  la  guérison  ou  la  mort.  La  mala.ie  témoigna  aussi  le 
désir  de  boire  de  l'eau  de  la  Grotte.  L^ne  voisine,  Mme  Nessans,  qui  se 
rendait  à  Lourdes,  promit  de  lui  en  rapporter  à  son  retour. 

Depuis  quelque  temps  on  la  veillait  jour  et  nuit.  Le  samedi,  10  octobre, 
une  crise  violente  annonça  l'approche  définitive  du  dernier  moment.  Les 
crachements  de  sang  furent  presque  continuels.  Une  teinte  Hvide  se  ré- 
pandit sur  ce  visage  amaigri.  Les  yeux  devinrent  vitreux.  La  malade 
ne  parlait  presque  plus,  sinon  pour  se  plaindre  de  douleurs  aiguës.  — Sei- 
gneur, répétait-elle  souvent,  Seigneur  que  je  souffre  î  Ne  pourrai-je  donc 
pas  mourir? 

— Son  vœu  sera  bientôt  exaucé,  dit  le  docteur  Subcrvielle  en  la  quit- 
tant. Elle  mourra  dans  la  nuit  ou  au  plus  tard  à  la  naissance  du  jour. 
Il  n'y  a  plus  d'huile  dans  la  lampe. 

De  temps  en  temps  la  porte  s'ouvrait.  Des  amis,  des  voisins,  deS 
prêtres,  M.  l'abbé  Dupont,  M.  l'abbé  Sanarens,  vicaire  de  Nay,  entraient 
silencieusement  et  demandaient  à  voix  basse  si  la  mourante  vivait 
encore. 

Le  soir  en  la  quittant,  M.  l'abbé  André  Dupont,  son  consolateur  ne 
peut   retenir  ses  larmes. 

— Avant  le  jour  elle  sera  morte,  dit-il,  et  je  ne  la  reverrai  qu'en 
Paradis. 

La  nuit  était  venue.     La  solitude  s'était  faite  peu  à  peu  dans  la  maison. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  189 

Agenouill{?e  devant  une  statue  de  la  Vierge,  Lubine  priait,  sans  espérance 
terrestre.  Le  silence  était  profond  et  n'était  interrompu  que  par  la  respi- 
ration pénible  de  la  malade.     Il  était  près  de  minuit. 

— Ma  fille  !  dit  l'agonisante. 

Lubine  agenouillée  se  lève  et  s'approche  du  lit  : 

— Que  voulez- vous,  ma  mère,  fit-elle  en  lui  prenant  la  main. 

— Ma  chère  enfant,  —  lui  dit  d'une  voix  un  peu   étrange  la  mourante 

qui  sembla  sortir  comme  d'un  songe  profond, —  va  chez  notre   amie,  Mme 

Kessan?,  qui  a  dû  rentrer  de  Lourdes  ce  soir.     Demande-lui  un  verre 

d'eau  de  la  Grotte.     C'est  cette  eau  qui  doit  me  guérir.     La    Sainte 

Vierge  le  veut. 

Ma  bonne  mère,  répondit  Lubine,  il  est  trop  tard  à  ce  moment.     Je 

ne  puis  vous  laisser  seule,  et  tout  le  monde  est  couché  chez  Mme  Nessans. 
Mais  demain  matin,  j'irai  en  chercher  dès  la  première  heure. 

—  Attendons  alors. 

Et  la  malade  rentra  dans  son  silence. 

La  nuit  se  passa  et  fut  longue. 

Les  joyeuses  cloches  du  dimanches  annoncèrent  enfin  le  lever  du  jour. 
JjAncfelus  du  matin  portait  à  la  Vierge  Marie  les  prières  de  la  terre  et 
célébrait  l'éternelle  mémoire  de  sa  toute-puissante  maternité.  Lubine 
courut  chez  Mme  ]Me,3sans,  et  revint  aussitôt  portant  une  bouteille  d'eau 
de  la  Grotte. 

—  Tenez,  ma  mère,  buvez!  et  que  la  sainte  Vierge  vienne  à  votre 
secours  ! 

Mme.  Rizan  porta  le  verre  à  ses  lèvres  et  en  avala  quelques  gorgées. 

— 0  ma  fille,  ma  fille,  s'écria-t-elle,  c'est  la  Vie  que  je  bois.  Il  y  a  la 
Vie  dans  cette  eau  !  Frotte-m'en  le  visage  !  Frotte-m'en  le  bras  !  Frotte- 
m'en  tout  le  corps  î 

Touie  tremblante  et  hors  d'elle-même,  Lubine  trempa  un  linge  dans 
l'eau  miraculeuse  et  lava  le  visage  de  sa  mère. 

—  Je  me  sens  guérie,  criait  celle-ci  d'une  voix  redevenue     aire  et  forte , 
je  me  sens  guérie  ! 

Lubine,  cependant,  épongeait  à  l'aide  du  linge  mouillé  les  membres 
paralysés  et  tuméfiés  de  la  malade.  Avec  une  ivresse  de  bonheur,  mêlée 
de  je  ne  sais  quel  frisson  d'épouvante,  elle  voyait  l'enflure  énorme  s'af- 
faisser et  disparaître  soudainement  sous  le  mouvement  rapide  de  sa  main,  et 
ia  peau,  violemment  tendue  et  luisante,  reprendre  sou  aspect  naturel.  Su- 
bitement, pleinement,  sans  transition,  la  santé  et  la  vie  renaissaient  sous 
ses  doigts. 

—  Il  me  semble,  disait  la  mère,  qu'il  sort  de  moi  par  tout  le  corps,  comme 
des  boutons  brûlants. 

C'était  sans  doute  le  principe  intérieur  du  mal  qui  s'enfuyait  de  ce 
corps  jus(|ue-là  si  tourmenté  parla  douleur,  et  qui  le  (quittait  à  jamais,  sous 
l'action  d'une  volonté  surhumaine. 


190  "  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

Tout  cela  s'était  accompli  en  un  instant.  En  une  minute  ou  deux,  le  corps 
agonisant  de  Mme  Rizan,  épongé  par  sa  fille,  avait  retrouvé  la  plénitude 
de  ses  forces. 

— Je  suis  guérie  !  tout  à  fait  guérie,  s'écriait  la  bienheureuse  femme. 
Que  la  sainte  Vierge  est  bonne  î  Qu'elle  est  puissante  î 

Puis,  après  cet  élan  vers  le  ciel,  les  appétits  matériels  de  la  terre  se 
firent  sentir  violemment. 

— Lubine,  ma  chère  Lubine,j'ai  faim,  je  veux  manger. 

— Voulez- vous  du  café,  voulez- vous  du  vin  ou  du  lait  ?  balbutia  la  jeune 
fille,  troublée  par  la  soudaineté,  en  quel[ue  sorte  foudroyante  de  oe 
miracle. 

—  Je  veux  de  la  viande  et  du  pain,  ma  fille,  dit  la  mère.  Je  n'en  ai 
pas  mangé  depuis  vingt-cjuatre  ans. 

Il  y  avait  là  <iuel<|ue  viande  froide,  un  peu  de  vin.  Mme  Rizan  but  et 
manirea. 

— Et  maintenant,  dit-cllc,  je  veux  me  lever. 

— Ce  n'est  pas  possible,  ma  mère,  dit  Lubine,  hésitant  malgré  elle  à  en 
croire  ses  yeux,  et  s'imaginant  peut-être  que  les  guérisons  venues  directe- 
ment de  Dieu  étaient  soumises,  comme  les  cures  ordinaires,  aux  lenteurs 
et  aux  précautions  de  la  convalescence.  Elle  tremblait  de  voir  ce  miracle 
si  inespéré  s'évanouir  tout  à  coup. 

Mme.  Rizan  insista  et  demanda  ses  vêtements.  Ils  étaient  depuis  bien 
des  mois  repliés  et  mis  à  leur  place  dans  l'armoire  d'une  pièce  voisine.  On 
pensait,  hélas  !  qu'ils  ne  serviraient  plus.  Lubine  sortit  de  la  chambre 
pour  aller  les  chercher.  Elle  rentra  presque  aussitôt  :  mais,  arrivée  sur  le 
seuil  de  la  porte,  elle  poussa  un  grand  cri  et  laissa  tomber  à  terre,  tant  son 
saisissement  fut  grand,  la  robe  qu'elle  portait  à  la  main. 

Sa  mère,  durant  cette  courte  absence,  avait  sauté  hors  du  lit  et  était 
allée  s'agenouiller  devant  la  cheminée  ou  se  trouvait  la  statue  de  la  Vierge. 
Elle  était  là,  les  mains  jointes,  remerciant  sa  toute-puissante  libératrice. 

Lubine,  terrifiée  comme  devant  la  résurrection  d'un  mort,  était  inca- 
pable d'aider  sa  mère  à  se  vêtir.  Celle-ci  ramassa  sa  robe,  s'habilla  toute 
seule  en  un  clin  d'œil  et  retomba  à  genoux  aux  pieds  de  l'image  sacrée. 

Il  était  environ  sept  heures  du  matin.  Ou  sortait  de  la  première  Messe. 
Le  cri  de  Lubine  fut  entendu  dans  la  rue  par  les  groupes  qui  passaient 
sous  ses  fenêtres. 

— Pauvre  fille  !  dit-on,  c'est  sa  mère  qui  vient  d'expirer.  Il  était 
impossible  qu'elle  passât  la  nuit. 

Plusieurs  personnes,  amies  et  voisines,  entrèrent  aussitôt  dans  la  maison 
pour  soutenir  et  consoler  Lubine  en  cette  indicible  douleur.  Parmi  elles, 
deux  8œurs  de  Sainte  Croix. 

— Et  bien,  ma  pauvre  enfant,  elle  est  donc  morte,  votre  bonne  mère  ! 
Mais  vous  la  reverrez  au  ciel. 


XOTRE-DAME    DE   LOURDES.  191 

Et  elles  s'approchèrent  de  la  jeune  fille,  qu'elles  trouvèrent  appuyée 
contre  la  porte  entr' ouverte  et  le  vi.  ~ige  bouleversé. 

Lubine  put  à  peine  leur  répondre. 

— Ma  mère  est  ressuscitéc,  fit-elle  d'une  voix  étranglée  par  une  émotion 
si  forte  qu'elle  ne  pouvait  la  porter  sans  défaillir. 

— Elle  délire,  pensèrent  lo^  Cœurs  en  pénétrant  dans  1;.  chambre,  sui- 
vies des  quel(|ue3  personnes  qui  montaient  avec  elles  l'escalier. 

Lubine  avait  dit  vrai. 

Mme.  Rizan  avait  quitté  son  lit.  Elle  était  habillée  et  priait,  prosternée 
devant  l'image  de  Marie.     Elle  se  leva  et  dit  : 

— Je  suis  guérie  î     Ecmercions  la  Sainte  Vierge.     Tous  à  genoux  ! 

Le  bruit  de  cet  événement  extraordinaire  se  répandit  dans  la  ville  de 
K ay  avec  la  rapidité  de  l'éclair.  Tout  ce  jour  et  le  lendemain  la  maison 
fut  pleine  de  monde.  La  foule  se  pressait,  émue  et  recueillie,  dans  cette 
chambre  où  venait  de  passer  un  rayon  de  la  tcute-puissante  bonté  de  Eieu. 
Chacun  voulait  voir  Mme.  llizan,  toucher  son  corps^ rendu  à  la  vie,  se 
convaincre  de  ses  propres  yeux,  et  graver  en  son  souvenir  tous  les  détails 
de  ce  drame  surnaturel. 

M.  le  docteur  Subcrviclle  reconnut  sans  hésiter  le  caractère  surnaturel 
et  divin  de  cette  guérison  extraordinaire. 

A  Bordeaux  cependant,  M.  Romain  Rizan  au  désespoir  attendait  avec 
angoisse  la  missive  fatale  qui  devait  lui  annoncer  la  mort  de  sa  mère. 

Ce  fut  pour  lui  un  coup  terrible  Iorâ(|u'un  matin,  la  poste  lui  apporta  une 
lettre  dont  l'adresse  portait  récriture  bien  connue  de  ]\L  ra1)bé  Du})ont. 
— J'ai  perdu  ma  pauvre  mère,  dit-il  à  un  ami  qui  était  venu  le  visiter. 
Et  il  fondit  en  larmes  sans  avoir  le  courage  de  briser  renveloj)pe. 
— Ayez  de  la  force  dans  le  malheur,  ayez  de  la  foi,  lui  disait  son  ami. 
Il  rompit  enfin  le  cachet.      Les  premiers  mots  qui  frappèrent  ses  yeux 
furent  ceuv-"'  •     ^'- Deo  gratias  !    Alléluia!    Réjouissez-vous,  mon  cher 
*'  an^'       votre,    '"e  est  gu'"'o,  coviplrtement  guérie.     C'est  la  Sainte 

-  V'ierge  qui  lui  a  .  "  miraculeusement  la  santé.'  L'abbé  Dupont  lui 
racontait  de  quelle  fa(;on  toute  divine  Mme.  Rizan  avait  trouvé  au  terme 
de  son  agonie,  la  vie  au  lieu  de  la  mort. 

Quelle  joie  pour  le  fils  !  quelle  joie  pour  son  ami  î 

Cet  ami  était  employé  dans  une  imprimerie  de  Bordeaux  où  se  publiait 
I3  3Tessa(/er  catholique. 

— Donnez-moi  cette  lettre,  dit-il  à  Romain  Rizan,  il  faut  que  les  œuvres 
de  Dieu  soient  connues,  et  (^ue  Notre-Dame  do  Lourdes  soit  glorifiée. 

Moitié  de  gré,  moitié  de  force,  il  obtint  la  lettre.     Le  ^Lsnajer  cath- 
liqiie  la  publia  quelpies  jours  ajtrès. 

Quant  à  l'heureux  fils,  il  repartit  presque  aussitôt  pour  Xay.     A*  l'ai - 
rivée  de  la  diligence,  une  femme  l'attendait.     Elle  courut  à  lui,  alerte  et 


192  NOTRE-DAME    DE   LOURDES. 

vive,  quand  il  descendit  de  voiture,  et  se  précipita  dans  ses  bras  en  pleu- 
rant d'attendrissement  et  de  joie. 

C'était  sa  mère. 

Dix  ans  après,  l'auteur  de  ce  livre,  à  la  recherche  de  tous  les  détails  de 
la  vérité,  alla  refaire  lui-même,  pour  écrire  cette  histoire,  l'enquête  qu'a- 
vait faite  jadis  la  commission  épiscopale.  Il  visita  Mme.  Eizan  dont  il 
admL  .i  pleine  santé  et  la  verte  vieillesse.  Parvenue  aujourd'hui  à  sa 
soixante  et  onzième  année,  elle  n  a  aucune  des  infiimités  que  lâge  amène 
avec  lui.  De  tant  de  maux  et  de  souffrances,  il  n'est  resté  aucune  trace. 
Tous  ceux  qui  l'avaient  connue  jadis,  et  dont  nous  entendions  le  témoi- 
gnagne,  étaient  encore  dans  la  stupéfaction  d'un  événement  si  prodigieux. 

— Mais,  dîmes-nous  à  un  ecclésiasti(|ue  de  Nay  qui  nous  servait  de 
guide,  la  malade  était,  si  je  ne  me  trompe,  visitée  par  un  autre  médecin 
du  pays,  M.  le  docteur  Talamon  '^ 

— C'est  un  homme  fort  distingué,  répondit  notre  compagnon.  Il  allait 
habituellement  chez  Mme.  Rizan,  non  plus  comme  médecin,  mais  comme 
voisin  et  comme  ami.  Or,  à  partir  de  la  guérison  miraculeuse,  il  cessa 
d'y  venir,  et  n'y  apparut  que  huit  ou  dix  mois  après. 

— Peut-être,  reprîmes-nous,  voulut-il  éviter  d'être  interpellé,  et  d'avoir 
à  s'expliquer  sur  ce  fait  extraordinaire,  qui  était  sans  doute  peu  d'accord 
avec  ses  principes  de  philosophie  médicale  ? 

— Je  ne  sais. 

— N'importe,  je  veux  le  voir. 

Nous  frappâmes  à  sa  porte. 

M.  le  docteur  Talamon  est  un  grand  et  beau  vieillard  à  la  tête  intelli- 
gente et  expressive.  Un  front  remarquable,  une  couronne  de  cheveux 
blancs,  un  regard  ferme  qui  annonce  des  idées  arrêtées,  une  bouche  mobile 
sur  laquelle  se  joue  fréquemment  le  sourire  du  scepticisme  :  tels  sont  les 
traits  principaux  que  l'on  remarque  en  l'abordant. 

— Il  y  a  longtemps  que  cela  s'est  passé,  nous  dit-il.  A  dix  ou  douze  ans 
de  distance,  ma  mémoire  ne  se  souvient  que  d'une  façon  fort  vague  de  ce 
dont  vous  me  parlez,  et  dont  je  ne  fus  point  d'ailleurs  le  témoin  direct.  Je 
ne  vis  Mme  Rizan  que  plusieurs  mois  après',  et  j'ignore  dans  quelles  con- 
ditions, par  quels  agents,  par  quelle  progression  lente  ou  rapide  sa  guéri- 
son  s'était  accomplie. 


(1.)  "  Touies  les  circonstances  de  ce  fait,  dit  le  rapport  des  médecins,  portent  le 
sceau  du  surnaturel.  Il  est  impossible  d'échapper  à  cette  conviction  lorsque,  d'un  côté, 
on  considère  la  chronicité  du  mal,  dont  l'origine  remonte  à  1834;  la  force  de  la  cause 
qui  l'a  engendré,  le  choléra  ;  le  siège  de  qneUpies-uns  de  ses  syniptôrues  dans  un  organe 
important  de  la  vie,  l'ostomnc  ;  l'inutilité  des  traitements  ordonnés  et  contluits  par  un 
médecin  capable,  M.  8ubervielle,  Tahaisçement  progressif  des  forces,  suite  inévitable  de 
la  dyspepsie  et  des  soustrnctiono  faites  à  l'inervation  par  des  douleurs  presque  conti- 
nuelles ;  et  que,  d'un  autre  côté,  on  met  en  regard  de  toutes  ces  circonstances  l'efficacité 
de  l'eau  naturelle. employée  seulement  une  fois,  et  l'instantanéité  du  résultat  obtenu." 


NOTRE-DAME   D^î   LOURDES.  193 

— Mais  comment,  monsieur  le  docteur,  n'eûtes-vous  point  la  curiosité  de 
vérifier  par  vous-même  le  fait  extraordinaire  que  vous  apprit  immédiate- 
ment la  rumeur  publique,  qui  fut  énorme  dans  ce  pays  ? 

— Ma  foi  !  monsieur,  me  répondit-il,  je  suis  un  vieux  médecin  ;  je  sais 
que  les  lois  de  la  nature  ne  sont  jamais  bouleversées  ;  et,  pour  vous  parler 
franchement,  je  ne  crois  pas  à  tous  ces  miracles. 

— Ah  !  docteur,  vous  péchez  contre  la  foi,  s'écria  l'abbé  qui  m'avait 
servi  d'introducteur. 

— Et  moi,  monsieur  le  docteur,  je  ne  vous  accuse  pas  d'avoir  péché 
contre  la  foi,  mais  je  vous  accuse  d'avoir  péché  contre  la  science  particulière 
que  vous  professez  :  la  Médecine. 

— Comment  donc,  et  en  quoi  ? 

— La  Médecine  n'est  pas  une  science  spéculative,  c'est  une  science 
expérimentale.  L'expérience  est  sa  loi.  L'observation  des  faits,  voilà  son 
principe  premier  et  fondamental.  Si  on  vous  eût  dit  que  Mme  Rizan  avait 
été  guérie  de  la  sorte  en  se  frottant  avec  une  infusion  de  telle  ou  telle 
plante  récemment  trouvée  dans  la  montagne,  vous  n'auriez  certainement 
pas  manqué  d'aller  constat»  "  la  cruérison,  examiner  la  plante  et  euregistror 
une  découverte  qui  vous  aurait  peut-être  parue  aussi  importante  que  celle 
du  quinquina  au  siècle  dernier.  Il  en  eût  été  de  même  si  cette  cure  sou 
daine  eût  été  produite  par  quelque  nouvelle  source  sulfureuse  ou  alcaline 
Mais,  ici,  on  parlait  d'une  eau  jaillie  miraculeusement  et  vous  n'avez  pas 
voulu  aller  voir.  Oubliant  que  vous  étiez  Médecin,  c'est-à-dire  le  très- 
humble  serviteur  des  faits,  vous  avez  refusé  de  regarder,  comme  les  aca- 
démies des  sciences  qui  nièrent  la  vapeur  sans  daigner  vérifier,  et  qui 
proscrivirent  le  quinquina  au  nom  de  je  ne  sais  quels  principes  médicaux. 
En  médecine,  quand  un  fait  se  présente  qui  contredit  un  principe  accepté, 
c'est  la  preuve  que  le  principe  est  faux.  L'expérience  est  le  juge  suprême. 
Et  tenez,  monsieur  le  docteur,  permettez-moi  de  vous  faire  observer  que  si 
vous  n'aviez  pas  eu  une  vague  conscience  de  ce  que  je  vous  dis-là,  vous 
n'auriez  pas  hésité  à  aller  vérifier,  et  vous  vous  seriez  donné  le  plaisir  de 
convaincre  d'imposture  un  Miracle  qui  mettait  tout  le  pays  en  émoi.  Mais 
c'eût  été  vous  exposer  à  rendre  les  armes.  Et  vous  avez  été  comme  ces 
hommes  de  parti  qui  ne  veulent  p?s  entendre  les  raisons  de  leur  adver- 
saire. Vous  avez  écouté  vos  préventions  philosophiques  et  vous  avez  man- 
qué à  la  loi  de  Médecine,  qui  est  d'affronter  l'étude  des  faits,  quels  qu'ils 
soient,  pour  en  tirer  des  enseignements.  Je  vous  dis  ces  choses,  docteur, 
avec  d'autant  plus  de  liberté  que  je  sais  votre  haut  mérite,  et  (|ue  je 
n'i^more  point  que  votre  très-grand  esprit  est  capable  d'entendre  la  vérité. 
Beaucoup  de  médecins  refusent  de  certifier  des  faits  de  cette  naturre  par 
respect  humain,  n'osant  braver  ni  le  mécontentement  de  la  Faculté,  ni  les 
railleries  des  confrères.     Quant  à  vous,  docteur,  si  votre  philosophie  voua 


194  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

a  trompé,  la  crainte  des  hommes  n'a  été  absolument  pour  rien  dans  votre 
abstention. 

— Non,  certes,  me  dit-il.  Mais  peut-être,  en  me  plaçant  au  point  de  vue 
que  vous  exprimez,  eussé-je  mieux  fait  d'examiner. 

Bien  longtemps  avant  les  événements  de  Lourdes,  à  une  époque  où 
Bernadette  n'était  pas  encore  au  monde,  en  1843,  dans  le  courant  du  mois 
d'avril,  une  honorable  famille  do  Tartas,  dans  les  Landes,  était  dans  de 
sérieuses  inquiétudes.  Depuis  un  an  environ,  Mlle  Adèle  de  Chaut  on 
avait  épousé  M.  Moreau  de  Sazenay,  et  elle  touchait  au  terme  de  sa  déli- 
vrance. 

La  crise  d'une  première  maternité  est  toujours  redoutable.  Les  méde- 
cins appelés  en  toute  hûte  dès  les  symptômes  précurseurs,  déclarèrent  que 
l'enfantement  serait  laborieux,  et  ils  ne  dissimulèrent  pas  la  possibilité 
de  quelque  péril. 

Il  n'est  personne  qui  ne  sache  ou  qui  ne  comprenne  les  cruelles  anxiétés 
de  semblables  situations.  Les  plus  poignantes  angoisses  ne  sont  point  pour 
la  pauvre  femme  qui  gémit  sur  son  lit  de  douleur  et  que  la  souifrance  phy- 
sique absorbe  presque  tout  entière.  Elles  sont  pour  l'époix  dont  le  cœur  en 
ce  moment  est  en  proie  à  d'indescriptibles  tortures.  Le  cœur  de  l'époux  qui 
s'épanouit  à  l'espérance  d'un  enfant  qui  va  naître,  se  trouve  soudainement 
sous  la  terreur  d'une  épouse  qui  peut  périr,  il  entend  des  cris  déchirants. 
Comment  finira  la  crise  ?  Est-ce  la  joie  qui  vient,  est-ce  le  malheur  î  Qu'est- 
ce  qui  va  sortir  de  cette  chambre  ?  Sera-ce  la  Vie,  sera-ce  la  Mort  ?  Que 
faut-il  aller  chercher  ?  est-ce  un  berceau,  est-ce  un  cercueil  ?  Est-ce  hélas  î 
contraste  terrible,  est-ce  l'un  et  l'autre,  à  la  fois  ?  Est-ce  même  deux  cer. 
cueils,  l'un  pour  la  mère,  l'autre  pour  l'enfant  ? 

La  Science  humaine  se  tait,  et  n'ose  prononcer. 

Ces  angoisses  sont  affreuses.     Elles  doivent  l'être  surtout  pour  qui  ne 

ise  pas  en  Dieu  la  force  et  la  consolation. 

Mais  M.  Moreau  était  chrétien.  Il  savait  que  le  fil  de  nos  existences  est 
entre  les  mains  d'un  Maître  suprême  devant  lequel  on  peut  toujours  en 
appeler  de  la  décision  des  docteurs  de  la  Science.  Quand  l'homme  a  con- 
damné, le  Roi  des  cieux,  comme  les  souverains  de  la  terre,  s'est  réservé  le 
droit  de  grâce. 

— La  sainte  Vierge,  pensa  le  malheureux  époux,  daignera  peut-être 
écouter  ma  prière. 

f]t  il  s'adressa  avec  confiance  à  la  mère  du  Christ. 

Le  péril  qui  avait  paru  tout  d'abord  si  mena(,'ant,  s'éloigna  peu  à  peu 
çomme  un  nuage  noir  que,  dans  les  hauteurs  de  ratmosi>hère,  chassent  et 
dissipent  les  souffles  de  l'air.  L'horizon  s'éclaircit,  se  rasséréna,  et  ne 
tarda  pas  à  devenir  rayonnant.     Une  petite  fille  venait  de  naître  ! 

Assurément,  cette  heureuse  déHvrance  n'avait  rien  d'extraordinaire. 
Le  mal,  qucl(iue  alarmant  (|u"il  eût  paru  à  M.  Moreau,  n'avait  jamais  été 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  195 

tel  que  les  médecins  eussent  absolument  désespéré.  L'issue  favorable  de 
la  crise  pouvait  donc  être  tout  à  fait  naturelle.  Le  cœur  de  l'époux  et  du 
père  se  sentait  cependant  pénétré  de  reconnaissance  envers  la  sainte 
Vierge.  Il  n'était  pas  de  ces  iiraes  rebelles  à  la  reconnaissance,  qui  ne 
demandent  pas  mieux  que  de  douter  du  bienfait  pour  se  dispenser  de  la  «Gra- 
titude. 
— Comment  allez-vous  nommer  votre  fille  ?  lui  dit-on. 
--Elle  s'appellera  Marie,  répondit- il. 

— Marie  ?  Mais  c'est  le  nom  le  plus  commun  que  nous  ajcr.s  ici.  Toutes 
les  femmes  du  peuple,  toutes  les  servantes  s'appellent  Marie.  Et  puis 
Marie  Moreau,  c'est  peu  euphonique.  Ces  deux  M,  ces  deux  E.  ne  se 
peuvent  supporter. 

Mille  raisons  de  même  valeur  furent  alléguées.  Ce  fut  un  toile  f^énéral. 
M.  Moreau  de  Sazenay  était  un  homme  très-facile,  très-accessible  et  habi- 
tuellement fort  déférant  aux  avis  qu'on  lui  donnait  ;  mais,  en  cette  cir- 
constance, il  brava  les  bouderies,  et  sa  ténacité  fui  extraordinaire.  Il  se 
souvenait  que,  dans  ses  récentes  alarmes,  il  avait  invoqué  ce  nom  sacré 
et  que  c'était  celui  de  la  Reine  du  ciel. 

—Elle  s'appellera  Marie,  je  veux  qu'elle  ait  pour  patronne  la  sainte 
Vierge.     Je  vous  le  dis  en  vérité,  ce  nom  lui  portera  bonheur. 

On  s'étonnait  autour  de  lui  de  son  obstination,  mais  elle  ne  cédait  pas  plus 
que  celle  de  Zacharie,  quand  il  voulut,  comme  le  raconte  rEvan<nle  que 
son  fils  s'appelât  Jean. 

Vainement  les  obsessions  redoublèrent  de  tous  cotés  ;  il  fallut  en  passer 
par  cette  volonté  inflexible. 

La  première-née  de  cette  famille  porta  donc  le  nom  de  Marie. 
Le  père  voulut  en  outre,  que  pendant  trois  ans,  elle  fût  vouée  au  blanc 
la  couleur  de  la  Vierge. 
Et  cela  fut  fait  ainsi. 

Plus  de  seize  ans  s'étaient  écoulés  depuis  ce  que  nous  venons  de  racon- 
ter. Une  deuxième  enfant  était  née,  qu'on  avait  appelée  Marthe.  Mlle 
Moreau  faisait  ses  études  chez  les  Dames  du  Sacré-Cœur  de  Bordeaux. 

Vers  le  commencement  de  janvier  18ô8,  elle  fut  atteinte  d'une  maladie 
d'yeux  qui  la  força  rapidement  d'interrompre  tout  travail.  Elle  supposa 
que  c'était  quelque  coup  d'air,  qui  passerait  comme  il  était  venu  ;  mais  ses 
espérances  furent  trompées,  et  son  état  finit  par  prendre  un  caractère 
tout  à  fait  inquiétant.  Le  médecin  ordinaire  de  la  maison  ju^-ea  néces- 
saire d'appeler  en  consultation  un  oculiste  distingué  de  Bordeaux  M. 
Bermont. 

Ce  n'était  point  un  coup  d'air,  c'était  une  amaurose. 
— Le  mal  est  très-grave,  dit  M.  Bermont.     L'un  des  deux  yeux  esc 
tout  à  fait  perdu  et  l'autre  bien  malade. 

Les  parents  furent  immédiatement  avertis.     La  mère  accourut  à  Bor- 


196  NOTRE-DAME  DE  LOURDES. 

deaux  et  ramena  son  enfant  pour  lui  faire  suivre,  au  sein  de  la  famille  et 
avec  une  sollicitude  attentive,  le  traitement  que  le  médecin  oculiste  avait 
ordonné,  sinon  pour  guérir  l'œil  qui  était  perdu,  du  moins  pour  sauver  celui 
qui  restait  encore,  et  qui  était  déjà  assez  atteint  pour  n'apercevoir  les 
objets  qu'à  travers  une  brume  absolument  confuse. 

Les  médicaments.  !es  bains  de  mer,  tout  ce  que  conseilla  la  Science  fut 
inutile.  Le  printemps  tt  l'automne  se  passèrf^nt  en  ces  ^^ainz  efforts.  Cet 
état  déplorable  rési  :'  ait  à  tout  et  s'aggravait  lentement.  La  cécité  com- 
plète était  imminente.  M.  et  Mme  Moreau  se  décidèrent  à  conduire  leur 
fille  à  Paris  pour  consulter  nos  illustrations  médicales. 

Coiiime  ils  se  disposaient  en  toute  hâte  à  ce  voyage,  redoutant  qu'il  ne 
fûtc^éjà  trop  tard  pour  conjurer  le  malheur  qui  menaçait  leur  enfant,  le 
facteur  de  la  poste  leur  apporta  le  numéro  hehrlomudaire  d'un  petit  journal 
de  Bordeaux  auquel  ils  étaient  abonnés,  le  Messager  catholique. 
C'était  dans  les  premiers  jours  de  novembre. 

Or,  c'était  précisément  ce  numéro  du  3Iessager  eatlioUque  qui  contenait 
la  lettre  de  M.  l'abbé  Dupont  et  le  récit  de  la  miraculeuse  guérison  de 
Mme  vtuve  Rizan,  de  Nay,  par  l'emploi  de  l'eau  de  la  Grotte. 

M.  Moreau  l'ouvrit  machinalement,  et  ses  regards  tombèrent  sur  cette 
divine  histoire.     Il  pillit  en  la  lisant. 

L'espérance  venait  de  s'éveiller  dans  l'âme  du  père  désolé,  et  son  esprit 
ou  plutôt  son  cœur  avait  eu  un  trait  de  lumière. 

— Voilà,  dit-il,  la  porte  où  il  faut  frapper.  Il  est  évident,  ajouta-t-il 
avec  une  merveilleuse  simphcité  dont  nous  tenons -à  conserver  l'expression 
textuelle,  il  est  évident  que,  si  la  sainte  Vierge  est  apparue  à  Lourdes, 
elle  a  intérêt  à  y  opérer  des  guérisons  miraculeuses,  pour  constater  et  prou- 
ver la  réalité  de  ces  Apparitions.  Et  cela  est  vrai  surtout  dans  les  com- 
mencements, tant  que  cet  événement  n'est  pas  encore  universellement 
accrédité .  Ilàtons-nous  donc  î  Là  comme  partout,  ce  seront  les  premiers 
arrivés  qui  seront  les  premiers  servis.  Ma  femme  !  ma  fille!  c'est  à  Notre- 
Dame  de  Lourdes  qu'il  se  faut  adresser. 

Les  seize  ans  qui  s'étaient  écoulés  depuis  la  naissance  de  sa  fille 
n'avaient  point  attiédi,  on  le  voit,  la  foi  de  JM.  Moreau. 

Une  neuvaine  fut  résolue,  à  laquelle  s'associèrent,  dans  le  voisinage,  les 
compagnes  et  les  amies  de  la  jeune  malade.  Par  une  circonstance  provi- 
dentielle, un  prêtre  de  la  ville  avait  en  ce  moment  chez  lui  une  bouteille 
d'eau  de  la  Grotte,  de  sorte  que  la  neuvaine  fut  commencée  presque 
immédiatement. 

Les   parents,  en  cas  de  guérison,  firent  vœu  d'aller  en  pèlerinage  à 

Lourdes  et  de  vouer  pour  un  an  la  jeune  fille  au  blanc  et  au  bleu,  à  ces 

couleurs  de  la  sainte  Vierge  qu'elle  avait  déjà  portées  pendant  trois  ans, 

quand  elle  était  une  toute  petite  enfant,  venant  d'entrer  dans  la  vie. 

La  neuvaine  commença  le  lundi  soir,  8  novembre. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  197^ 

Faut-il  le  dire  ?  la  malade  ne  croyait  guère.  La  mère  n'osait  espérer. 
Le  père  seul  avait  cette  foi  tranquille  à  laquelle  les  bienfaisantes  puissances 
du  ciel  ne  rdsistent  jamais. 

Tous  prièrent  en  coït..' un,  dans  la  chambre  de  M.  Moreau,  devant  une 
image  de  la  sainte  "ViL.gv..  La  mère,  la  jeune  malade  et  sa  petite  sœur 
se  levèrent  successivement  pour  se  retirer  et  se  coucher,  mais  le  père  resta 
à  genoux. 

Il  se  crut  seul,  et  sa  voix  s'éleva  avec  une  ferveur  dont  l'accent  arrêta 
derrière  lui  sa  famille  prête  à  sortir,  sa  /amiile  qui  nous  a  fait  ce  récit,  et 
qui  ne  peut  se  souvenir  de  ce  moment  bclennel  sans  frissonner  encore 
d'émotion  : 

— Sainte  Vierge,  disait  le  père  ;  très-sainte  Vierge  Marie  vous  devez 
guérir  ma  fille  !  Oui,  en  vérité,  vous  le  devez.  C'est  pour  '  une  obli- 
gation, et  vous  ne  pouvez  pas  vous  y  refuser.  Songez  donc,  ie,  son- 
gez, que  c'est  malgré  tous,  que  c'est  contre  tousque  j'ai  voulu  vous  choisir 
pour  être  sa  patronne.  Vous  devez  vous  rappeler  quelles  luttes  j'ai  eu  à  sou- 
tenir pour  lui  donner  votre  nom  sacré.  Eh  bien  !  sainte  Vierge,  pouvez- 
vous  oubHer  qu'alors  je  défendais  votre  nom,  votre  puissance,  votre  gloire 
contre  les  insistances  et  les  vaines  raisons  de  ceux  qui  m'entouraient  ? 
Pouvez-vous  oublier  que  je  mis  pubhquement  cette  enfant  sous  votre  pro- 
tection, disant  et  répétant  <\  tous  que  ce  nom,  votre  nom  à  vous,  sainte 
Vierge  Marie,  lui  porterait  bonheur?.  ...C'était  ma  fille,  j'en  ai  fait  la 
votre.  Pouvez-vous  l'oublier  ?  Est-ce  que  vous  n'êtes  pas  engagée  par  là, 
sainte  Vierge  ?  Est-ce  que  vous  n'êtes  pas  engagée  d'honneur, — mainte- 
nant que  je  suis  malheureux,  maintenant  que  nous  vous  prions  pour  notre 
fille,  pour  la  vôtre, — à  venir  à  notre  secours  et  à  guérir  sa  maladie  ?  La 
laisserez-vous  devenir  aveugle  après  la  foi  que  j'ai  montrée  en  vous  ?.. . . 
Non!  non!  c'est  impossible,  et  vous  la  guérirez! 

Tels  étaient  les  sentiments  que  laissait  éclater  h  voix  haute  le  malheu^ 
reux  père,  faisant  appel  au  cœur  de  la  sainte  Vierge,  la  mettant  en  quel 
que  sorte  en  demeure,  et  la  sommant  de  payer  sa  dette  de  reconnaissance* 
Il  était  dix  heures  du  soir. 

La  jeune  fille,  au  moment  de  se  coucher,  imbiba  d'eau  de  Lourdes  un 
bandeau  de  toile  et  le  plaça  sur  ses  yeux,  en  le  nouant  derrière  la  tête. 

Son  âme  était  agitée.  Sans  avoir  la  foi  de  M.  Moreau,  elle  se  disait 
qu'après  tout  la  sainte  Vierge  pourrait  bien  la  guérir  ;  que,  bientôt  peut- 
être,  à  la  fin  de  la  neuvaine,  elle  aurait  retrouvé  la  lumière.  Puis  le  doute 
venait,  et  il  lui  semblait  qu'un  Miracle  n'était  pas  fait  pour  elle.  Toutes 
ces  pensées  roulant  dans  son  esprit,  elle  eut  grand' peine  à  s'endormir  e" 
ce  ne  fut  que  fort  tard  qu'elle  trouva  enfin  le  sommeil. 

Le  lendemain  matin,  à  son  réveil,  son  premier  mouvement,  mouvement  de 
vague  espérance  et  d'inquiète  curiosité,  fut  d'enlever  le  bandeau  qui 
recouvrait  ses  yeux. 


193  ^  NOTEE-DAME  DE   LOIKD 

Elle  poussa  un  grand  cri. 

Tout  autour  d'elle,  la  lumière  du  jour  naissant  inondait  la  chambre.  Et 
elle  voyait  clairement,  nettement,  distinctement.  L'œil  malade  avait 
recouvré  la  santé  ;  l'œil  qui  était  mort  était  ressuscité. 

— Marthe  I  Marthe  !  cria-t-elle  à  sa  sœur.  J'y  vois  !  j'y  vois  !  Je  suis 
guérie  ! 

La  jeune  Marthe  qui  couchait  dans  la  même  chambre,  se  jette  au  bas 
du  lit  et  accourt.  Elle  voit  les  yeux  de  ]\Iarie  entièrement  débarrassés 
de  leur  voile  sanglant,  ses  yeux  noirs  et  brillants,  dans  lesquels  resplen- 
dissaient la  force  et  la  vie. 

Le  cœur  de  la  petite  fille  se  tourne  vers  le  père  et  la  mère  qui  man- 
quaient à  cette  joie. 

— Papa  !  maman  !  cria-t-clle. 

Marie  lui  fit  signe  de  se  taire. 

— Attends,  attends,  dit-elle.  Je  veux  savoir  auparavant  si  je  puis  lire. 
Donne-moi  un  livre. 

L'enfant  en  prit  un  sur  la  table  de  la  chambre. 

— Tiens,  dit-elle. 

Marie  ouvre  le  livre  et  y  lit  aussitôt,  couramment,  sans  efforts,  comme 
tout  le  monde.  La  guérison  était  comjJète,  radicale,  absolue,  et  la  sainte 
Vierge  n'avait  pas  fait  les  choses  à  demi. 

Le  père  et  la  mère  étaient  accourus. 

— Papa,  maman,  j'y  vois,  je  lis,  je  suis  guérie  ! 

Comment  pourrions-nous  peindre  cette  scène  indescriptible  ?  Chacun  la 
comprend,  chacun  peut  la  voir  en  descendant  dans  son  propre  cœur. 

La  porte  de  la  maison  n'était  pas  encore  ouverte.  Les  fenêtres  étaient 
fermées,  et  leurs  vitres  transparentes  ne  laissaient  passer  que  les  premières 
clartés  du  matin.  Qui  donc  aurait  pu  entrer  et  se  mêler  à  la  joie  de  cette 
famille  retrouvant  tout  à  coup  le  bonheur? 

Et  cependant,  ces  chrétiens  exaucés  comprirent  qu'ils  n'étaient  point 
seuls  et  qu'un  être,  puissant  et  invisible,  était  en  ce  moment  au  milieu 
d'eux. 

Le  père  et  la  mère,  la  petite  Marthe,  tombèrent  à  genoux.  Marie, 
encore  couchée,  joignit  les  mains  et,  de  ces  quatre  poitrines  oppressées 
d'émotion  et  de  reconnaissance,  sortit  comme  une  action  de  grâces,  le  nom 
de  la  mère  de  Dieu  : 

— O  sainte  Vierge  IMarie,  ô  Notre-Dame  de  Lourdes ... 

Quelles  furent  leurs  autres  paroles  ?  nous  l'ignorons.  Quant  à  leurs 
sentiments,  qui  ne  les  devine,  en  assistant  par  la  pensée  à  ce  merveilleux 
événement,  à  cet  éclair  de  la  puissance  de  Dieu,  traversant  tout  à  coup 
la  destinée  d'une  famille  éplorée,  et  changeant  ses  douleurs  en  félicité. 

Est-il  besoin  d'ajouter  que,  peu  de  temps  après,  Mlle  Marie  Moreau 
allait  avec  ses  parents  remercier  Notre-Dame  de  Lourdes,  à  la  Grotte  de 


NOTRE-DAME  DE  LOURDES.  199 

rApparition.     Elle  déposa  ses  vêtements  sur  l'autel  et  reprit,  toute  heu- 
reuse et  toute  fière  de  les  porter,  les  couleurs  de  la  Reine  des  vierges. 

M.  Moreau,  dont  auparavant  la  foi  avait  étû  si  grande,  était  dans  la 
stupeur. — Je  croyais,  disait-il,  que  ces  grâces  ne  s'accordaient  qu'à  des 
saints.  Comment  se  fait-il  que  de  telles  faveurs  descendent  aussi  sur  de 
misérables  pécheurs  comme  nous  ? 

Ces  faits  ont  eu  pour  témoins  toute  la  population  de  Tartas,  qui  prenait 
part  à  l'affliction  de  cette  famille,  l'une  des  plus  estimées  du  pays.  Cha- 
cun dans  la  ville  a  vu  et  peut  attester  que  la  maladie,  jusque-là  si  déses- 
pérée, avait  été  guérie  soudainement  dès  le  commencement  de  la  neuvaine. 
La  Supérieure  du  Sacré-Cœur  d,  Bordeaux,  les  cent  cinquante  élèves  qui 
étaient  les  compagnes  de  j\nie  Marie  Moreau,  les  médecins  de  l'établisse- 
ment ont  constaté  et  la  gravité  de  son  état  avant  les  événements  que  nous 
avons  racontés,  et  ensuite  sa  complète  guérison.  Elle  rentra  en  effet  à 
Bordeaux,  où  elle  passa  encore  deux  ans  pour  terminer  ses  études. 

Le  médecin  oculiste,  M.  Bermont,  ne  pouvait  revenir  de  sa  surprise  en 
présence  de  cet  événement,  si  en  dehors  de  la  portée  de  son  art.  Nous 
avons  vu  sa  déclaratic  nttostant  l'état  de  la  malade  et  reconnaissant  l'im- 
puissance de  la  Médecine  à  obtenir  une  telle  guérison  "  qui  a  persisté, 
*'  dit-il,  et  qui  persiste  encore.  Quant  à  l'instantanéité  de  cette  guérison, 
*'  telle  qu'elle  s'est  produite,  c'ost,  ajoute-t-il,  un  fait  hors  ligne  qui  soit 
**  tout  à  fait  des  procédés  au  pouvoir  de  la  science  médicale. — En  foi 
*' quoi  j'ai  signé:  Bermont^ 

Cette  déclaration,  datée  du  8  Février  1859,  est  déposée  à  l'éveché  de 
Tarbes  avec  un  grand  nombre  de  lettres  et  de  témoignages  des  habitants 
de  Tartas,  parmi  lesquels  figure  celui  du  maire  de  la  ville,  M.  Desbord. 

Mlle.  Marie  porta  les  couleurs  de  la  Vierge  jusqu'au  jour  de  son  mari- 
age, qui  eut  lieu  quelques  temps  après  la  fin  de  ses  études  et  sa  sortie  du 
Sacré-Cœur.  Ce  jour-là  même,  elle  se  rendit  à  Lourdes  et  quitta  la  robe 
de  la  jeune  fille  pour  revêtir  celle  de  l'épouse. 

Elle  voulait  faire  don  de  ce  vêtement  bleu  et  blanc  à  une  autre  enfant, 
aimée  aussi  par  la  Sainte  Vierge,  à  Bernadette.  Ayant  la  même  mère, 
n'étaient-elles  pas  un  peu  sœurs  ? 

C'est  le  seul  cadeau  que  Bernadette  ait  jamais  accepté.  Elle  a  porté 
pendant  plusieurs  années,  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  été  tout  à  fait  usée,  cette 
robe  dont  les  couleurs  rappelaient  la  bienfaisante  toute-puissance  de  la 
divine  Apparition  de  la  Grotte. 

Voilà  déjà  onze  ans  que  ces  événements  se  sont  accomplis.  Le  bien- 
fait accordé  par  la  très-Sainte  Vierge  n'a  point  été  retiré  :  la  vue  de  Mlb. 
Moreau  a  continué  d'être  parfaite  :  jamais  une  rechute,  jamais  une  indis- 
position, même  légère.  A  moins  d'un  suicide,  je  veux  dire  d'un  acte  d'in- 
gratitude ou  d'un  abus  de  grâces,  ce  que  Dieu  ressuscite  ne  meurt  plus. 
HesurgenSf  jam  non  moritur. 


200  NOTRE-DAME  DE   LOURDES. 

Mlle.  Marie  Moreau  se  nomme  airjourd'hui  Mme.  d'Izarn  de  Villefort  ; 
elle  est  mère  de  trois  superbes  enfants  qui  ont  les  plus  beaux  yeux  du 
monde.  Bien  que  ce  soient  des  garçons,  il  n'en  est  pas  un  seul  qui,  par- 
mi ses  prénoms  de  baptême,  ne  porte  en  tête  le  nom  de  Marie. 

On  comptait  par  centaines  les  cures  miraculeuses.  Il  était  impossible 
de  tout  vérifier.  La  commission  épiscopale  en  s<  rmit  trente  à  son  enquête 
approfondie.  Elle  se  montra  d'une  extrême  sévérité  dans  cet  examen,  et 
elle  n'admit  le  surnaturel  que  lorsqu'il  était  absolument  impossible  de  faire 
autrement.  Elle  repoussa  notamment  toutes  les  guérisons  qui  n'avaient 
pas  eu  un  caractèie  à  peu  près  complet  d'instantanéité  et  (j^ui  avaient  eu 
lieu  progressivement;  toutes  celles  qui  avaient  été  obtenues,  alors  que 
l'on  faisait  encore  usage  d'un  traitement  médical,  quelque  impuissant  qu'il 
eût  été  jusque  là.  "  Quoique  l'inefficacité  des  remèdes  prescrits  par  la 
''  science  eut  été  suffisamment  reconnue,  disait  dans  son  rapport  le  secré- 
"  taire  delà  Commission, on  ne  pourait  pas  en  ce  cas,  rigoureusement  et 
''  d'une  manière  exclusive,  attribuer  la  guérison  à  la  vertu  surnaturelle  de 
"  l'eau  de  la  Grotte,  simultanément  employée." 

On  avait,  en  outre,  signalé  à  la  Commission,  comme  ayant  un  caractère 
miraculeux,  de  nombreuses  faveurs  de  Tordre  spirituel,  des  grâces  singu- 
lières, des  conversions  inespérées.  Il  était  difficile  de  constater  juridique- 
ment ces  événements  qui  avaient  pour  théâtre  le  fond  caché  de  ITime 
humaine  et  qui  échappaient  à  tout  contrôle  étranger.  Bien  que  de  tels 
faits,  de  tels  changements  de  cœur  soient  parfois  plus  étonnants  et  plus 
merveilleux  que  le  redressement  d'un  membre  ou  la  cessation  d'une  mala- 
die physique,  la  Commission  jugea  avec  raison  qu'elle  ne  devait  point  les 
comprendre  dans  la  solennelle  et  publique  enquête  dont  elle  avait  été 
chargée  par  l'Evèque. 

Dans  son  rapport  à  Sa  Grandeur,  la  Commission,  d'accord  avec  les 
médecins,  divisait  en  trois  catégories  les  guérisons  qu'elle  avait  étudiées  et 
dont  elle  avait  relaté  soigneusement  tous  les  détails  dans  ses  procès-ver- 
baux, tous  signés  par  les  personnes  guéries  et  par  de  nombreux  témoins. 

La  première  catégorie  comprenait  les  cures,  quelque  frappantes 
qu'elles  fussent,  qui  étaient  susceptibles  d'une  explication  naturelle.  Elles 
étaient  au  nombre  de  six.  C'étaient  celles  de  Jeanne-Marie  Arqué,  veuve 
Crozat,  de  Biaise  Maumus,  de  l'enfant  Laffite,  tous  trois  de  Lourdes  :  de 
l'enfant  Lasbareilles,  de  Gez  ;  de  Jeanne  Crassus,  d'Arcizan-Avant  ;  de 
Jeanne  Pomiès,  de  Loubajac. 

La  deuxième  catégorie  se  composait  des  guérisons  au  sujet  desquelles 
la  Commission  inclinait  à  admettre  le  surnatvirel.  De  ce  nombre  Jean 
Pierre  Malou,  Jeanne-Marie  Daube,  épouse  Vendôme,  Bernarde  Soubies 
et  Pauline  Bordeaux,  de  Lourdes  ;  Jean-Marie  Amaré,  de  Beaucens  ; 
Marcelle  Peyrègue,  d'Agos  ;  Jeanne-Marie  Massot  Bordenave,  d'Arras  ; 
Jeanne  Gezma,  et  Auguste  Bordes,  de  Pontacq. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  ÎOl 

*'  La  plupart  de  ces  faits,  disait  l'eaquête  modicale,  présentent  presque 
*'  toutes  les  conditions  voulues  pour  être  admis  dans  l'ordre  surnaturel. 
*'  On  trouvera  peut-être  qu'en  les  en  excluant  nous  agissons  avec  une  trop 
"  grande  réserve,  et  que  nous  montrons  une  conscience  trop  sévère.  Mais 
"  loin  de  nors  plaindre  de  ce  reproche,  nous  nous  en  félicitons,  parce  que 
"  nous  sommes  convaincus  qu'en  pareille  matière  la  sévérité  est  commandée 
•'  par  la  prudence." 

En  ces  circonstances,  il  suffisait  à  la  Commission  qu'une  explication  natu- 
relle, même  entièrement  invraisemblable,  fût  à  la  ngueur  possible,  pour 
que  le  miracle  ne  fût  pas  déclaré.  Elle  rangeait  alor^'  le  fait  dans  la  caté- 
gorie que  nous  venons  d'indiquer. 

La  troisième  classe  comprenait  les  guérisons  qui  présentaient  d'une 
façon  évidente  et  indéniable  le  caractère  surnaturel.  Quinze,  celles  de 
Blaisette  Soupenne,  de  Benoîte  Gazeaux,  de  Jeanne  Crassus,  épouse  Cro- 
zat,  de  Louis  Bourriettc,  do  l'enfant  Justin  Boulioliorts,  de  Fabien  et 
Suzanne  Baron,  de  Lourdes  ;  celles  de  ^Nlme.  veuve  Rizau  et  de  Henri 
Busquet,  de  Naj  ;  de  Catherine  Lata[)ie,  de  Loubajac  ;  de  Mme.  veuve 
Lanou,  de  Bordcres  ;  de  Marianne  Garrot  et  do  Denjs  Bouchot,  de 
Lamarque  ;  de  Jean-Marie  Tambourné,  de  Saint  Justin  ;  de  Mlle.  Marie 
Moreau  de  Sazenay,  de  Tartas  ;  de  Paschaline  Abbadie,  de  Kabasteins, 
furent  reconnues  comme  incontestablement  miraculeuses. 

"  Les  maladies  dont  les  sujets,  favorisés  de  guérisons  si  subites  et  si 
''  frappantes,  subissaient  les  atteintes,  étaient  la  plupart  de  nature  diffé- 
"  rente,  hsons-nous  dans  le  Rapport  de  la  Commission.  Elles  affectaient 
"  des  caractères  variés.  Elles  appartenaient,  les  unes,  à  la  pathologie 
"  interne  ;  les  autres,  à  la  pathologie  externe. 

"  Cependant,  ces  affections  si  diverses  ont  été  guéries  par  l'emploi  d'un 
"  seul  et  même  élément,  tantôt  en  lotion,  tantOt  en  boisson,  et  sur  (|uelques 
'  sujets  des  deux  manières  à  la  fois. 

"  Or,  dans  l'ordre  naturel  et  scientifique,  outre  que  chacpie  remède 
"  n'est  mis  en  usage  que  d'une  manière  déterminée,  il  est  constant  qu'il 
"  n'a  qu'une  vertu  spéciale  appropriée  à  telle  ou  telle  maladie,  mais  inef- 
"  ficace,  sinon  nuisible,  dans  tous  les  autres  cas.  Ce  n'est  donc  pas  par 
"  une  propriété  propre,  inhérente  à  sa  composition,  que  l'eau  de  Massa- 
"  bielle  a  pu  produire  des  guérisons  si  nombreuses,  si  extraordinaires,  si 
"  diverses,  éteindre  soudainement  tant  de  maladies  de  genre  si  différent  et 
"  parfois  même  si  opposé. 

"  Alors  surtout,  ajoutait-on,  que  la  Science  a  déclaré  avec  autorité,  par 
*'  l'analyse  des  maîtres,  que  cette  eau  n'avait  par  elle-même  aucun  carac- 
"  tère  mméral  et  thérapeutique,  et  que,  chimiquement,  elle  n'est  autre 
"  chose  que  de  l'eau  pure." 

La  Médecine,  consultée,  n'était  point,  après  le  mûr  et  consciencieux 
examen  de  ces  guérisons  extraordhiaires,  moins  décisive  eu  ses  conclusions  i 


202  NOTRE-DAME   DE  LOURDES. 

"  En  jetant  un  coup  d'œil  d'ensemble  sur  ces  guérisons,  disait  le  Rap- 
"  port  médical,  on  est  frappé  tout  d'abord  de  la  facilité,  de  la  promptitude, 
"  de  l'instantanéité  avec  lesquelles  ils  sortent  du  sein  de  leur  cause  pro- 
"  ductrice  ;  de  la  violation,  du  bouleversement  complet  de  toutes  les 
"  méthodes  thérapeutiques  qui  régnent  dans  leur  accomplissement  ;  des 
"  contradictions  que  reçoivent  les  préceptes  et  les  prévisions  de  la  Science, 
*'  de  cette  espèce  de  dédain  qui  se  joue  de  l'ancienneté,  de  la  profondeur 
"  et  de  la  résistance  du  mal  ;  du  soin  caché,  mais  réel  néanmoins,  avec 
''  lequel  toutes  les  circonstances  sont  arrangées  et  combinées,  pour  montrer 
"  qu'il  y  a,  dans  la  guérison  qui  s'opère,  un  événement  tout  à  fait  en 
''  dehors  de  l'ordre  habituel  de  la  nature.  De  tels  phénomènes  d('"'S=ient 
"  la  portée  de  l'esprit  humain.  Comment  comprendrait-il,  en  effet, .  .p- 
"  position  qui  existe  : 

"  Entre  la  simplicité  du  moyen  et  la  grandeur  du  résultat  ? 

"  Entre  l'unité  du  remède  et  la  diversité  des  maladies  ? 

"  Entre  la  courte  durée  de  l'application  de  l'agent  curatif  et  la  longueur 
'^  des  traitements  indiqués  par  l'art  ou  la  science  ? 

"  Entre  l'efiScacité  soudaine  du  premier  et  la  longue  inutilité  des 
"  seconds? 

"  Entre  la  chronicité  du  mal  et  l'instantanéité  de  la  guérison  ? 

"  Il  y  a  là  certainement  une  Force  contingente,  supérieure  à  celles  qui 
*'  ont  été  départies  à  la  nature  ;  étrangère,  par  conséquent,  à  l'eau  dont 
"  elle  se  sert  pour  les  manifestations  de  sa  puissance." 

Devant  tant  de  faits  éclatants,  si  soigneusement  et  si  publiquement 
avérés,  en  présence  de  l'enquête  si  consciencieuse,  si  complète,  si  appro- 
fondie de  la  Commission,  en  regard  des  déclarations  et  des  conclusions  si 
formelles  de  la  Chimie  et  de  la  Médecine  réunies,  l'Evéque  ne  pouvait 
qu'être  convaincu.     Il  le  fut  pleinement. 

Toutefois,  par  cet  esprit  de  prudence  extrême  que  nous  avons  eu  plu- 
sieurs fois  l'occasion  de  remarquer  dans  le  courant  de  ce  récit,  Mgr.  Lau- 
rence, avant  de  prononcer  solennellement  le  verdict  épiscopal  sur  cette 
grande  question,  demanda  une  sanction  nouvelle  à  ces  guérisons  miracu- 
leuses :  la  sanction  du  temps. 

Il  laissa  s'écouler  trois  années. 

Une  seconde  enquête  fut  faite  alors.  Les  guérisons  que  nous  avons 
signalées  plus  haut  comme  surnaturelles  subsistaient.  Nul  ne  vint  ni 
retirer  son  premier  témoignage,  ni  contester  les  faits.  Les  œuvres  de 
Celui  qui  règne  dans  l'éternité  n'ont  rien  à  craindre  de  l'épreuve  du  temps. 

Ce  fut  après  cette  surabondante  série  de  démonstrations,  de  preuves  et 
de  certitudes  que  Mgr-  Laurence  rendit  enfin  le  jugement  qu'on  attendait 
de  lui.     Le  voici  dans  ses  principales  dispositions  : 

3Iandement  de  Mgr  V Eve  que  de  Tarhes  portant  jugement  sur  V  Appari- 
tion qui  a  eu  lieu  d  la  Grotte  de  Lourdes. 


NOTRE-DAME  DE   LOURDES.  203 

"  Bertrand-Sévere  Laurence,  par  la  Miséricorde  Divine  et  la  gruce 
**  du  Saint-Siège  Apostolique,  Evêque  de  ïarbes,  Assistant  au  Trône 
''  Pontifical,  etc. 

"  Au  clergé  et  aux  fidèles  de  notre  diocèse,  salut  et  bénédiction  en 
Notre-Seigneur-Jésus-Christ. 

"  A  toutes  les  époques  de  l'humanité,  Nos  Bien-Aimés  Coopérateurs  et 
"  Nos  Très-Chers  Frères,  de  merveilleuses  communications  se  sont  établies 
*'  entre  le  ciel  et  la  terre.  Dès  l'origine  du  monde,  le  Seigneur  apparut 
"  à  nos  premiers  parents  pour  leur  reproclier  le  crime  de  leur  désobéissane. 
*'  Dans  les  siècles  suivants,  nous  le  voyons  converser  avec  les  Patriarches 
"  et  les  Prophètes  ;  et  l'Ancien  Testament  est  souvent  l'histoire  des  célestes 
"  Apparitions  dont  furent  favorisés  les  enfants  d'Israël. 

"  Ces  divines  faveurs  ne  devaient  pas  cesser  avec  la  loi  mosaïque  ;  au 
"  contraire,  elles  devaient  être,  sous  la  ^oi  de  grâce,  et  plus  nombreuses, 
"  et  plus  éclatantes. 

*'  Dès  le  berceau  de  l'Eglise,  dans  ces  temps  de  persécution  sanglante, 
"  les  chrétiens  recevaient  la  visite  de  Jésus-Christ  ou  des  Anges,  qui 
*'  venaient,  tantôt  leur  révéler  les  secrets  de  l'avenir,  tantôt  les  délivrer 
*'  de  leurs  chaînes,  tantôt  les  fortifier  dans  les  combats.  C'est  ainsi,  selon 
"  la  pensée  d'un  judicieux  écrivain,  que  Dieu  encourageait  ces  illustres 
*'  confesseurs  de  la  foi,  alors  que  les  puissants  de  la  terre  réunissaient  tous 
*'  leurs  efforts  pour  étouffer  dans  son  germe  la  doctrine  qui  devait  sauver 
"  le  monde. 

"  Ces  manifestations  surnaturelles  ne  furent  pas  le  partage  exclusif  des 
"  premiers  siècles  du  Christianisme.  L'histoire  atteste  qu'elles  se  sont 
"  perpétuées  d'âge  en  âge  pour  la  gloire  de  la  Rchgion  et  l'édification  des 
"Fidèles. 

'•  Parmi  les  célestes  Apparitions,  celles  de  la  Très-Samte  Vierge  occu- 
*'  pent  une  large  place,  et  elles  ont  été  pour  le  monde  une  source  abon- 
*'  dante  de  bénédictions.  En  parcourant  l'univers  catholique,  le  voyageur 
"  rencontre,  placés  de  distance  en  distance,  des  temples  consacrés  à  la 
"  Mère  de  Dieu  ;  et  plusieurs  de  ces  monuments  doivent  leur  origine  à 
"  l'Apparition  de  la  Reine  du  cie..  Nous  possédons  déjà  un  de  ces  sanc- 
"  tuaires  bénis,  fondé,  il  y  a  quatre  siècles,  à  la  suite  d'une  révélation 
*'  faite  à  une  bergère,  et  où  des  milliers  de  pèlerins  vont  tous  les  ans 
"  s'agenouiller  devant  le  trône  de  la  glorieuse  Vierge  Marie  pour  implorer 
*'  ses  bienfaits.  (1) 

"  Grâces  soient  rendues  au  Tout-Puissant  !  dans  les  trésors  infinis  de 
*'  ses  bontés,  il  nous  réserve  une  faveur  nouvelle.  Il  veut  que,  dans  le  dio- 
*'  cèse  de  Tarbes,  un  nouveau  sanctuaire  soit  élevé  à  la  gloire  de  Marie. 
"  Et  quel  est  l'instrument  dont  il  va  se  servir  pour  nous  communiquer  ses 

(1.)  Notre-Dame  de  Garaiâoo. 


204  NOTRE  DAME  DE  LOURDES. 

"  desseins  de  miséricorde  ?  C'est  encore  ce  qu'il  y  a  de  plus  faible  selon 
*'  le  monde  :  une  enfant  de  quatorze  ans,  Bernadette  Soubirous,  née  à 
^'  Lourdes,  d'une  famille  pauvre," 

Ici,  Sa  Grandeur  racontait  sommairement  les  Apparitions  de  la  Très- 
Sainte  Vierge  à  Bernadette.  Le  lecteur  les  connait.  Mgr.  Laurence  dis- 
cutait ensuite  les  faits. 

''  Tel  est  en  substance,  continuait  le  Prélat,  le  récit  que  nous  avons 
"  recueilli  de  la  bouche  de  Bernadette,  en  présence  de  la  Commission, 
"  réunie  pour  l'entendre  ane  seconde  fois. 

''  Ainsi  la  jeune  fille  aurait  vu  et  entendu  un  être  se  disant  l'Immacu- 
''  lée-Conception,  et  qui,  bien  que  revêtu  d'une  forme  humaine,  n'aurait 
"  été  ni  vu  ni  entendu  par  aucun  des  nombreux  spectateurs  présents  à  la 
"  scène.  Ce  serait,  par  conséquent,  un  être  surnaturel.  Que  faut-il  pen- 
"  ser  de  cet  événement  ? 

•'  Vous  ne  l'ignorez  pas,  nos  Très-Chers  Frères,  l'Eglise  apporte  une 
''  sage  lenteur  dans  l'appréciation  des  faits  surnaturels  :  elle  demande  des 
"  preuves  certaines,  avant  do  les  admettre  et  de  les  proclamer  divins. 
''  Depuis  la  déchéance  originelle,  l'homme,  surtout  en  cette  matière,  est 
*•  sujet  à  bien  des  erreurs.      S'il  n'est  pas  égaré  par  sa  raison  si  débile, 
''  il  peut  être  victime  des  artifices  du  démon.     Qui  ne  sait  que  parfois  il  se 
'"  transforme  en  ange  de  lumière  pour  nous  faire  tomber  plus  facilement 
*'  dans  ses  pièges  ?  (1.)  Aussi  le  Disciple  bien-aimé  nous  recommande-t-il  de 
'''  ne  pas  croire  à  tout  esprit,  mais  d'éprouver  si  les  esprits  viennent  de 
*'  Dieu.  (2.)  Cette  épreuve,  nous  l'avons  faite,  nos  Très-Chers  Frères 
'•  L'événement  dont  nous  vous  entretenons  est,  depuis  quatre  années,  l'ob- 
"  jet  de  notre  sollicitude  ;  nous  l'avons  suivi  dans  ses  phases  différentes  ; 
"  nous  nous  sommes  inspiré  auprès  de  la  Commission,  composée  de  prêtres 
'•'  pieux,  instruits,  expérimentés,  qui  ont  interrogé  l'enfant,  étudié  les  faits, 
"  tout  examiné,  tout  pesé.     Nous  avons  aussi  invoqué  l'autorité  de  la 
'  science,  et  nous  sommes  demeurés  convaincu  que  l'Apparition  est  surna- 
"  turelle  et  divine,  et  que,  par  conséiiuent,  ce  (^ue  Bernadette  a  vu,  c'est 
i'  la  Très-Sainte  Vierge.  Notre  conviction  s'est  formée  sur  le  témoignage 
"  de  Bernadette,  mais  surtout  d'après  les  faits  qui  se  sont  produits,  et  qui 
"  ne  peuvent  être  expliqués  que  par  une  intervention  divine. 

''  Le  témoignage  de  la  jeune  fille  présente  toutes  les  garanties  que  nous 
"*  pouvons  désirer.  Et  d'abord,  sa  sincérité  ne  saurait  être  mise  en  doute. 
"  Qui  n'admire,  en  l'approchant,  la  simplicité,  la  candeur,  la  modestie  de 
'^  cette  enfant  ?  Pendant  que  tout  le  monde  s'entretient  des  merveilles 
"  qui  lui  ont  été  révélées,  seule,  elle  garde  le  silence  :  elle  ne  parle  que 
**  quand  on  l'interroge  ;  alors  elle  raconte  tout  sans  affectation,  avec  une 
"  ingénuité   touchante  ;  et,  aux  nombreuses  questions  qu'on  lui  adresse, 

(l.)  11  Cor.,  cap.  XI,  v.  14.—     (2.)  I  Ep.  Joan,,  cap.  iv,  v.  l. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  205 

<'  elle  fait,  sans  hésiter,  des  réponses  nettes,  précises,  pleines  d'à-propos, 
**  empreintes  d'une  forte  conviction.  Soumises  à  de  rudes  épreuves,  elle 
"  n'a  jamais  été  ébranlée  par  les  menaces  ;  aux  oflfres  les  plus  généreuses, 
"  elle  a  répondu  par  un  noble  désintéressement-  Toujours  d'accord  avec 
"  elle-même,  elle  a,  dans  les  différents  interrogatoires  qu'on  lui  a  fait  subir, 
"  constamment  maintenu  ce  qu'elle  avait  déjà  dit,  sans  y  rien  ajouter,  sans 
"  en  rien  retrancher.  La  sincérité  de  Bernadette  est  donc  incontestable. 
"  Ajoutons  qu'elle  est  incontestée.  Ses  contradicteurs,  quand  elle  en  a 
"  eu,  lui  ont  eux-mêmes  rendu  cet  hommage.    , 

''  Mais  si  Bernadette  n'a  pas  voulu  tromper,  ne  s'est-elle  pas  trompée 
"  elle-même  ?  N'a-t-elle  pas  cru  voir  et  entendre  ce  qu'elle  n'a  point  vu 
"  ni  entendu  ?  N'a-t-elle  pas  été  victime  d'une  hallucination  ? — Comment 
"  pourrions-nous  le  croire  ?  La  sagesse  de  ses  réponses  révèle  dans  cette 
*'  enfant  un  esprit  droit,  une  imagination  calme,  un  bon  sens  au-dessus  de 
"  son  âge.  Le  sentiment  religieux  n'  x  jamais  présenté  en  elle  un  carac- 
"  tère  d'exaltation  ;  on  n'a  constaté  dans  la  jeune  fille  ni  désordre  intellcc- 
"  tuel,  ni  altération  de  sens,  ni  bizarrerie  de  caractère,  ni  affection  morbide, 
"  qui  ait  pu  la  disposer  à  des  créations  imaginaires.  Elle  a  vu,  non  pas 
"  une  fois  seulement,  mais  dix-huit  fois  ;  elle  a  vu  d'abord  subitement, 
''  alors  que  rien  ne  pouvait  la  préparer  à  révénement  qui  s'est  accompli  : 
"  et  durant  la  quinzaine,  lorsqu'elle  s'attendait  à  voir  tous  les  jours,  elle 
*'  n'a  rien  vu  pendant  deux  jours,  quoic^u'ello  se  trouvât  dans  le  même 
"  milieu  et  dans  des  circonstances  identiques.  Et  puis,  que  se  passait-il 
<•'  pendant  les  Apparitions?  Il  s'opérait  une  transformation  dans  Berna- 
"  dette  ;  sa  physionomie  prenait  une  expression  nouvelle,  son  regard  s'cn- 
<'  flammait,  ^elle  voyait  des  choses  qu'elle  n'avait  plus  vues,  elle  entendait 
"  un  langage  qu'elle  n'avait  plus  entendu,  donc  elle  ne  comprenait  pas  tou- 
"  jours  le  sens,  et  dont  cependant  elle  conservait  le  souvenir.  Ces  circons- 
''  tances  réunies  ne  permettent  pas  de  croire  à  une  hallucination  :  la  jeune 
"  fille  a  donc  réellement  vu  et  entendu  un  .être  se  disant  l'Immaculée- 
<'  Conception  ;  et  ce  phénomène  ne  pouvant  s'expliquer  naturellement, 
''  nous  sommes  fondé  à  croire  que  l'Apparition  est  surnaturelle. 

"  Le  témoignage  de  Bernadette,  déjà  important  par  lui-même,  emprunte 
»'  une  force  toute  nouvelle,  nous  dirons  même  son  complément,  des  faits 
*'  merveilleux  qui  se  sont  accoraj)lis  depuis  le  premier  événement.  Si  l'on 
<'  doit  juger  l'arbre  par  ses  fruits,  nous  pouvons  dire  que  l'Apparition 
"  racontée  par  la  jeune  fille  est  surnaturelle  et  divine,  car  elle  a  produit 
"  des  effets  surnaturels  et  divins.  Que  s'est-il  passé,  nos  Très-Chers 
"  Frères  ?  L'Apparition  était  à  peine  connue,  que  la  nouvelle  s'en  répan- 
"  dit  avec  la  rapidité  de  l'éclair  ;  on  savait  ""que  Bernadette  devait  aller 
*  pendant  quinze  jours  à  la  Grotte  :  et  voilà  que  toute  la  contrée  s'ébranle; 
''  des  flots  do  peuple  se  précipitent  vers  le  liçu  de  l'Apparition  *.  on  attend 
"  avec  une  religieuse  impatience  l'heure  solennelle  ;  et  pendant  que  la 


206  NOTRE-DAME  DE   LOURDES. 

"  jeune  fille,  ravie,  hors  d'elle-même,  est  absorbée  par  l'objet  qu'elle  con- 
"  temple,  les  témoins  de  ce  prodige,  émus,  attendris,  se  confondent  dans 
"  un  même  sentiment  d'admiration  et  de  prière. 

"  Les  Apparitions  ont  cessé  ;  mais  le  concours  continue  :  les  pèlerins 
*'  venus  des  contrées  lointaines,  comme  des  pays  voisins,  accourent  à  la 
<'  Grotte  :  on  voit  s'y  presser  tous  les  âges,  tous  les  rangs,  toutes  les  con- 
"  ditions.  Et  quel  est  le  sentiment  qui  pousse  ces  nombreux  visiteurs  ? 
'  Ah  !  ils  viennent  à  la  Grotte  pour  prier  et  demander  quelques  faveurs 
"  à  l'Immaculée  Marie.  Ils  prouvent,  par  leur  attitude  recueillie,  qu'ils 
t'  sentent  comme  un  souffle  divin  qui  anime  ce  rocher  devenu  à  jamais 
t'  célèbre.  Des  âmes,  déjà  chrétiennes,  se  sont  fortifiées  dans  la  vertu  ; 
"  des  hommes,  glacés  par  l'indifférence,  ont  été  ramenés  aux  pratiques  de 
"  la  Rehgion  ;  des  pécheurs  obstinés  se  sont  réconcihés  avec  Dieu,  après 
*•  qu'on  a  eu  invoqué  en  leur  faveur  Notre-Dame  de  Lourdes.  Ces  mer- 
"  veilles  de  la  grâce,  qui  portent  un  caractère  d'universalité  et  de  durée 
»'  ne  peuvent  avoir  que  Dieu  pour  auteur.  Ne  viennent-elles  pas,  parcon- 
"  séquent,  confirmer  la  vérité  de  l'App  arition  ? 

"  Si,  des  effets  produits  pour  le  bien  des  âmes,  nous  passons  à  ceux  qui 
*'  concernent  la  santé  des  corps,  que  de  nouveaux  prodiges  n'avons-nous 
''  pas  à  raconter? 

Nos  lecteurs  se  souviennent  dujaillissementdela  Source  oii  Bernadette 
but  et  se  lava,  en  présence  des  multitudes.  Il  serait  superflu  de  répéter 
ici  ces  détails. 

"  Des  malades,  reprenait  l'Evêque,  essayèrent  de  l'eau  de  la  Grotte,  et 
"  ce  ne  fut  pas  sans  succès  ;  plusieurs,  dont  les  infirmités  avaient  résisté 
''  aux  traitements  les  plus  énergiques,  recouvrèrent  subitement  la  santé. 
''Ces  guérisons  extraordinaires  eurent  un  immense  retentissement  ;  le 
•-'  bruit  s'en  répandit  bientôt  au  loin. 

"  Des  malades  de  tous  les  pays  demandaient  de  l'eau  de  Massabielle, 
*'  quand  ils  ne  pouvaient  pas  se  transporter  eux-mêmes  à  la  Grotte.  Que 
'<  d'infirmes  guéris,  que  de  familles  consolées  !..  Si  nous  voulions  invoquer 
*'  leur  témoignage,  des  voix  innombrables  s'élèveraient  pour  proclamer, 
''  avec  l'accent  de  la  reconnaissance,  l'efficacité  souveraine  de  l'eau  de  la 
*'  Grotte.  Nous  ne  pouvons  faire  ici  l'énumération  de  toutes  les  faveurs 
"  obtenues  ;  mais  ce  que  nous  devons  vous  dire,  c'est  que  l'eau  de  Massa- 
*'  bielle  a  guéri  des  malades  abandonnés  et  déclarés  incurables.  Ces  guéri- 
*'  sons  ont  été  opérées  par  l'emploi  d'une  eau  privée  de  toute  qualité 
*'  naturelle  curative,  au  rapport  d'habiles  chimistes  qui  en  ont  fait  une 
"  rigoureuse  analyse.  Elles  ont  été  opérées  les  unes  instantanément,  les 
"  autres  après  l'usage  de  cette  eau,  deux  ou  trois  fois  répété,  soit  en  bois- 
'^  son,  soit  en  lotion.  En  outre,  ces  guérisons  sont  permanentes-  Quelle 
*'  est  la  puissance  qui  les  a  produites  ?  Est-ce  la  puissance  de  l'organisme  ? 
*'  La  Science,  consultée  à  ce  sujet,  a  répondu  négativement.     Ces  guéri- 


NOTRE-DAME   DE  LOURDES.  207 

<'  sons  sont  donc  l'œuvre  de  Dieu.  Or  elles  se  rapportent  à  l'Apparition  ; 
*'  c'est  elle  qui  est  le  point  de  départ  :  c'est  elle  qui  a  inspiré  la  confiance 
"  des  malades  :  il  y  a  donc  une  liaison  étroite  entre  les  guérisons  et  l'Appa- 
*'  tion  ;  l'Apparition  est  divine,  puisque  les  guérisons  portent  un  cachet 
"  divin.  Mais  ce  qui  vient  de  Dieu  est  vérité  !  Par  conséquent,  l'Appa- 
''  rition  se  disant  l'Immaculée  Conception,  ce  que  Bernadette  a  vu  et 
<'  entendu,  c'est  la  Tres-Sainte  Vierge  !  Ecrions-nous  donc  :  le  doigt  de 
«<  Dieu  est  ici  !  Digitus  Dei  est  Me. 

'•  Comment  ne  pas  admirer,  Nos  Très-Chers  Frères,  l'économie  de  la 
"  divine  Providence  ?  A  la  fin  de  l'année  1854,  l'immortel  Pie  IX  pro- 
<'  clamait  le  dogme  de  l'Immaculée  Conception.     Les  échos  portèrent  jus- 
''  qu'aux  extrémités  de  la  terre  les  paroles  du  Pontife  ;  les  cœurs  catholi- 
''  ques  tressaillirent  d'allégresse,  e'  partout  on  célébra  le  glorieux  privi- 
<'  lége  de  Marie  par  des  fêtes  dont  >e  souvenir  restera  à  jamais  gravé  dans 
"  notre  mémoire.     Et  voilà  qu'environ  trois  ans  après,  la  sainte  Vierge, 
*'  apparaissant  à  une  enfant,  lui  dit:  Je  suis  V Immaculée  Conception.. 
"  Je  veux  qiCon  élève  ici  une  chapelle  en  mon  honneur.     Ne  semble-t-ellc 
*'  pas  vouloir  consacrer  par  un  monument  l'oracle  infaillible  du  successeur 
<'  saint  Pierre  ? 

"  Et  où  veut-elle  que  ce  monument  soit  érigé  ?  C'est  au  pied  de  nos 
•'  montaf^nes  pyrénéennes,  contrée  où  se  réunissent  les  nombreux  étran- 
<•  sers  qui,  de  toutes  les  parties  du  monde,  viennent  demander  la  santé  ci  nos 
''  eaux  thermales.  Ne  dirait-on  pas  qu'elle  convie  les  fidèles  de  toutes  les 
''  nations  à  venir  l'honorer  dans  le  nouveau  temple  qui  lui  sera  bâti  ? 
'*  Habitants  de  la  ville  de  Lourdes,  réjouissez-vous  ?  l'auguste  Marie  dai- 
"  gne  abaisser  sur  vous  ses  regards  miséricordieux.  Elle  veut  qu'à  cuté 
"  de  votre  cité  on  lui  élève  un  sanctuaire  où  elle  répandra  ses  bienfaits. 
"  Remerciez-la  de  ce  témoignage  de  prédilection  qu'elle  vous  donne  ;  et, 
"  puisqu'elle  vous  prodigue  ses  tendresses  do  mère,  montrez-vous  ses 
''  enfants  dévoués  par  l'imitation  de  ses  vertus  et  votre  attachement  iné- 
«  '  branlable  à  la  Religion. 

"  Du  reste,  nous  aimons  à  le  reconnaître,  l'Apparition  a  déjà  porté 
''  parmi  vous  des  fruits  abondants  de  salut.  Témoins  oculaires  des  événe- 
'•'  ments  de  le  Grotte  et  de  ses  heureux  r»:^-^'  .-.,  votre  confiance  a  été 
"  grande,  comme  a  été  forte  votre  convic*^*  .  -in^s  avons  admiré  votre 
"  prudence,  votre  docilité  à  suivre  nos  Cv-  iseils  dt.  «soumission  à  l'Autorité 
^'  civile,  lorsque,  pendant  quelques  semaines,  vous  avez  dû  cesser  vos 
"  visites  à  la  Grotte  et  refouler  dans  vos  cœurs  les  sentiments  que  vous 
-'  avait  inspirés  le  spectacle  qui  avait  si  vivement  frappé  vos  yeux  pen- 
''  dant  la  Quinzaine  des  Apparitions. 

"  Et  vous  tous.  Nos  Bien- Aimés  Diocésains,  ouvrez  vos  cœurs  à  lespé- 
''  rance  ;  une  ère  nouvelle  de  grâces  commence  pour  vous  :  vous  êtes  tous 
'*  appelés  à  recueillir  votre  part  des  bénédictions  qui  nous  sont  promises. 


208  NOTRE-DAME  DE   LOURDES. 

"  Dans  vos  supplications  et  dans  vos  cantiques,  vous  mêlerez  désormais  le 
"  nom  de  Notre-Dame  de  Lourdes  aux  noms  bénis  de  Notre-Dame  de  Ga- 
"  raison,  de  Poeylaiin,  de  Héas  et  dePiétat. 

"  Du  haut  de  ces  sacrés  sanctuaires,  la  Vierge  Immaculée  veillera  sur 
"  vous,  et  vous  couvrira  de  sa  protection  tutélaire.  Oui,  nos  Très-Chers 
^'  collaborateurs  et  Nos  Très-Chers  Frères,  si,  le  cœur  plein  de  confiance, 
"  nous  tenons  les  yeux  fixés  sur  cette  Etoile  de  la  mer,  nous  traverserons, 
i  sans  crainte  de  naufrage,  les  tempêtes  de  la  vie,  et  nous  arriverons  sains 
^  et  saufs  au  port  de  l'éternel  bonheur. 

"  A   CES   CAUSES, 

"  Après  avoir  conféré   avec   Nos  Vénérables  Frères  les  Dignitaires, 
"  Chanoines  et  Chapitre  de  notre  église  cathédrale  ; 
''  LE  SAINT  NOM  DE  DIEU  INVOQUE, 

"  Nous  fondant  sur  les  règles  sagement  tracées  par  Benoit  XIV,  dans 
''  son  ouvrage  de  la  Béatification  et  la  Canonisation  des  saints,  pour  le 
*'  discernement  des  Apparitions  vraies  ou  fausses.  (1.) 

"  Vu  le  rapport  favorable  qui  nous  a  été  présenté  par  la  Commission 
i  chargée  d'informer  sur  l'Apparition  à  la  Grotte  de  Lourdes  et  sur  les 
"  faits  qui  s'y  rattachent  ; 

''  Vu  le  témoignage  écrit  des  docteurs-médecins  que  nous  avons  consul- 
"  tés  au  sujet  de  nombreuses  guérisons  obtenues  à  la  suite  de  l'emploi  de 
*  l'eau  de  la  Grotte  ; 

"  Considérant  d'abord  que  le  fait  de  l'Apparition  envisagé,  soit  dans 
'•'  la  jeune  fille  qui  l'a  rapporté,  soit  surtout  dans  les  effets  extraordinaires 
"  qu'il  a  produits,  ne  saurait  être  exphqué  que  par  l'intermédiaire  d'une 
''  cause  surnaturelle  ; 

"  Considérant  en  second  lieu  que  cette  '•ause  ne  peut  être  que  divine, 
''  puisque  les  effets  produits  étant,  les  uns,  des  signes  sensibles  de  la  grâce, 
<'  comme  la  conversion  des  pécheurs,  les  autres,  des  dérogations  aux  lois 
*'  de  la  nature,  comme  les  guérisons  miraculeuses,  ne  peuvent  être  rap. 
"  portés  qu'à  l'Auteur  de  la  grâce  et  au  Maître  de  la  nature  ; 

"  Considérant  enfin  que  notre  conviction  est  fortifiée  par  le  concours 
*'  immense  et  spontané  des  fidèles  à  la  Grotte,  concours  qui  n'a  point 
"  cessé  depuis  les  premières  Apparitions,  et  dont  le  but  est  de  demander 
"  des  faveurs  ou  de  rendre  grâces  pour  celles  déjà  obtenues  ; 

"  Pour  répondre  à  la  légitime  impatience  de  notre  vénérable  cha- 
"  pitre,  du  clergé,  des  laïques  de  notre  diocèse,  et  de  tant  d'âmes  pieuses 
"  qui  réclament  depuis  longtemps  de  l'autorité  ecclésiastiqi  une  décision 
"  que  des  motifs  de  prudence  nous  ont  fait  retarder  ; 

"  Voulant  aussi  satisfaire  aux  vœux  de  plusieurs  de  nos  collègues  dans 
"  l'Episcopat  et  d'un  grand  nombre  de  personnages  distingués,  étrangers 
"  au  diocèse  : 

(1.)  Liv.  III.  cb.  Li. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  209 

"  Après  avoir  invoiiud  les  lumières  du  Saint  Esprit  et  l'assistance  de  la 
"  Très-Sainte  Vierge, 

"  AVONS  DECLARE  ET  DECLARONS  CE  QUI  SUIT  : 

"  Art.  1er.  Nous  jugeons  que  IImmaculee  Marie,  Mere  de  dieu,  a 
"  réellement  apparu  à  Bernadette  Soubirous,  le  11  Février  1858  et  jours 
"  suivants,  au  nombre  de  dix-huit  fois,  dans  la  Grotte  de  Massabiclle,  près 
"  de  la  \ille  de  Lourdes  ;  que  cette  Apparition  revêt  tous  les  caractères 
"  de  la  vérité,  et  que  les  fidèles  sont  fondés  à  la  croire  certaine. 

"  Nous  soumettons  humblement  notre  jugement  au  jugement  du  Souve- 
*'  rain-Pontife,  qui  est  chargé  de  gouverner  TEglise  universelle. 

"  Art.  2.  Nous  autorisons  dans  notre  diocèse  le  culte  de  Notre-Dame 
"  de  la  Grotte  de  Lourdes  ;  mais  nous  défendons  de  publier  aucune  for- 
'"  mule  particulière  de  prières,  aucun  canti(iue,  aucun  livre  de  dévotion, 
"  relatif  à  cet  événement,  sans  notre  approbation  donnée  par  écrit. 

"  Art.  3.  Pour  nous  conformer  à  la  volonté  de  la  Sainte  Vierge,  plu- 
"  sieurs  fois  exprimée  lors  de  l'Apparition,  nous  nous  proposons  de  bâtir 
'*  un  sanctuaire  sur  le  terrain  de  la  Grotte,  qui  est  devenu  la  propriété  des 
'"  Evêques  de  Tarbes. 

"  Cette  construction,  vu  la  position  abrupte  et  difficile  des  lieux,  deman- 
"  dera  de  longs  travaux  et  des  fonds  relativement  considérables.  Aussi 
*'  avons-nous  besoin,  pour  réiiliser  notre  [âeux  projet,  du  concours  des 
"  prëtîv;B  et  des  fidèles  de  notre  diocèse,  des  prêtres  et  des  fidèles  de  la 
"•  France  et  do  l'Etranger.  Nous  faisons  appel  à  leur  cœur  généreux,  et 
*'  partlcuhèrement  à  toutes  les  personnes  pieuses  Vie  tous  les  pays,  qui  sont 
"  dévouées  au  culte  de  l'Immaculée  Conception  de  la  Vierge  Marie.. . 

"  Art.  4.  Nous  nous  adressons  avec  confiance  aux  établissements  des 
*'  deux  sexes,  consacrés  à  l'enseignement  do  la  jeunesse,  aux  congréga- 
'•'  tiens  des  enfants  de  Marie,  aux  confréries  de  la  Sainte  Vierge  et  aux 
*'  diverses  associations  pieuses,  soit  de  notr*^  diocèse,  soit  de  la  France 
"  entière . . 

•"*  Sera  notre  présent  mandement  lu]et  publié  dans  toutes  les  églises, 
*'  chapelles  et  oratoires  des  séminaires,  collèges  et  hospices  de  notre  dio- 
"  cèsc,  le  dimanche  qui  suivra  sa  réception. 

"  Donne  à  Tarbes,  dans  notre  palais  épiscopal,  sous  notre  seing,  notre 
*'  sceau  et  le  contre-seing  de  notre  secrétaire,  le  18  Janvier  18G2,  fête 
"  de  la  Chaire  de  Saint  Pierre  à  llonie. 

.  "  t  BERTRAND-Sre,  Eveque  de  tarées." 

Par  Mandrment. 

FouRCADE,  chanoine^  secri'taire. 

Au  nom  de  Tévèché,  c'est-à-dire  au  nom  de  l'Eglise,  Mgr.  Laurence, 

acheta  ii  la  ville  de  Lourdes  la  Grotte,  le  terrain  (pai  l'entoure  et  le  groupe 

entier  des  Hoches  Massal)ielle.     M.  Lacadé  était  toujours  maire.     Ce  fut 

l'ii  qui  pi'oposa  au  conseil  municipal  de  céder  à  l'Eglise,  Epouse  du  Christ, 

0 


210  NOTRE-DAME   DE  LOURDES. 

ces  lieux  à  jamais  sacrés  où  était  apparue  la  Mère  de  Dieu.  Ce  fut  lui 
qui  en  signa  la  vente  définitive. 

M.  Kouland  autorisa  cette  vente  et  autorisa  aussi  la  construction  d'une 
église  en  mémoire  éternelle  des  Apparitions  de  la  Très-Sainte  Vierge  à 
Bernadette  Soubirous,  en  mémoire  du  jaillissement  de  la  Source  et  des 
miracles  sans  nombre  qui  s'étaient  accomplis  pour  attealer  la  réalité  des 
visions  divines. 

Tandis  que  le  vaste  temple  dédié  à  l'Immaculée  Conception  sur  les 
roches  abruptes  de  Massabielle  s'élevait  pierre  à  pierre  au-dessus  de  ses 
fondations,  Notre-Dame  de  Lourdes  continuait  de  répandre  sur  les  hommes 
des  miracles  et  des  bienfaits.  A  Paris,  à  Bordeaux,  en  Périgord,  en  Bre- 
tagne, en  Anjou,  au  milieu  des  campagnes  solitaires,  au  sein  des  villes 
populeuses,  on  invoquait  Notre-Dame  de  Lourdes,  et  partout  Notre-Dame 
de  Lourdes  répondait  par  des  signes  irrécusables  de  sa  puissance  et  de  sa 
bonté. 

Racontons  encore,  avant  de  clore  ce  récit  et  de  présenter  le  tableau  de 
de  ce  qui  existe  aujourd'hui,  deux  de  ces  divines  histoires.  Dans  la  vie  de 
l'auteur  de  ce  livre,  la  première  forme  un  épisode  qui  ne  s'effacera  jamais 
son  souvenir.  Voici  cet  épisode,  tel  que  nous  l'écrivîmes  il  y  a  bien- 
tôt sept  ans.  ' 

LIVRE   DIXIEME. 
Deux  épisodes. 

Guérison  de  M.  Lassère,  l'auteur  de  ce  livre  et  celle  de  M.  Jules 

Lacassagne. 

"  Pendant  toute  ma  vie  j'ai  joui  d'une  vue  excellente.  Je  distinguais 
les  objets  à  une  immense  distance  ;  et,  d'autre  part,  je  lisais  couramment 
un  livre,  quelque  rapproché  qu'il  fût  de  mes  yeux.  Des  nuits  passées  à 
l'étude  ne  m  avaient  jamais  fait  éprouver  la  moindre  fatigue.  J'étais 
émerveillé,  j'étais  heureux  de  la  souplesse  et  de  la  force  de  cette  vue,  si 
puissante  et  si  nette.  Aussi  éprouvai-je  une  grande  surprise  et  un  cruel 
désenchantement  lorsque,  dans  le  courant  de  juin  et  de  juillet  1862,  je 
sentis  ma  vue  s'affaiblir  peu  à  peu,  s'appesantir  aux  travaux  du  soir  et  finir 
graduellement  par  me  refuser  tout  service,  au  point  que  je  dus  cesser  com- 
plètement de  lire  et  d'écrire.  Si  j'essayais  de  prendre  un  livre,  voilà 
qu'au  bout  de  trois  ou  quatre  lignes,  quelquefois  dès  le  premier  regard, 
j'éprouvais  dans  la  partie  supérieure  des  yeux  une  telle  fatigue  qu'il  m'é- 
tait absolument  impossible  de  continuer.  Je  consultai  plusieurs  médecins 
et  notamment  deux  illustres  spécialistes,  M.  Desmares  et  M.  Giraud. 
ïeulon. 

Les  remèdes  qni  me  furent  ordonnés  ne  me  firent  à  peu  près  rien. 
Après  un  repos  assez  suivi  et  un  régime  ferrugineux,  il  y  eut  d'aboid  une 
certaine  amélioration,  et  un  jour  je  pus  lire  et  écrire  pendant  un  temps 


NOTRE-DAME   DE  LOURDES.  211 

assez  notable,  dans  l'aprôs-midi  ;  mais,  le  lendemain,  je  me  sentis  retomber 
dans  le  même  état.  C'est  alors  que  j'essayai  des  remèdes  locaux,  de 
douches  d'eau  froide  sur  la  prunelle,  de  venteuses  à  la  nuque,  d'un  sys- 
tème d'hydrothérapie  générale,  de  lotions  alcooliques  aux  régions  voisines 
de  l'œil.  Quelquefois,  bien  rarement,  j'éprouvais  un  soulagement  mo- 
mentané à  cette  fatigue  excessive  que  je  ressentais  constamment,  mais 
cela  ne  durait  que  quelques  instants,  et,  en  somme,  mon  mal  prenait  insen- 
siblement cette  physionomie  chronique  qui  caractérise  les  infirmités 
incurables. 

J'avais,  sur  le  conseil  des  médecins,  condimmé  mes  yeux  à  un  repos 
absolu.  Non  content  de  ne  sortir  qu'en  me  précautionnant  de  lunettes 
bleues,  j'avais  quitté  Paris  pour  la  campagne,  et  je  m'étais  retiré  chez  ma 
mère,  au  Ceux,  sur  les  bords  de  la  Dordogne.  J'avais  pris  pour  secrétaire 
un  enfant  qui  me  lisait  les  livres  que  j'avais  besoin  de  consulter,  et  qui 
écrivait  sous  ma  dictée. 

Septembre  était  arrivé.  Cet  état  durait  depuis  environ  trois  mois  et  je 
commençais  à  m'inquiéter  très-sérieusement.  J'avais  d'immenses  tris- 
tesses dont  je  ne  parlais  à  personne.  Mes  parents  et  mes  amis  avaient 
aussi  les  mêmes  craintes,  mais  ils  ne  me  les  manifestaient  point  ;  nous 
étions,  moi  comme  eux,  eux  comme  moi,  à  peu  près  convaincus  que  ma 
vue  était  perdue,  mais  chacun  de  nous  essayait  de  donner  un  espoir  qu'il 
n'avait  pas  lui-même  et  nous  nous  cachions  nos  mutuelles  alarmes. 

J'ai  un  ami  très-intime,  un  ami  de  la  première  enfance,  à  qui  je  confie 
habituellement  mes  peines  et  mes  joies.  Je  dictai  pour  lui  à  mon  secrétaire 
une  lettre  dans  laquelle  je  lui  parlais  de  la  situation  douloureuse  où  je  me 
trouvais  placé  et  des  angoisses  que  j'éprouvais  pour  l'avenir. 

L'ami  dont  je  parle  est  protestant  et  sa  femme  est  également  protes- 
tante :  cette  double  circonstance  est  à  noter.  Par  des  raisons  fort  graves, 
je  ne  puis  le  nommer  ici  en  toutes  lettres  ;  nous  l'appellerons  M.  de  ***. 

Il  me  répondit  quelques  jours  après.     Sa  lettre  m'arriva  le  15  septembre 
et  elle  me  surprit  étrangement.     Je  la  transcris  ici  sans  y  changer  u 
mot  : 

"  Mon  cher  ami,  me  disait-il,  tes  quelques  lignes  m'ont  fait  plaisir  ; 
*'  mais,  ainsi  que  je  t'ai  déjà  dit,  il  me  tarde  d'en  voir  de  ton  écriture. 
*'  Ces  jours  derniers,  en  revenant  de  Cauterets,  je  suis  passé  à  Lourdes 
**  (près  de  ïarbes)  :  j'y  ai  visité  la  célèbre  Grotte  et  j'ai  appris  des 
*'  choses  si  merveilleuses  en  fait  de  guérisons  produites  par  ses  eaux,  prin- 
*'  cipalement  pour  les  maladies  d'yeux,  que  je  t'engage  très-sérieusement 
*'  à  en  essayer.  Si  j'étais  catholique,  croyant,  comme  toi,  et  si  j'étais 
**  malade,  je  n'hésiterais  pas  à  courir  cette  chance.  S'il  est  vrai  que  des 
<'  malades  ont  été  subitement  guéris,  tu  peux  espérer  d'en  grossir  le 
*'  nombre  ;  et  si  cela  n'est  pas  vrai,  qu'est-ce  que  tu  risques  à  en  essayer  ? 
**  J'ajoute  que  j'ai  un  peu  un  intérêt  personnel  à  cette  expérience.  Si  ell 


212  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

*'  réussissait,  quel  fait  important  pour  moi  à  enregistrer  !  Je  serais  en  pré- 
*'  sence  d'un  fait  miraculeux  ou  tout  au  moins  d'un  événement  dont  le 
**  témoin  principal  serait  hors  de  toute  suspicion. 

"  Il  parait,  ajoutait  mon  ami  en  post-scriptum,  qu'il  n'est  pas  nécessaire 
"  d'aller  à  Lourdes  même  pour  prendre  cette  eau  et  qu'on  peut  s'en  faire 
*'  envoyer.  ïu  n'as  qu'à  en  demander  au  curé  de  Lourdes,  il  t'en  cxpé- 
*'  diera.  Il  faut  préalablement  accomplir  certaines  formalités  que  je  ne 
*'  saurais  guère  t'iudiquer  ;  mais  le  curé  de  Lourdes  te  renseignera.  Prie- 
'•'  le  aussi  de  t' envoyer  une  petite  brochure  du  vicaire  général  de  Tarbes, 
*'  qui  relate  les  faits  miraculeux  les  mieux  constatés." 

Cette  lettre  de  mon  ami  était  faite  pour  m'étonner.  C'est  un  esprit  net, 
positif,  mathématique,  trùs-élevé  par  sa  nature,  mais  en  même  temps  très- 
peu  porté  aux  illusions  de  l'enthousiasme  ;  avec  cela,  protestant.  Un  con- 
seil comme  celui  qu'il  me  donnait  très-sérieusement  et  avej  une  vive  insis- 
tance, un  tel  conseil  venant  de  lui  me  jeta  dans  la  stupéfaction. 

Je  résolus  pourtant  de  ne  pas  le  suivre. 

*'  Il  me  semble,  lui  répondis-je,  que  je  vais  aujourd'hui  un  peu  moins 
*'  mal.  Si  ce  moins  mal  devient  un  mieux  et  si  ce  mieux  se  continue,  je 
"  n'aurai  pas  besoin  de  recourir  pour  cette  fois  au  remède  extraordinaire 
*'  que  tu  me  conseilles,  et  pour  lequel  d'ailleurs  je  n'ai  point  peut-être  la 
'•  foi  nécessaire." 

Il  faut  qu'ici  je  confesse,  non  «ans  rougir,  les  secrets  motifs  de  ma 
résistance. 

Quoi  que  je  pusse  dire,  la  foi  ne  me  manquait  point  ;  et.  sans  savoir  ce 
que  c'était  que  l'eau  de  Lourdes  autrement  que  par  les  impertinences  de 
quelques  journaux  mal  pensants,  j'avais  la  certitude  morale  que  là,  comme 
en  bien  d'autres  endroits,  la  puissance  de  Dieu  pouvait  se  manifester  par 
des  guérisons.  Je  dis  plus  :  j'avais  même  comme  un  pressentiment  assuré 
que  si  j'essayais  de  cette  eau — jailHe,  disait-on,  à  la  suite  d'une  Apparition 
de  la  sahite  Vierge, — je  serais  guéri.  Mais  je  redoutais,  je  l'avoue, 
la  responsabilité  d'une  grâce  si  grande.  "  Si  la  médecine  ordinaire  te 
guérit,  me  disais-je  à  moi-même,  tu  seras  quitte  de  tout  après  avoir  payé 
le  Docteur.  Tu  seras  dans  les  mêmes  conditions  que  tout  le  monde. 
Mais  si  Dieu  te  guérit  par  un  Miracle,  par  un  effet  spécial  de  sa  puissance, 
par  une  intervention  directe  et  personnelle,  ce  sera  pour  toi  une  toute 
autre  affaire  et  tu  seras  alors  obligé  d'amender  sérieusement  ta  vie  et  de 
devenir  un  saint.  Ces  yeux  dont  tu  es  si  peu  le  maître,  dès  que  Dieu  te 
les  aura  en  quelque  sorte  donnés  de  sa  propre  main  une  seconde  fois, 
pourras  tu  les  laisser,  comme  tu  le  fais,  s'égarer  sur  ce  qui  les  séduit,  errer 
sur  ce  qui  peut  te  troubler  ?  Après  un  miracle  opéré  en  ta  faveur.  Dieu 
exigera  son  salaire  :  et  ce  salaire  sera  plus  pénible  à  payer  que  celui  du 
Médecin.  Il  te  faudra  désormais  surmonter  tel  penchant  mauvais,  acquérir 
elle  vertu,  que  sais-je  encore  ?  Ah  !  cela  n'est  pas  possible  I" 


N0TRE-DAM3   DE   LOURDES.  213 

Et  mon  misérable  cœur,  redoutant  sa  faiblesse,  se  refusait  à  la  grâce 
de  Dieu. 

Voilà  pourquoi,  voilà  comment  je  me  roidissais  contre  le  conseil  do 
recourir  à  cette  intervention  miraculeuse,  contre  le  conseil  que  la  Provi- 
dence, toujours  profonde  dans  ses  voies,  m'envojait  par  deux  protestants» 
par  deux  hérétiques  en  dehors  de  TEglise.  Mais  je  m'agitais  vainement  : 
une  parole  intérieure  me  disait  que  la  main  des  hommes  serait  impuissante 
à  me  guérir  et  que  le  Maître  que  j'avais  si  souvent  offensé  voulait  lui- 
même  me  rendre  la  vie,  et,  par  là,  me  faisant  don  d'une  vie  nouvelle, 
expérimenter  si  je  la  saurais  mieux  employer. 

Mon  état  demeurait  stationnaire  ou  même  s'aggravait  lentement. 

Dans  les  premiers  jours  d'octobre,  je  fus  obligé  de  faire  un  voyage  à 
Paris. 

Far  une  coïncidence  toute  fortuite,  M.  de***  s'y  trouvait  en  ce  moment 
avec  sa  femme.  Ma  première  visite  fut  pour  eux.  Mon  ami  était  des- 
cendu chez  sa  sœur,  Mme  P.,  qui  habite  Paris  avec  son  mari. 

— Et  vos  yeux  ?  me  demanda  Mme  de  ***  dès  que  j'entrai  dans  le 
salon. 

Mes  yeux  sont  toujours  dans  la  mémo  situation,  et  je  commence  à  croire 
qu'ils  sont  à  jamais  perdu. 

— Mais  pourquoi  n'essaies-tu  pas  du  remède  que  nous  t'avons  conseillé  ? 
me  dit  mon  ami.  Je  ne  sais  quoi  me  donne  l'espérance  que  tu 
guérirais. 

— Bah  !  lui  répondis-je,  je  t'avouerai  que,  sans  nier  précisément  et  sans 
être  hostile,  je  n'ai  pas  grand  foi  en  toutes  ces  eaux  et  en  ces  prétendues 
Apparitions.  Tout  cela  est  possible  et  je  n'y  répugne  point  ;  mais  ne 
l'ayant  point  examiné,  je  ne  l'affirme  ni  ne  le  conteste  :  c'est  en  dehors 
de  moi.  En  somme,  je  n'ai  pas  envie  de  recourir  au  moyen  que  tu  me 
conseilles. 

— ïu  n'as  pas  d'objections  valables,  me  répliqua-t-il.  D'après  tes  prin- 
cipes religieux,  tu  dois  croire  et  tu  crois  à  la  possibilité  de  ces  choses-là. 
Eh  bien,  pourquoi  alors  ne  tenterais-tu  point  l'expérience  ?  Qu'est-ce  qu'il 
t'en  coûte  ?  Je  te  l'ai  dit,  la  chose  ne  peut  te  faire  de  mal,  puisque  c'est 
de  l'eau  naturelle,  qui  est  chimiquement  composée  comme  l'eau  ordinaire  ; 
€t,  puisque  tu  crois  aux  miracles  et  que  tu  as  foi  en  la  religion,  n'es-tu 
pas  déjà  frappé  qu'un  tel  recours  à  la  Sainte  Vierge  te  soit  conseillé,  et 
avec  cette  insistance,  par  deux  protestants  ?  Je  te  le  déclare  à  l'avance,  si 
tu  es  guéri,  ce  sera  là,  contre  moi,  un  terrible  argument. 

Mme  de***  joignit  ses  instances  à  celles  de  son  mari  ;  M.  et  Mme  P., 
qui  sont  tous  deux  catholiques,  insistèrent  non  moins  vivement.  J'étais 
poussé  dans  mes  derniers  retranchements. 

— Eh  bien  !  leur  dis-je  alors,  je  vais  vous  avouer  toute  la  vérité  et  vous 
ouvrir  le  fond  de  mon  cœur.     La  foi  ne  me  manque  point,  mais  j'ai  des 


214  NOTRE-DAME   DE  LOURDES. 

défauts,  des  faiblesses,  mille  misères,  et  tout  cela  tient,  hélas  !  aux  fibres 
les  plus  vivantes  et  les  plus  sensibles  de  ma  malheureuse  nature.  Or,  un 
miracle  comme  celui  dont  je  pourrais  être  l'objet  m'imposerait  l'obligation 
de  tout  sacrifier  et  de  devenir  un  saint  :  ce  serait  une  responsabilité 
terrible,  et  je  suis  si  lâche  qu'elle  me  fait  peur.  Si  Dieu  me  guérit,  que 
va-t-il  exiger  de  moi  ?  tandis  'qu'avec  im  Médecin,  j'en  serai  quitte  avec 
un  peu  d'argent.  C'est  odieux,  n'est-ce  pas  ?  mais  telle  est  la  triste  pusil- 
lanimité de  mon  cœur.  Vous  supposiez  ma  foi  chancelante  ?  Vous  ima- 
giniez que  je  craignais  de  voirie  miracle  ne  pas  réussir  ?  Détrompez-vous  : 
j'ai  peur  qu'il  réussisse  ! 

Mes  amis  cherchèrent  à  me  convaincre  que  je  m'exagérais  d'un  côté  la 
responsabilité  dont  je  parlais  et  que  je  la  diminuais  de  l'autre. 

— Tu  n'es  pas  moins  obligé  maintenant  à  la  vertu  que  tu  ne  le  serais  à 
la  suite  de  l'événement  que  nous  supposons,  me  disait  M.  de  ***.  Et 
d'ailleurs,  quand  ta  guérison  se  ferait  par  les  mains  d'un  Médecin,  ce 
n'en  serait  pas  moins  une  grâce  de  Dieu,  et  alors  les  scrupules  auraient 
les  mêmes  raisons  d'élever  la  voix  contre  tes  faiblesses  ou  tes  passions. 

Tout  cela  ne  me  semblait  point,  parfaitement  juste  et  M.  de  *  *  * 
esprit  logique  s'il  en  fut  jamais,  se  rendait  probablement  compte  de  ce  que 
son  raisonnement  avait  d'inexact  ;  mais  il  voulait,  autant  que  possible, 
calmer  les  appréhensions  que  je  ressentais  si  vivement  et  me  décider  à 
suivre  le  conseil  qu'il  me  donnait,  sauf  ensuite  à  me  rappeler  lui-même 
cette  grave  responsabilité  sur  laquelle  il  essayait  alors  de  me  rassurer. 

Vainement  je  tentai  encore  de  me  débattre  contre  l'insistance  de  plus 
en  plus  pressante  de  mon  ami,  de  sa  femme  et  de  ses  hôtes.  Je  finis,  de 
guerre  lasse,  par  leur  promettre  de  faire  ce  qu'ils  désiraient. 

— Dès  que  j'aurai  un  secrétaire,  leur  dis-je,  j'écrirai  à  Lourdes  ;  mais 
je  suis  arrivé  d'aujourd'hui  seulement  et  je  n'ai  pas  eu  encore  le  temps  d'en 
chercher  un. 

— Mais  je  t'en  servirai  !  s'écria  mon  ami. 

— Eh  bien  soit  !  demain  nous  déjeunerons  ensemble  au  café  de  Foy.  Je 
te  dicterai  une  lettre  après  déjeuner. 

— Pourquoi  pas  tout  de  suite  ?  me  dit-il  vivement.  Nous  gagnons  un 
jour. 

Il  y  avait  dans  la  chambra  voisine  du  papier  et  de  l'ancre.  Je  lui 
dictai  une  lettre  pour  M.  le  Curé  de  Lourdes,  et  elle  fut  mise  à  la  poste 
le  soir  même. 

Le  lendemain,  M.  de  ***  vint  chez  moi. 

— Mon  bon  ami,  me  dit-il,  puisque  le  sort  en  est  té  et  que  tu  vas  déci- 
dément tenter  la  chose,  il  faut  la  faire  sérieusement  et  te  mettre  dans  les 
conditions  requises  pour  qu'elle  réussisse,  sans  quoi  l'expérience  serait 
absolument  vaine.  Fais  les  prières  nécessaires,  va  te  confesser,  mets  ton 
âme  dans  un  état  convenable,  accomplis  les  dévotions  que  ta  religion 
t'ordonne.    Tu  comprends  que  ceci  est  d'une  nécessité  primordiale. 


NOTRE-DAME  DE  LOURDES.  215 

— Tu  as  parfaitement  raison,  lui  r^jpondis-je,  et  je  ferai  ce  que  tu  me 
dis.  Mais  il  faut  avouer  que  tu  es  un  singulier  protestant.  Ces  jours-ci 
tu  me  prêchais  la  foi,  aujourd'hui  tu  me  prêches  les  pratiques  religieuses. 
Les  rôles  sont  étrangement  intervertis,  et  qui  nous  entendrait,  toi,  le  pro- 
testant, moi,  le  catholique,  serait  fortement  étonné  ;  et,  je  Tavoue,  hélas  î 
l'impression  produite  ne  serait  pas  à  mon  avantage. 

— Je  suis  un  homme  de  science,  répliqua  de***Et  je  veux  tout  naturel- 
lement que,  puisque  nous  faisons  une  expérience,  nous  la  fassions  dans  les 
conditions  voulues.  Je  raisonne  comme  si  je  faisais  de  la  physique  ou  de  la 
chimie. 

Je  le  déclare,  à  ma  honte,  je  ne  me  préparai  point  comme  me  le  conseil- 
lait si  judicieusement  mon  ami.  J'étais  en  ce  moment  même  dans  une 
très-mauvaise  disposition  d'urne  :  ma  nature  était  profondément  agitée, 
troublée  et  inclinée  au  mal. 

Je  reconnaissais  cependant  la  nécessité  d'aller  me  jeter  aux  pieds  de 
Dieu  ;  mais  comme  je  n'avais  point  commis  de  ces  fautes  matérielles  et 
brutales,  contre  lesquelles  on  réagit  soudain,  je  différais  de  jour  en  jour. 
L'homme  est  plus  rebelle  au  sacrement  pendant  la  tentation  que  lorsque  la 
faute  commise  est  venue  l'abattre  et  l'humilier.  C'est  qu'il  est  plus  diffi- 
cile de  combattre  et  de  résister,  que  de  demander  grâce  après  la  défaite. 
Qui  ne  l'a  éprouvé  ? . . 

Une  semaine  environ  se  passa  ainsi  ;  M.  et  Mme  d  ***  s'informaient 
chaque  jour  si  je  n'avais  point  encore  de  nouvelles  de  l'eau  miraculeuse? 
et  si  le  Curé  de  Lourdes  ne  m'avait  point  écrit.  M.  le  Curé  me  répondit 
enfin,  m'annonçant  que  l'eau  de  Lourdes  avait  été  mise  au  chemin  de  fer 
et  qu'elle  ne  tarderait  point  à  me  parvenir. 

Nous  attendions  ce  moment,  avec  uue  impatience  bien  concevable;  mais, 
le  croira-t-on  ?  la  préoccupation  était  beaucoup  moins  grande  chez  moi  que 
chez  mes  amis  protestants- 

L'état  de  mes  yeux  était  toujours  le  même  :  impossibiUté  absolue  de 
lire  et  d'écrire. 

Un  matin,— C'était  le  vendredi  10  octobre  1862,— j'attendais  M.  de*** 
dans  la  galerie  d'Orléans,  au  Palais-Royal.  Nous  devions  déjeuner  en- 
semble. Comme  j'étais  en  avance  au  rendez-vous,  je  regardais  çà  et  là 
aux  boutiques  de  la  galerie,  et  je  lus  à  la  devanture  du  libraire  Dentu 
deux  ou  trois  affiches  de  livres  nouveaux.  Il  n'en  fallut  point  davantage 
pour  jeter  mes  yeux  dans  une  fatigue  excessive.  J'en  étais  venu  à  ne 
pouvoir  pas  même  arrêter  ma  vue  sur  ces  gros  caractères,  sans  être  saisi 
aussitôt  par  une  lassitude  invincible.  Cette  petite  circonstance  me  plongea 
dans  une  profonde  tristesse,  en  me  faisant  mesurer  une  fois  de  plus  toute 
l'étendue  de  mon  mal. 

Dans  l'après-midi  je  dictai  trois  lettres  à  M.  de***  ;  et,  à  quatre  heures, 
après  l'avoir  quitté,  je  rentrai  chez  moi.  Au  moment  où  j'allais  monter 
V escalier,  mon  concierge  m'appela. 


216  NOTRE-EA:.iE  DE   LOURDES. 

— On  a  apporté  du  cliemia  de  fer  une  petite  caisse  pour  vous,  me 
dit-il. 

J'entrai  vivement  dans  la  loge.  Une  jietite  caisse  en  bois  blanc  s'y 
trouvait  en  effet,  portant  d'une  part  mon  adresse,  et  de  l'autre  ces  mots, 
destinés  sans  doute  à  l'octroi  :  "  Eau  naturelle." 

C'était  l'eau  de  Lourdes. 

J'éprouvai  au  fond  de  moi-même  une  violente  én'otion  ;  mais  je  n'en 
laissai  rien  paraître. 

— C'est  bien,  dis-je  à  mon  concierge.  Je  prendrai  cela  tout  à  l'heure 
Je  vais  rentrer  sans  tarder. 

Et  je  ressortis  tout  pensif.     Je  me  promenai  un  instant  dans  la  rue. 

La  chose  devient  sérieuse,  pensai-je  en  moi-même.  De  ***  a  raison  ; 
il  faut  que  je  me  prépare.  Dans  h  situation  d'âme  oii  je  suis  depuis  quel- 
que temps,  je  ne  puis,  sans  m'ôtre  puriiié,  demander  à  Dieu  de  faire  un 
miracle  en  ma  faveur.  Ce  n'est  pas  avec  un  cœur  encore  rempli  de  misères 
volontaires  que  je  puis  implorer  de  lui  une  grâce  si  grande.  Que  je  tente 
moi-même  de  guérir  mon  âme  avant  de  le  supplier  de  guérir  mon  corps  1 

Et,  réfléchissant  à  ces  graves  considérations,  je  me  dirigeai  vers  la 
maison  démon  confesseur,  ]\L  l'abbé  Fcrrand  de  Missol,qui  demeure  tout 
à  fait  dans  mon  voisinage.  J'étais  heureusement  certain  de  le  rencontrer, 
car  nous  étions  au  vendredi,  et  c'est  ce  jour-là  qu'il  est  chez  lui. 

Il  s'y  trouvait  ;  mais  beaucoup  de  personnes  l'attendaient  déjà  dans  son 
antichambre  et  devaient  naturellement  le  voir  avant  moi.  Quelqu'un  de 
sa  famille  venait  en  outre  de  lui  arriver  à  l'improviste.  Sa  servante  me  fit 
part  de  tout  cela  et  m'engagea  à  revenir  le  soir  af)rès  son  dîner,  c'est-à- 
dire  vers  sept  heures. 

Je  me  résignai  à  ce  parti. 

Arrivé  à  la  porte  de  la  rue,  je  m'.irrêtai  un  instant.  Je  balançai  entre 
le  désir  d'aller  faire  une  visite  qui  me  tenait  à  cœur,  et  la  pensée  de  ren- 
trer chez  moi  pour  prier.  Mon  penchant  me  portait  avec  une  extrême 
violence  du  coté  de  la  distraction,  tandis  qu'une  voix  grave,  une  voix  qui 
me  semblait  faible  que  parce  tpie  j'avais  coutume  de  lui  être  sourd,  une 
voix  profonde  et  sacrée  m'appelait  au  recueillement. 

J'hésitai  un  long  moment,  délibérant  en  moi-même. 

Enfin  le  bon  mouvement  l'emporta  et  je  revins  vers  la  rue  de  Seiiie. 

Je  pris  chez  mon  concierge  la  petite  caisse  à  laquelle  était  jointe  une 
notice  sur  les  Apparitions  de  Lourdes,  et  je  gravis  rapidement  l'escalier. 

Arrivé  dans  mon  appartement,  je  m'agenouillai  au  bord  de  mon  lit  et  je 
priai,  tout  indigne  que  je  me  sentais  de  tourner  mes  regards  vers  le  ciel  et 
de  parler  à  Dieu. 

Puis  je  me  relevai.  J'avais,  en  entrant,  placé  sur  ma  cheminée  la  petite 
caisse  en  bois  blanc  et  la  brochure.     Je  regardais  à  chaque  instant  cette 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  217 

boîte  qui  contenait  l'eau  mystérieuse,  et  il  me  semblait  que  dans  cette 
chambre  solitaire  quelque  cl:  >se  de  grand  allait  se  passer.  Je  redoutais 
de  toucher  de  mes  mains  impures  à  ce  bois  qui  renfermait  cette  onde 
sacrée,  et,  d'un  autre  coté,  je  me  sentais  étrangement  tenté  de  l'ouvrir 
et  de  ne  pas  attendre  la  confes.'^'on  que  je  me  propoc-^is  de  faire  le  soir. 
Cette  lutte  dura  quelques  instants  ;  elle  se  termina  par  une  prière  : 

" — Oui,  mon  Dieu,  m'écriai-je,  je  suis  un  misérable  pécheur,  indigne 
d'élever  la  voix  vers  vous  et  de  toucher  un  objet  que  vous  avez  béni.  ]Mais 
c'est  l'excès  même  de  ma  misère  qui  doit  exciter  votre  compassion.  Mon 
Dieu,  je  viens  a  vous  et  à  la  Sainte  Vierge  Marie,  plein  de  foi  et  d'aban- 
don ;  et,  du  forid  de  Tabîme,  j'élève  mes  cris  vers  vous.  Ce  soir,  je  con- 
fesserai mes  fautes  à  votre  ministre,  mais  ma  foi  ne  peut  pas  et  ne  veut  pas 
attendre.  Pardonnez-moi,  Seigneur,  et  guérissez-moi.  Et  vous,  Mère  de 
miséricorde,  venez  au  secours  de  votre  malheiu*eux  enftmt  !" 

Et,  m'étant  ainsi  reconforté  par  la  prière,  j'osai  ouvrir  la  petite  caisse 
dent  j"ai  parlé.     Elle  contenait  une  bouteille  pleine  d'ean. 

J'enlevai  le  bouchon,  je  versai  de  l'eau  dans  une  tasse  et  je  pris  dans 
ma  commode  une  serviette.  Ces  vulgaires  préparatifs,  que  j'accomplis- 
cais  avec  un  soin  minutieux,  étaient  empreints,  je  m'en  souviens  encore, 
d'une  secrète  solennité  qui  me  frappait  moi-même,  tandis  que  j'allais  e^ 
venais  dans  ma  chambre.  Dans  cette  chambre  je  n'étais  pas  seul  :  il  étai 
manifeste  qu'il  y  avait  Dieu.  La  Sainte  Vierge,  mvoquée  par  moi,  y  étai' 
aussi  sans  doute. 

La  foi,  une  foi  ardente  et  chaude,  était  venu  embraser  mon  àme. 

Quand  tout  fut  achevé,  je  m'agenouillai  de  nouveau. 

" — 0  Sainte  Vierge  Marie,  dis-je  à  haute  voix,  ayez  pitié  de  moi  et 
guérissez  mon  aveuglement  physi(pie  et  moral  î  " 

Et  en  disant  ces  paroles,  le  cœur  plein  de  confiance,  je  me  frottai  suc- 
cessivement les  deux  yeux  et  le  front  avec  ma  serviette  que  je  venais  de 
tremper  dans  l'eau  de  Lourdes.  Ce  geste  que  je  viens  de  décrire  ne  dura 
pas  trente  secondes. 

Qu'on  juge  de  mon  saisissement,  j'allais  presque  dire  de  mon  épouvante  î 
A  peine  avais  je  touché  de  cette  eau  miraculeuse  mes  yeux  et  mon  front 
que  je  me  sentis  guéri  tout  h  coup,  brusquement,  sans  transition,  avec  une 
soudaineté  que,  dans  mon  langage  imparfait,  je  ne  puis  comparer  qu'à 
celle  de  la  foudre. 

Etrange  contradiction  de  la  nature  humaine  !  Un  instant  auparavant, 
j'en  croyais  ma  foi  qui  me  promettait  ma  guérison  ;  et  maintenant,  je  n'en 
pouvais  croire  mes  sens  qui  m'assuraient  que  cette  guérison  était  accom- 
plie ! 

Non  !  je  n'en  croyais  point  mes  sens.  Tellement  que,  malgré  cet  effet 
en  quelque  sorte  foudroyant,  je  commis  la  faute  de  Moïse  et  je  frappai 


218  NOIRE-DAME   DE   LOURDES. 

deux  fois  le  rocher.  Je  veux  dire  que,  pendant  un  certain  temps  encore, 
je  continuai  de  prier  et  de  mouiller  mes  yeux  et  mon  front,  n'osant  point 
vérifier  ma  guérison. 

Au  bout  de  dix  minutes  pourtant,  la  force  que  je  sentais  toujours  dans 
mes  yeux  et  l'absence  complète  de  lourdeur  dans  la  vue  ne  pouvaient  plus 
me  laisser  aucun  doute. 

— Je  suis  guéri  !  m'écriai-je. 

Et  je  courus  pour  prendre  un  livre  quelconque  et  lire. . .  Je  m'arrêtai 
tout  à  coup. — Non  !  non  î  me  dis-je  en  moi-même,  ce  n'est  pas  un  livre 
quelconque  que  je  puis  prendre  en  ce  moment. 

Et  j'allai  chercher  alors  sur  ma  cheminée  la  notice  sur  les  Apparitions 
Certes,  ce  n'était  que  justice. 

Je  lus  cent  quatre  pages  sans  m'interrompre  et  sans  éprouver  la  moindre 
fatigue  !     Vingt  minutes  auparavant  je  n'aurais  pas  pu  lire  trois  hgnes. 

Et  si  je  m'arrêtai  à  la  page  104,  c'est  qu'il  était  cinq  heures  trente- 
cinq  minutes  du  soir  et  qu'à  cette  heure  là,  le  10  Octobre,  il  fait  à  peu 
près  nuit  à  Paris.  Lorsque  je  quittai  le  livre,  on  allumait  déjà  le  gaz  dans 
les  magasins  de  la  rue  que  j'habit'^'. 

Le  soir  je  me  confessai  et  je  fis  part  à  l'abbé  Ferrand  de  la  grande 
grâce  que  la  Sainte  Vierge  venait  de  me  faire.  Quoique  je  ne  fusse  nul- 
lement préparé,  ainsi  que  je  l'ai  dit,  il  voulut  bien  me  permettre  de  com- 
munier le  lendemain,  pour  remercier  Dieu  d'un  bienfait  si  extraordinaire 
et  pour  fortifier  les  résolutions  qu'un  tel  événement  devait  faire  naître  en 
mon  cœur. 

M.  et  Mme.  de***,  comme  on  le  pense  bien,  furent  singulièrement  remués 
par  cet  événement  auquel  la  Providence  leur  avait  fait  prendre  une  part 
si  directe.  Quelles  réflexions  firent-ils  ?  Quelles  pensées  vinrent  les  visi- 
ter ?  Que  se  passa-t-il  dans  le  fond  de  ces  deux  âmes  ?  C'est  leur  secret 
et  le  secret  de  Dieu.  Ce  que  j'en  pus  savoir,  je  n'ai  point  reçu  le  droit 
de  le  dire. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  connaissais  la  nature  de  mon  ami.  Je  le  laissai 
réfléchir,  mais  je  ne  le  pressai  point  de  conclure.  Je  savais  et  je  sais  que 
Dieu  a  son  heure  et  qu'il  connait  ses  voies.  Son  action  était  trop  visible 
dans  tout  ce  qui  venait  d'arriver  pour  que  je  ne  redoutasse  point  d'inter- 
venir moi-même,  malgré  le  désir  que  j'avais  et  que  mes  amis  n'ignoraient 
point,  de  les  voir  entrer  dans  la  seule  Eglise  qui  contienne  Dieu  tout 
entier. 

Je  regrette  de  ne  pouvoir  m'arrêter  ici  pour  contempler  un  instant  dans 
mon  souvenir  ces  deux  êtres,  qui  me  sont  chers,  recevant  par  le  contre- 
coup du  miracle  dont  j'avais  été  l'objet,  les  premières  secousses  que  donne 
la  Vérité  à  ceux  qu'elle  veut  conquérir 

Sept  années  se  sont  écoulées  depuis  ma  miraculeuse  guérison.     Ma  vue 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  21^ 

est  excellente.  Ni  la  lecture,  ni  le  travail  ardu,  ni  les  longues  veilles  ne 
la  fatiguent.  Dieu  me  fasse  la  grâce  de  ne  la  jamais  employer  qu'au  ser- 
vice du  bien  !" 

Autre  épisode.     Guérison  de  M.  Jules  Lacassagne. 

Il  y  a,  dans  la  vie  civile,  des  hommes  dont  le  type  accentué  ressemble 
à  s'y  méprendre  à  celui  du  soldat.  Bien  qu'ils  n'aient  jamais  vécu  dans 
les  camps,  tous  ceux  qui  l3S  voient  passer  et  qui  ne  les  connaissent  pas  les 
prennent  immanquablement  pour  d'anciens  militaires.  Ils  en  ont  le  port 
un  peu  roide,  l'allure  ferme,  l'aspect  enrégimenté  et  aussi  la  bonhomie 
cachée.  On  les  rencontre  surtout  dans  ces  administrations  mixtes  comme 
les  douanes,  les  eaux  et  forêts,  qui,  tout  en  étant  purement  civiles, 
empruntent  leurs  formes  hiérarchiques  et  leur  fonctionnement  au  système 
adopté  pour  l'armée.  D'un  coté,  ils  ont,  comme  les  hommes  de  la  vie 
privée,  une  famille,  un  intérieur,  une  existence  domesti(i[ue  ;  de  l'autre, 
ils  sont  plies  par  mille  cotés  aux  multiples  exigences  d'une  règle  toute 
mihtaire.  Il  en  résulte  ces  physionomies  singulières  dont  je  parle  et  (^ue 
tout  le  monde  connaît. 

Donc,  si  vous  avez  jamais  vu  un  brave  officier  de  cavalerie  vêtu  en  bour- 
geois, les  cheveux  courts,  la  moustache  coupée  en  brosse  et  bientôt  grison- 
nante ;  si  vous  avez  remarqué,  parmi  ses  énergiques  traits,  ces  plis  verti- 
caux et  rectilignes  qui  ne  sont  pas  encore  des  rides  et  qui  semblent  parti- 
culiers à  ces  visages  soldatesques  ;  si  vous  avez  arrêté  votre  regard  sur 
ces  fronts,  rebelles  au  chapeau,  qui  paraissent  faits  exprès  pour  le  képi  ou 
le  tricorne  aux  galons  d'argent,  sur  ces  yeux  fermes  et  doux  qui,  le  jour, 
sont  habitués  à  braver  le  péril  et  qui,  le  soir,  aiment  à  s'adoucir  dans  l'in- 
timité du  foyer  et  à  se  reposer  sur  des  têtes  d'enfants  ;  si  vous  vous  souve- 
nez de  ce  type  caractéristique,  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  peindre  M. 
Roger  Lacassagne,  employé  aux  douanes  de  Bordeaux  :  vous  le  connaissez 
comme  moi. 

Lorsque,  il  y  a  bientôt  deux  ans,  j'eus  l'honneur  de  visiter  cliez  lui  rue 
du  Chai  des  Farines,  n°  6,  à  Bordeaux,  je  fus  frappé  d'abord  par  cette 
aspect  sévère  et  cet  abord  réservé. 

Il  me  demanda,  avec  cette  politesse  un  peu  brusque  des  hommes  de 
discipline,  quel  était  l'objet  de  ma  visite.  * 

— Monsieur,  lui  dis-je,  j'ai  appris  l'histoire  de  votre  voyage  à  la  Grotte 
de  Lourdes,  et,  dans  l'intérêt  d'études  que  je  fai.-?  en  ce  moment,  je  suis 
venu  pour  entendre  ce  récit  de  votre  bouche. 

Aux  mots  '*  la  Grotte  de  Lourdes  "  ce  rude  visage  s'était  épanoui  et 
l'émotion  d'un  puissant  souvenir  avait  tout  à  coup  attendri  ces  lignes 
austères. 

— Asseyez-vous,  me  dît  ce  brave  homme,  et  pardonnez-moi  de  vous 
recevoir  dans  cette  pièce  en  désordre.  Ma  famille  part  aujourd'hui  pour 
Arcachon  et  vous  nous  voyez  dans  tout  l'embarras  du  (.léiuénagemeut. 


220  NOTRE-DAME  DE   LOURDES. 

— Cela  ne  fait  rien.  Racontez-moi  les  événements  dont  on  m'a  parlé  et 
que  je  ne  connais  que  confusément. 

— Pour  moi,  dit-il  d'une  voix  où  je  sentais  des  larmes,  pour  moi,  je  n'en 
oublierai  de  ma  vie  aucun  détiil. 

— "  Monsieur,  reprit-il  après  un  moment  de  silence,  je  n'ai  que  deux 
iils.  Le  plus  jeune  dont  j'ai  seulement  à  vous  entretenir  s'appelle  Jules. 
Il  va  venir  tout  à  l'heure.  Vous  verrez  comme  il  est  doux,  comme  il  est 
pur,  comme  il  est  bon." 

M.  Lacassagne  ne  me  dit  pas  ce  qu'était  son  affection  pour  ce  plus 
jeune  fils.     Mais  l'accent  de  sa  voix,  qui  s'adoucissait  en  quelque  sorte  et 
devenait  caressante  pour  parler  de  cet  enfant,  me  révélait  toute  la  profon- 
deur de  son  amour  paternel.     Je  compris  que  là,  dans  ce  sentiment  si 
tendre  et  si  fort,  se  concentrait  l'âme  virile  qui  s'ouvrait  devant  moi. 
— "  Sa  santé,  continua-t-il,  avait  été  excellente  jusqu'à  l'âge  de  dix  ans. 
A  cette  époque  survint  inopinément,  et  sans  cause  physique  apparente, 
une  maladie  dont  je  ne  mesurai  pas  tout  d'abord  lO.  gravité.     Le  25  janvier 
1805,  au  moment  où  nous  venions  de  nous  metcre  à  table  pour  prendre  le 
repas  du  soir,  Jules  se  plaignit  d'un  embarras  au  gosier  qui  Tempechait 
d'avaler  tout  aliment  solide.     Il  dut  se  borner  à  prendre  un  peu  de  potage. 
Cet  état  ayant  persisté  le  lendemain,  je  fis  appeler  un  des  médecins  les 
plus  distingués  de  Toulouse,  M.  Noguès. 

— C'est  nerveux,  me  dit  le  Docteur,  qui  me  donna  l'espoir  d'une  pro- 
chaine guérison. 

Peu  de  jours  après  en  effet  l'enfant  put  manger,  et  je  le  croyais  tout  à 
fait  remis,  lorsque  la  maladie  reprit  et  se  continua  avec  des  intermittences 
plus  ou  moins  régulières  jusque  vers  la  fin  du  mois  d'avril.  A  partir  de 
ce  moment,  cet  état  devint  stationnaire.  Le  pauvre  enfant  en  fut  réduit 
à  se  nourrir  exclusivement  de  liquides,  de  lait,  de  jus  de  viande,  de  bouil- 
lon. Encore  le  bouillon  devait-il  être  un  peu  clair,  car  telle  était  l'étroi- 
tesso  de  l'orifice  qui  restait  encore  dans  la  gorge  qu'il  lui  était  absolument 
impossible  d'avaler,  même  du  tapioca. 

Le  pauvre  petit,  réduit  à  cette  misérable  alimentation,  maigrissait  à  vue 
d'œil  et  dépérissait  lentement. 

Les  médecins, — car  ils  étaient  deux,  et  dès  le  commencement  j'avais 
prié  une  notabilité  médicale,  ^L  Roques,  de  s'adjoindre  à  M.  Noguès  ; — 
les  médecins,  étonnés  de  la  singularité  et  de  la  persistance  de  cette  affec- 
tion, cherchaient  vainement  à  en  pénétrer  nettement  la  nature  pour  en 
déterminer  le  remède. 

Un  jour,  c'était  le  10  mai, — ^j'ai  tant  souffert,  monsieur,  et  tant  pensé  à 
cette  malheureuse  maladie,  que  j'ai  retenu  toutes  ces  dates  ; — un  jour, 
j'aperçois  Jules  dans  le  jardin,  qui  courait  avec  une  précipitation  inaccou- 
tumée et  comme  par  saccades.  Monsieur,  je  craignais  pour  lui  la  moindre 
agitation. 


NOTRE-DAME   DE   LOURDDS.  221 

— Jules,  arrête-toi  !  lui  criai-je  en  allant  vers  lui  et  le  saisissant  par  la 
main. 

Il  m'échappa  aussitôt  : 

— Papa,  me  dit-il,  je  ne  peux  pas.     Il  faut  que  je  cours,  c'est  plus  fort 
que  moi. 

Je  le  pris  sur  mes  genoux,  ses  jambes  s'agitaient  convulsivemoat.     Un 
peu  plus  tard  ce  fut  la  tête  qui  devint  grimaçante  et  se  contorsionna. 

Le  vrai  caractère  de  la  maladie  se  déclarait  enfin.     Mon  malheureux 

enfant  était  atteint  d'une  chorée.     Vous  savez  sans  doute,  Monsieur,  par 

quelles  crises  horribles  se  traduit  ordinairement  ce  mal  extraordinaire . . ." 

— Non,  fis-je  en  l'interrompant.  J'ignore  même  ce  que  c'est  qu'une 
chorée. 

— C'est  cette  maladie  dont  on  appelle  habituellement  les  accès  la  danse 
de  Saint  Gwj. 

— Bien.     Je  vois  maintenant  ce  que  c'est.     Continuez. 

— "  Le  siège  principal  du  mal  était  à  l'œsophage.  Les  accidents  qui 
venaient  d'éclater,  et  qui  malheureusement  se  répétèrent  désormais  à  toute 
heure  du  jour  sans  discontinuer,  fixèrent  dès  ce  moment  les  incertitudes 
de  la  Médecine. 

Cependant,  bien  qu'elle  eût  reconnu  le  mal,  elle  fut  impuissante  à  le 
vaincre.  Tout  au  plus,  au  bout  de  quinze  mois  de  traitement,  put-elle 
maîtriser  les  accidents  extérieurs  tels  que  l'agitation  des  jambes  et  de  la 
tète  ;  ou  plutôt,  pour  mieux  dire  et  pour  exprimer  toute  ma  pensée,  ces 
accidents  disparurent  d'eux-mêmes  sous  les  seuls  efforts  de  la  nature. 
Quant  à  ce  rétrécissement  extrême  de  la  gorge,  il  était  passé  à  l'état 
chronique  et  il  résista  à  tout.  Les  remèdes  de  toute  sorte,  la  campagne, 
les  bains  de  Luclion  furent  successivement  et  inutilement  employés  pendant 
près  de  deux  ans.  Ces  divers  traitements  ne  faisaient  qu'exaspérer  le 
malade. 

Notre  dernier  essai  avait  été  une  saison  aux  bains  de  mer.  Ma  femme 
avait  conduit  notre  malade  à  Saint-Jean-de-Luz.  Il  est  inutile  de  vous 
dire  que,  dans  l'état  où  il  était,  les  soins  physiques  absorbaient  tout. 
Avant  toute  chose,  en  effet,  nous  voulions  quil  vécut.  Nous  avions  dès 
l'origine  suspendu  ses  études  et  tout  travail  lui  était  interdit  :  nous  le 
traitions  en  végétal.  Or,  il  a  l'esprit  actif,  sérieux,  et  cette  privation  de 
tout  exercice  intellectuel  le  jetait  dans  un  grand  ennui.  Le  pauvre  petit 
était  d'ailleurs  honti^ux  de  son  mal  ;  il  voyait  les  autres  enfants  bien  por- 
tants et  il  se  sentait  comme  disgracié  et  maudit:  aussi,  s'isolait-il. . ." 

Le  père,  tout  remué  par  ces  souvenirs,  s'arrêta  un  instant  comme  pour 
maîtriser  un  sanglot  dans  la  voix. 

— "  Il  s'isolait,  reprit-il.  Il  était  triste.  Quand  il  trouvait  q\ielque 
livre,  il  le  lisait  pour  se  distraire.  A  Saint-Joan-de-Luz,  il  aper(;ut  un 
jour  sur  la  table  d'une  dame  qui  demeurait  dans  le  voisinage,  une  petite 


222  NOTRE-DAME  DE   LOURDES. 

Notice  sur  l'Apparition  de  Lourdes.  Il  la  lut  et  en  fut,  paraît-il,  profon- 
dément frappé.  Il  dit  le  soir  à  sa  mère  que  la  sainte  Vierge  pourrait  bien 
le  guérir  ;  mais  elle  ne  fit  aucune  attention  à  ces  paroles  qu'elle  considéra 
comme  un  propos  d'enfant. 

De  retour  à  Bordeaux, — car  un  peu  avant  cette  époque  j'avais  reçu 
mon  cliangement  et  nous  étions  venus  habiter  ici, — de  retour  à  Bordeaux, 
l'enfant  était  absolument  dans  le  même  état. 
C'était  au  mois  d'août  de  l'année  dernière. 

Tant  de  vains  efforts,  tant  de  science  dépensée  sans  résultat  par  les 
meilleurs  médecins,  tant  de  soins  perdus  finirent,  et  certes  vous  le  com- 
prendrez, par  nous  jeter  dans  le  plus  profond  abattement.  Découragés 
par  l'inutilité  de  ces  diverses  tentatives,  nous  cessâmes  toute  espèce  do 
remède,  laissant  agir  la  nature  et  nous  résignant  au  mal  inévitable  qu'il 
plaisait  au  Créateur  de  nous  envoyer.  Il  nous  semblait  que  tant  de  souf- 
france avait  en  queltjuc  sorte  redoublé  notre  amour  pour  cet  enfant.  Notre 
pauvre  Jules  fut  soigné  par  sa  mère  et  par  moi  avec  une  tendresse  égale 
et  une  sollicitude  de  toutes  les  heures.  Le  chagrin  nous  a  vieillis  l'un  et 
l'autre  de  bien  des  années.  Tel  que  vous  me  voyez,  monsieur,  je  n'ai 
que  quarante-six  ans." 

Je  regardai  ce  pauvre  père  ;  et,  devant  ce  mCde  visage  sur  lequel  la 
douleur  avait  laissé  ses  marques,  mon  cœur  se  sentit  vivement  ému.  Je 
lui  pris  la  main  et  la  lui  serrai  avec  une  cordiale  sympathie  et  une  profonde 
commisération. 

— "  Cependant,  reprit-il,  les  forces  de  l'enfant  diminuaient  visiblement. 
Depuis  deux  ans,  il  n'avait  pas  pris  un  seul  aliment  solide.  Ce  n'était 
qu'à  grands  frais,  par  une  nourriture  liquide  que  tout  notre  génie  s'em- 
ployait à  rendre  substantielle,  par  des  soins  exceptionnels,  que  nous  avions 
pu  prolonger  sa  vie  aussi  longtemps.  Il  était  devenu  d'une  maigreur 
effrayante.  Sa  pâleur  était  extrême  ;  il  n'y  avait  plus  de  sang  sous  sa 
peau,  on  eût  dit  une  statue  de  cire.  Il  était  visible  que  la  mort  s'avançait 
à  grands  pas.  Elle  était  plus  que  certaine,  elle  était  imminente.  Ma 
foi,  monsieur,  quelque  démontrée  que  fût  pour  nous  l'impuissance  de  la 
Médecine,  je  ne  pus,  dans  ma  douleur,  m'empecher  de  frapper  encore  à 
cette  porte.     Je  n'en  connaissais  pas  d'autre  en  ce  monde. 

Je  m'adressai  au  médecin  le  plus  éminent  de  Bordeaux,  à  M  Gintrac 
père. 

M.  Gintrac  examina  le  gosier  de  l'enfant,  le  sonda  et  constata,  outre  ce 
rétrécissement  extrême  qui  bouchait  presqu'entièrement  le  canal  alimen- 
taire, des  rugosités  du  plus  mauvais  signe. 

Il  hocha  la  tête  et  me  donna  peu  d'espoir.     Il  vit  mon  anxiété  terrible. 
— Je  ne  dis  pas  qu'il  ne  puisse  guérir,  ajouta-t-il  :  mais  il  est  bien  maladi. 
Ce  furent  ses  propres  paroles. 
Il  jugea  absolument  nécessaire  d'employer  les  remèdes  locaux  :  d'abord 


NOTRE-DAME   DE   LOURDES.  223 

des  injections,  puis  le  contact  d'un  iinge  imbibé  d'éther.  Mais  ce  traite- 
ment bouleversait  mon  fils  ;  devant  ces  résultats,  le  chirurgien,  M.  Sentex, 
interne  de  l'hôpital,  conseilla  lui-même  de  le  cesser. 

Dans  une  de  mes  visites  au  docteur  Gintrac,  je  lui  fis  part  d'une  idée 
qui  me  préoccupait. 

— Il  me  semble,  lui  dis-je,  que  si  Jules  voulait,  il  pourrait  avaler.  Peut- 
être  cette  difficulté  ne  provient-elle  que  de  la  crainte,  peut-être  n'avale-t- 
il  pas  aujourd'hui  par  cela  seul  qu'il  n'a  pas  avalé  hier.  Ce  serait  alors 
une  maladie  de  son  esprit  qui  ne  pourrait  être  guérie  que  par  un  moyen 
moral. 

Le  docteur  m'enleva  cette  dernière  illusion. 

— Vous  vous  trompez,  me  dit-il.  La  maladie  est  dans  les  organes  qui  ne 
sont  que  trop  réellement  et  trop  profondément  attaqués.  Je  ne  me  suis 
pas  borné  à  le  regarder,  car  les  yeux  peuvent  induire  en  erreur  ;  mais  je 
l'ai  sondé  avec  un  instrument,  je  l'ai  minutieusement  palpé  avec  mes  doigts. 
L'œsophage  est  couverte  de  rugosités  et  le  canal  est  parvenu  à  un  tel 
rétrécissement  qu'il  est  matériellement  impossible  à  l'enfant  de  prendre  un 
aliment  quelconque,  sauf  les  liquides  qui  se  réduisent  tout  naturellement 
à  la  mesure  du  canal  et  qui  passent  par  cette  espèce  de  trou  d'aiguille  oui 
existe  encore.  Quelques  millimètres  de  plus  dans  le  gonflement  des  tissus 
et  le  malade  serait  étouffé.  Le  début  de  la  maladie,  les  alternatives  de 
bien  et  de  mal  qui  l'ont  caractérisée,  ses  interruptions  momentanées  cor- 
roborent d'ailleurs  mes  observations  matérielles.  Votre  fils  ayant  été  guL'ri 
une  fois,  serait  toujours  resté  guéri  si  le  mal  eût  été  dans  l'esprit.  Mal- 
heureusement ce  mal  est  dans  les  organes. 

Ces  observations,  qu'on  m'avait  déjà  faites  à  Toulouse  mais  dont  je 
m'étais  plu  à  détourner  mon  esprit,  étaient  trop  concluantes  pour  ne  pas 
me  convaincre.    Je  rentrai  chez  moi,  la  mort  dans  ITime. 

Que  faire  encore  ?  nous  nous  étions  adressés  aux  plus  grand  médecins 
de  Toulouse,  et  de  Bordeaux  et  tout  avait  été  impuissant.  L'évidence 
fatale  était  devant  mes  jeux  :  notre  pauvre  fils  était  condamné,  et  cela 
sans  appel. 

jNIonsieur,  de  si  cruelles  convictions  entrent  difficilement  dans  le  cœur 
d'un  père.  J'essayais  encore  de  me  tromper  j  ma  femme  et  moi  nous 
nous  consultions,  je  pensais  à  l'hydrothérapie. 

Ce  fut  dans  cette  situation  désespérée  et  désespérante  que  Jules  dit  à 
sa  mère,  avec  un  accent  de  confiance  et  de  certitude  absolue  qui  la  frappa, 
les  paroles  suivantes  : 

— Vois-tu,  maman,  M.  Gintrac  ni  aucun  médecin  ne  peut  rien  à  ma 
maladie.  C'est  la  sainte  Vierge  qui  me  guérira.  Envoie-moi  à  la  Grotte 
de  Lourdes  et  tu  verras  que  je  serai  guéri.     J'en  suis  sûr- 

Ma  femme  me  rapporta  ce  propos. 

— Il  n'y  a  pas  à  hésiter  !  m'écriai-je,  il  faut  le  conduire  à  Lourdes.  Et  au 
plus  tôt. 


224  NOTRE-DAME   DE   LOURDES. 

Ce  n'est  point,  Monsieur,  que  j'eusse  la  foi.  Je  ne  croyais  pas  aux 
Miracles,  et  je  ne  considérais  pas  comme  possibles  ces  interventions  extraor- 
dinaires de  la  Divinité.  Mais  j'étais  père,  et  aucune  chance,  quelque 
minime  qu'elle  fût,  ne  me  semblait  méprisable.  J'espérais  d'ailleurs  que, 
en  dehors  de  ces  événements  surnaturels  qu'il  me  coûtait  d'admettre,  cela 
pourrait  produire  sur  l'enfant  un  eifet  moral  salutaire.  Quant  à  une  gué- 
rison  complète,  vous  comprenez,  monsier,  que  je  n'en  abordais  pas  même 
la  î»ensée. 

î^ous  étions  en  hiver  au  commencement  de  février.  La  saison  était 
mauvaise  et  j'en  redoutais  pour  Jules  les  moindres  intempéries.  Je  voulus 
attendre  un  beîiu  jour. 

Depuis  que,  huit  mois  auparavant,  à  Saint-Jean-de-Luz,  il  avait  lu  la 
petite  Notice,  le  sentiment  qu'il  venait  de  nous  exprimer  ne  l'avait  pas 
(quitté.  L'ayant  manifesté  une  première  fois  là-bas,  sans  qu'on  voulût  y 
faire  attention,  il  n'en  avait  plus  reparlé  ;  mais  cette  idée  était  restée  en  lui 
y  avait  travaillé  pendant  qu'il  subissait — avec  quelle  patience,  monsieur,  il 
fallait  le  voir  ! — les  traitements  des  médecins. 

Cette  foi  si  pleine  et  si  entière  était  d'autant  plus  extraordinaire  que 
nous  n'avions  pas  élevé  notre  enfant  dans  les  habitudes  d'une  dévotion 
exagérée.  Ma  femme  accomplissait  ses  devoirs  religieux,  mais  c'était 
tout;  et,  quant  à  moi, j'étais,  comme  je  viens  de  vous  le  dire,  dans  des 
idées  philosophi(j[ues  tout  à  fait  différentes. 

Le  12  février,  le  temps  s'annonça  comme  devant  être  magnifique.  Nous 
prîmes  le  train  de  ïarbes. 

Pendant  toute  la  route,  l'enfant  fut  gai,  plein  d'une  foi  absolue  en  sa 
guérison,  d'une  foi.  .renversante. 

— Je  guérirai,  me  disait-il  à  chaque  instant.  Tu  verras.  Bien  d'autres 
ont  guéri  :  pourquoi  pas  moi  ?  La  sainte  Vierge  va  me  guérir. 

Et  moi,  monsieur,  j'entretenais,  sans  la  partager,  cette  confiance  que  je 
((ualifierais  •'  d'étourdissante,"  si  je  ne  craignais  de  manquer  de  respect 
à  Dieu  qui  la  lui  inspirait. 

A  Tardes,  à  l'hutel  Dupont  où  nous  descendîmes,  on  remarqua  ce  pau- 
vre enfant  si  pâle,  si  malingre  et  en  même  temps  d'un  aspect  si  doux,  si 
charmant.  On  l'aima  rien  qu'en  le  voyant.  J'avais  dit  à  l'hôtel  le  but 
d  enotre  voyage.  Dans  les  vœux  que  firent  pour  nous  ces  braves  gens,  il 
se  mêlait  comme  un  heureux  pressentiment,  iit  quand  nous  partîmes,  je 
vis  bien  qu'on  attendait  notre  retour  avec  impatience. 

A  tout  événement  et  malgré  mes  doutes,  je  pris  avec  moi  une  petite 
boîte  de  biscuits. 

Quand  nous  arrivâmes  à  la  crypte  qui  est  au-dessus  de  la]Grotte,  la 
Messe  se  disait.  Jules  pria  avec  une  foi  qui  était  visible  sur  tous  ses 
traits,  avec  une  ardeur  vraiment  céleste.  Il  était  tout  transfiguré,  ce  pau- 
vre an:re  ! 


NOTRE  DAME  DE  LOURDES.  225 

Le  prêtre  remarqua  sa  ferveur  et,  quand  il  eutijuitté  l'autel,  il  ressortit 
presque  aussitôt  de  la  sacristie  et  s'avança  vers  nous.  Une  bonne  pensée 
lui  était  venue  en  voyant  ce  pauvre  petit.  Il  m'en  fit  part  et  se  retournant 
vers  Jules,  encore  agenouillé  : 

— Mon  entant,  lui  dit-il,  voulez-vous  que  je  vous  consacre  à  la  sainte 
Vierge  ? 

— Oh  !  oui,  répondit  Jules. 

Le  prêtre  procéda  aussitôt  à  cette  très-simple  cérémonie  et  récita  sur 
mon  fils  les  formules  consacrées. 

— Et  maintenant,  s'écria  l'enfant,  avec  un  accent  dont  la  parfaite  con- 
fiance me  frappa,  et  maintenant,  papa,  je  vais  guérir. 

Nous  descendîmes  à  la  Grotte,  Jules  s'agenouilla  devant  la  statue  de  la 
Vierge  et  pria.  Je  le  regardais,  et  je  vois  encore  l'expression  de  son 
visage,  de  son  attitude,  de  ses  mains  jointes. 

Il  se  leva  :  nous  allâmes  devant  la  fontaine. 

Ce  moment  était  terrible.    * 

Il  lava  son  cou  et  sa  poitrine.  Puis,  il  prit  le  verre  et  but  quelques 
gorgées  de  l'eau  miraculeuse. 

Il  était  calme,  heureux,  il  était  gai,  il  était  rayonnant  de  confiance. 

Pour  moi,  je  tremblais  et  frémissais  à  défaillir  devant  cette  épreuve 
suprême.  Mais  je  contenais,  quoique  avec  peine,  mon  émotion.  Je  ne 
voulais  pas  lui  laisser  voir  mon  doute.  ^ 

— Essaie  maintenant  de  manger,  lui  dis-je  en  lui  tendant  un  biscuit. 

Il  le  prit  :  et  je  détournai  la  tête,  ne  me  sentant  pas  la  force  de  le 
regarder.  C'était  en  eftet,  la  vie  ou  le  trépas  de  mon  fils  qui  allait  se 
décider.  Dans  cette  question,  formidable  pour  le  cœur  d'un  père,  je 
jouais  en  quelque  sorte  ma  dernière  carte.  Si  j'échouais,  mon  bien-aimé 
Jules  était  mort.  L'épreuve  était  décisive  et  je  nç  pouvais  affronter  ce 
spectacle. 

Je  fus  bientôt  tiré  de  cette  angoisse  poignante. 

La  voix  de  Jules,  une  voix  joyeuse  et  douce,  me  cria  :  —  "  Papa  î 
j'avale,  je  puis  manger,  j'en  étais  sûr,  j'avais  la  foi  !" 

Quel  coup,  monsieur  !  Mon  enfant,  déjà  la  proie  du  tombeau,  était  sauvé, 
et  cela  soudainement.  Et  moi,  moi,  son  père,  j'assistais  à  cette  éclatante 
résurrection. 

Et  bien  !  monsieur,  pour  ne  pas  troubler  la  foi  de  mon  fils,  j'eus  la  force 
de  ne  pas  paraître  étonné. 

— Oui,  mon  Jules,  cela  était  certain  et  il  n'en  pouvait  être  autrement, 
lui  dis-je  d'une  voix  que  toute  l'énergie  de  ma  volonté  parvint  à  rendre 
calme. 

Et  cependant,  monsieur,  il  y  avait  en  moi  toute  une  tempête.  Que 
l'on  eût  ouvert  ma  poitrine  et  on  l'eût  trouvée  toute  brûlante,  comme  si 
elle  eût  été  pleine  de  feu. 


226  NOTRE  DAME  DE  LOURDES. 

Nous  renouvelâmes  l'expérience.  Il  mangea  encore  quelques  biscuits, 
non-seulement  sans  difficulté,  mais  avec  un  appétit  croissant.  Je  fus 
obligé  de  le  modérer. 

J'avais  besoin  de  crier  mon  bonheur,  de  remercier  Dieu. 

— Attends-moi,  dis-je  à  Jules,  et  prie  la  bonne  Vierge.  Je  monte  à 
la  Chapelle. 

Et,  le  laissant  un  instant  agenouillé  à  la  Grotte,  je  courus  annoncer  au 
prêtre  cette  heureuse  nouvelle.  J'étais  dans  une  sorte  d'égarement. 
Outre  ma  félicité,  si  inattendue  et  si  brusque  qu'elle  en  était  terrible, 
outre  le  bouleversement  de  mon  cœur,  j'éprouvais  en  mon  âme,  en  mon 
esprit,  un  trouble  inexprimable.  Une  révolution  se  faisait  dans  mes  pen- 
sées, confuses,  agitées,  tumultueuses.  Toutes  mes  idées  philosophiques 
chancelaient  ou  s'écroulaient  en  moi-même- 

Le  prêtre  descend  en  toute  hâte  et  il  aperçoit  Jules  achevant  son  der- 
nier biscuit.  L'Evêque  de  Tarbes  se  trouvait  précisément  ce  jour-là  à  la 
Chapelle  :  il  voulut  voir  mon  fils.  Je  lui  racontai  la  cruelle  maladie  qui 
venait  d'avoir  un  si  heureux  terme.  Toute  le  monde  caressait  l'enfant, 
tout  le  monde  se  réjouissait  avec  moi. 

Moi,  cependant,  je  pensais  à  la  mère  et  au  bonheur  qu'elle  allait  avoir. 
Avant  de  rentrer  à  l'hôtel,  je  courus  au  télégraphe.  Ma  dépêche  ne  con- 
tenait qu'un  seul  mot  :  "  Guéri  !" 

A  peine  était-elle  partie  que  j'eusse  voulu  la  ressaisir  :  ''  Peut-être,  me 
disais-je  que  je,  me  suis  trop  hâté.     Qui  sait  s'il  n'y  aura  pas  de  rechute  !" 

Je  n'osais  pas  croire  au  bonheur  qui  m'arrivait  ;  et,  quand  j'y  croyais, 
il  me  semblait  qu'il  allait  m'échapper. 

Quant  à  l'enfant,  il  était  heureux,  heureux  sans  le  moindre  mélange 
d'inquiétude.     Il  était  éclatant  dans  sa  joie  et  dans  sa  pleine  sécurité. 

— Tu  vois  bien,  papa,  me  répétait-il  à  chaque  instant,  il  n'y  avait  que  la 
sainte  Vierge  qui  pouvait  me  guérir.  Quand  je  te  le  disais,  j'en  étais 
sûr. 

A  l'hôtel  il  mangea  d'un  excellent  appétit.  Je  ne  pouvais  me  lasser  de 
le  regarder  manger. 

Il  voulut  revenir  et  revint  à  pied  à  la  Grotte  remercier  sa  libératrice* 

— Tu  seras  bien  reconnaissant  envers  la  sainte  Vierge  ?  lui  dit  un  prêtre. 

D'un  geste  il  montra  l'image  de  la  Vierge,  puis  le  Ciel. 

— Ah  !  je  ne  l'oublierai  jamais  !  s'écria-t-il  ! 

A  Tarbes,  nous  nous  arrêtâmes  à  l'hôtel  où  nous  étions  descendus 
la  veille.  On  nous  attendait.  On  avait  (il  me  semble  quie  je  vous  l'ai  déjà 
dit)  je  ne  sais  quel  heureux  pressentiment.  Ce  fut  une  joie  extraordinaire. 
On  se  groupait  autour  de  nous  pour  le  voir  manger  avec  un  sensible  plaisir 
de  tout  ce  que  l'on  servait  sur  la  table,  lui  qui,  la  veille  encore,  ne  pouvait 
avaler  que  quelques  cuillerées  de  liquide.  Ce  temps  me  semblait  déjà 
bien  loin  de  moi. 


NOTRE  DAME  DE  LOURDES.  227 

Cette  maladie,  contre  laquelle  avait  6chou6  la  science  des  plus  habiles 
médecins  et  qui  venait  d'être  si  miraculeusement  guurie,  avait  dur<j  deux 
ans  et  dix-neuf  jours. 

Nous  avions  hâte  de  revoir  la  mère.  Nous  prîmes  l'express  de  Bordeaux. 
L'enfant  était  rompu  de  fatigue  par  le  voyage,  et  je  dirais  aussi  par  les 
émotions,  n'était  sa  paisible  et  constante  sérénité  en  présence  de  cette 
guérison  soudaine,  qui  le  comblait  d'allégresse  mais  qui  ne  l'étonnait  pas. 
Il  désira  se  coucher  en  arrivant.  Il  était  accablé  de  sommeil  et  ne  soupa 
point.  Quand  elle  le  vit  ainsi  appesanti,  brisé,  refusant  de  manger,  sa 
mère,  qui  était  mourante  de  joie  avant  notre  retour,  fut  saisie  par  un  doute 
affreux.  Elle  était  désolée.  Elle  me  disait  que  je  l'avais  trompée,  et 
j'avais  toutes  les  peines  du  monde  à  me  faire  croire.  Quel  ne  fut  pas  son 
bonheur,  lorsque,  le  lendemain,  notre  Jules,  assis  à  notre  table,  déjeuna 
avec  nous,  et  de  meilleur  appétit  que  nous-mêmes.  C'est  alors  seulement 
qu'elle  fut  tranquille  et  rassurée." 

— Et  depuis  ce  moment,  lui  demandai-je,  n'y  a-t-il  eu  aucune  rechute, 
aucun  accident  ? 

" — Non,  monsieur,  absolument  rien.  Je  ne  puis  dire  que  la  guérison  fit 
des  progrès  ou  se  consolida,  attendu  qu'elle  avait  été  aussi  complète  qu'ins- 
tantanée. La  transition  d'une  maladie  si  ancienne  et  si  rebelle  à  cette 
guérison  si  entière,  si  absolue,  s'était  ftiite  sans  la  moindre  gradation 
comme  sans  aucune  commotion  apparente.  Mais  la  santé  générale  s'amé- 
liora à  vue  d'œil,  sous  l'influence  d'un  régime  réparateur,  dont  il  était 
temps  que  mon  pauvre  fils  éprouvât  les  salutaires  effets." 

— Et  les  Médecins  ?  Ont-ils  constaté,  par  une  déclaration,  l'état  anté- 
rieur de  Jules  ?  C'était  assurément  de  toute  justice. 

" — Je  le  pensais  comme  vous,  monsieur,  et  je  pressentis  à  ce  sujet  le 
docteur  de  Bordeaux  qui  avait  en  dernier  lieu  soigné  mon  enfant  ;  mais  il 
se  tint  dans  une  réserve  qui  excluait  toute  insistance  de  ma  part.  Quant 
au  docteur  Roques,  de  Toulouse,  à  qui  j'écrivis  aussitôt,  il  s'empressa  de 
reconnaître  hautement  le  caractère  miraculeux  du  fait  qui  venait  de  s'ac- 
complir et  qui  était  tout  à  fait  en  dehors  de  la  puissance  de  la  médecine. 
"  En  présence  de  cette  guérison  si  longtemps  désirée  et  si  promptement 
'*  obtenue,  me  disait-il,  comment  ne  pas  quitter  l'étroit  horizon  des  expli- 
*'  cations  scientifiques  pour  ouvrir  son  âme  à  la  reconnaissance  sur  un 
"  événement  si  étrange  dans  lequel  la  Providence  semble  obéir  à  la  foi 
"  d'un  enfant."  Il  repoussait  énergiquement,  comme  Médecin,  les  théories, 
qu'on  ne  manque  pas  d'invoquer  en  pareille  circonstance  :  '^  stimulation 
*'  morale,  effets'de  l'imagination,  etc."  pour  proclamer  avec  franchise  dans 
ce  fait  "  l'action  précise,  positive,  d'une  existence  supérieure  se  révélant 
^'  et  s'imposant  à  la  conscience."  Telle  était,  monsieur,  l'appréciation  de 
M.  Roques,  médecin  à  Toulouse,  qui  connaissait  aussi  bien  que  moi-même 


228  NOIRE  DAME  DE  LOURDES. 

l'état  antérieur  et  la  maladie  de  mon  fils.  Voici  l'original  de  sa  lettre  ;: 
elle  est  datée  du  24  février. 

Au  reste,  les  faits  que  je  viens  de  vous  raconter  étaient  d'une  notoriété 
telle,  que  personne  ne  s'aviserait  de  les  contester.  Il  reste  surabondam- 
ment établi  que  la  science  a  été  radicalement  impuissante  contre  l'étrange 
maladie  dont  Jules  était  atteint.  Quant  à  la  cause  de  la  guérison,  chacun 
peut  l'apprécier  et  la  juger  suivant  le  point  de  vue  où  il  se  place.  Pour 
moi  qui,  avant  ce  fait  extraordinaire,  ne  croyais  qu'à  des  actions  purement 
naturelles,  j'ai  bien  vu  qu'il  me  fallait  chercher  des  explications  dans  un 
ordre  plus  élevé  ;  et  chaque  jour  je  fais  remonter  ma  reconnaissance  vers 
Dieu,  qui,  en  mettant  d'une  façon  inespérée  un  terme  à  une  longue  et 
cruelle  épreuve,  m'a  saisi  par  le  côté  le  plus  sensible  pour  me  faire  incliner 
vers  Lui. 

— Je  comprends  là-dessus  votre  pensée  et  votre  sentiment,  et  il  me 
semble,  comme  à  vous,  que  tel  était  le  plan  de  Dieu. 

Après  avoir  dit  ces  mots,  je  demeurai  un  long  moment  silencieux  et 
absorbé  dans  mes  réflexions. 

La  conversation  revint  d'elle-même  sur  l'enfant  miraculeusement  guéri. 
Lo  eccur  du  père  se  tournant  toujours  de  ce  côté,  comme  vers  le  Nord 
l'aiguille  de  la  boussole. 

— Depuis  cette  époque,  me  dit-il,  il  est  d'une  piété  angélique.  Vous 
allez  le  voir.  La  noblesse  de  ses  sentiments  se  lit  sur  son  visage.  11  est 
bien  né,  sa  nature  est  droite  et  élevée.  Il  est  incapable  d'un  mensonge  ou 
d'une  bassesse.  Mais  sa  piété  a  développé  au  plus  haut  degré  ses  qua- 
lités natives.  Il  fait  ses  études  dans  une  pension  voisine,  chez  M. 
Conangle,  dans  la  rue  du  Mirail.  Le  pauvre  enfant  a  rattrappé  bien  vite 
le  temps  qu'il  avait  perdu.  Il  aime  l'étude.  Il  est  le  premier  de  sa  classe. 
A  la  dernière  distribution,  il  a  eu  le  prix  d'excellence.  Mais  avant  tout 
il  est  le  plus  sage,  le  plus  doux,  le  meilleur.  Il  est  notre  joie,  notre  con- 
solation ..." 

,En  ce  moment  la  porte  s'ouvrit  et  Jules  entra  avec  sa  mère  dans  la 
pièce  oii  nous  nous  trouvions.  Je  lui  pris  la  tête  et  l'embrassai  avec  atten- 
drissement. La  flamme  de  la  santé  rayonne  sur  son  visage.  Son  front, 
large  et  haut,  est  magnifique  ;  son  attitude  a  une  modestie  et  une  fermeté 
douce  qui  inspirent  un  secret  respect.  Ses  yeux,  très-grands  et  très-vifs, 
reflètent  une  intelligence  rare,  une  pureté  absolue,  une  belle  âme. 

— Vous  êtes  un  heureux  père,  dis-je  à  M.  Lacassagne. 

— Oui,  monsieur,  bien  heureux.  Mais  nous  avons  bien  souffert,  ma 
femme  et  moi. 

— Ne  vous  en  plaignez  pas,  lui  dis-je  en  nous  éloignant  un  peu  de  Jules, 
Ce  chemin  de  douleur  était  la  voie  qui  vous  conduisait  des  ténèbres  à  la 
lumière,  de  la  mort  à  la  vie,  de  vous-même  à  Dieu.  A  Lourdes,  la  sainte 
Vierge  s'est  montrée  deux  fois  la  mère  des  vivants.     Elle  a  donné  à  votre 


i 


r. 


->  -SF^ 


;.  r^  '.' 


:^<K 


y-.v; 


\ 


V 


■  iS 


NOTRE  DAME  DE  LOURDES.  229 

fils  la  vie  temporelle,  pour  vous  donner,  à  vous,  la  Vie  véritalle,  la  Vie 
qui  ne  doit  point  finir. 

Je  quittai  cette  famille  bénie  de  Dieu  ;  et,  sous  l'impression  de  ce  que 
J'avais  entendu  et  vu,  j'écrivis,  le  cœur  tout  ému,  ce  que  je  viens  de 
raconter. 


LIVRE   ONZIEME. 

Iransformition  de  la  Grotte.— Le  curé  Pejramale. — La  stutne  de  L%  Vierge,  l'église  et 
la  crypte  soutei.  aiii*^. — Inauguration. — Lourdes  aujourd'hui. — Les  processions,  les 
pèlerinages,  les  guérisoas. — Les  njorls  et  les  survivants. — La  sœ  ir  Mari^î-Bornard. 

Ketournons  à  Lourdes. 

Le  temps  avait  marché.     L'activité  humaine  s'était  mise  à  l'œuvre. 

Les  abords  de  la  Grotte,  où  la  Vier^^e  était  apparue,  avaient  changé 
d'aspect.  Sans  rien  perdre  de  sa  grandeur,  ce  lieu  sauvage  et  abrupte 
avait  pris  une  physionomie  gracieuse,  douce  et  vivante.  Encore  inachevée, 
mais  peuplée  d'ouvriers  en  travail,  une  église  superbe,  fièrement  jetée  sur 
le  sommet  des  Roches  Massabielle,  s'élevait  joyeusement  vers  le  ciel.  Le 
grand  tertre  escarpé  et  inculte,  par  où  jadis  les  pieds  montagnards  avaient 
peine  à  descendre,  était  revêtu  de  gazon  vert,  planté  d'arbustes,  semé  de 
fleurs.  Parmi  les  dahlias  et  les  roses,  parmi  les  marguerites  et  les  vio- 
lettes, à  l'ombre  des  acacias  et  des  cytises,  un  vaste  sentier,  large  comme 
un  chemin,  serpentait  en  lacets  sinueux,  et  allait  de  l'église  à  la  Grotte. 

La  Grotte  était  fermée  d'une  grille  à  la  façon  d'un  sanctuaire.  A  la 
voûte  était  suspendue  une  lampe  d'or.  Sous  ces  roches  agrestes,  que  la 
Vierge  avait  foulées  de  son  pied  divin,  des  faisceaux  de  cierges  brûlaient 
nuit  et  jour. 

Hors  ie  cette  enceinte  close,  la  Source  miraculeuse  alimentait  trois  forts 
tuyaux  de  bronze.  Une  piscine,  cachée  aux  regards  par  une  petite  cons- 
truction, permettait  nux  malades  de  se  plonger  dans  l'onde  bénie. 

Le  ruisseau  du  moulin  de  Sâvi  avait  changé  de  place.  On  l'avait 
repoussé  en  amont,  du  cote  du  Gave.  Le  Gave  lui-même  avait  reculé 
pour  laisser  passer  une  belle  route  qui  conduisait  à  ces  Roches  Massa- 
bielle naguère  si  complètement  inconnues,  aujourd'hui  si  illustres.  En  aval, 
sur  les  rives  du  fleuve,  le  sol  avait  été  aplani,  et  formait,  sur  toute  l'éten- 
due d'une  longue  pelouse,  une  magnifique  promenade  bordée  d'ormes  et 
de  peupliers. 

Tous  ces  changements  s'étaient  accomplis  et  s'accomplissaient  encore 
au  milieu  de  l'incessante  aflluence  des  croyants.  Les  gros  sous  jetés  dans 
la  Grotte  parjla  foi  populaire,  les  ex  voto  reconnaissants  de  tant  de  malades 
guéris,  de  tant  de  cœurs  consolés,  de  tant  d'âmes  ressuscittes  à  la  vérité 
et  à  la  vie,  faisaient  seuls  les  frais  de  ces  labeurs  gigantesques,  dont  le 


230  NOTRE  DAME  DE  LOURDES. 

devis  général  approchait  de  deux  millions  de  francs. — Quand  Dieu,  dans 
sa  bonté,  daigne  appeler  les  hommes  à  coopérer  directement  à  quelqu'une 
de  ses  œuvres,  il  n'emploie  ni  soldats,  ni  garnisaires,  ni  gendarmes  pour 
lever  ses  impôts  et  il  n'accepte  de  la  créature  de  ses  mains  qu'un  concours 
entièrement  volontaire.  Le  Maître  du  monde  répudie  la  contrainte,  car 
il  est  le  Dieu  des  âmes  libres  ;  et  il  ne  consent  à  recevoir  d'autres  tributs 
que  les  dons  spontanés  qui  lui  sont  offerts,  d'un  cœur  heureux  et  avec  une 
pleine  indépendance,  par  ceux  dont  il  est  aimé. 

Ainsi  s'élevait  l'église,  ainsi  se  déplâtraient  le  ruisseau  et  le  fleuve, 
ainsi  se  creusaient  ou  s'aplanissaient  les  tertres,  ainsi  se  plantaient  les 
arbres,  et  se  traçaient  les  chemins  autour  des  Roches  célèbres  où  la  Mère 
du  Christ  s'était  manifestée  dans  sa  gloire  à  des  regards  mortels. 
Encourageant  les  travailleurs,  veillant  à  toutes  choses,  suscitant  des 
idées,  mettant  quelquefois  lui-même  la  main  à  l'œuvre  pour  redresser  une 
pierre  posée  à  faux  ou  un  arbre  mal  planté,  rappelant  par  son  ardeur  infa- 
tigable, par  son  ei!thi;usiasme  sacré,  les  grandes  figures  d'Esdras  ou  de 
]Néhéniias,  cosupés,  d'après  Tordre  de  Dieu,  à  construire  les  murs  de 
Jérusalem,  un  homme  à  haute  taille,  au  front  vaste  et  ferme,  semblait 
être  partout  à  la  fois.  Sa  puissante  stature,  sa  longue  robe  noire,  le  signa- 
laient de  loin  aux  regards.  On  devine  son  nom.  C'était  le  pasteur  de  la 
ville  de  Lourdes,  c'était  le  curé  Pevramale. 

A  toute  heure,  il  songeait  au  message  que  la  Très-Sainte  Vierge   lu 
avait  adressé  par  l'intermédiaire  de  la  Voyante  ;  à  toute  hen'o  il  songeait 
à  ces  guérisons  prodigieuses  qui  avaient  accompaj^né  et  suivi  la  divine 
Apparition,  à  ces  miracles   sans  nombre  dont  il  'e  témoin  quotidien. 

Il  vouai*"  sa  vie  à  exécuter  les  ordres  de  la  puissan.  Heine  de  l'univers  et 
à  dresser  à  sa  gloire  un  monument  magnifique.  Toute  lenteur,  tout  retard, 
tout  instant  perdu  lui  semblaient  témoigner  de  l'ingratitude  des  hommes, 
et  son  cœur,  dévoré  du  zèle  de  la  maison  de  Dieu,  s'indignait  souvent  et 
éclatait  en  sévères  admonitions.  Sa  foi  était  absolue  et  pleine  de  gran- 
deur. Il  avait  horreur  des  misérables  étroitesses  de  la  prudence  humaine, 
et  il  les  foudroyait  avec  îe  dédain  sacré  de  quelqu'un  qui  a  coutume  de 
voir  les  "hoses  suivant  l'horizon  de  cette  montagne  sacrée,  du  haut  de 
laquelle  le  Fils  de  Dieu  prêcha  le  néant  de  la  terre  et  la  réalité  du  ciel  : 
*'  N'ayez  point  d'in(|uiétude. . .  Cherchez  d'abord  mon  royaume,  et  tout 
le  reste  vous  sera  donné  par  surcroît."  (1.) 

Ln  jour,  en  face  même  de  la  fontaine  miraculeuse,  au  milieu  d'un  groupe 
d'ecclésiasti(jue3  et  de  laï(iues,  l'architecte  lui  présente  le  projet,  assez  gra- 
cieux d'ailleurs,  d'une  charmante  petite  église  à  construire  au-dessus  de 
la  Grotte.     Le  curé  Peyramale  y  jette  les  yeux,  et  le  rouge  lui  monte  au 

(1.)  Sermun  sur  la  montagne.     En  saint  Mutbieu. 


NOTRE  DAME  DE  LOURDES.  231 

visage.     D'un  geste  brusque,  il  froisse  et  déchire  le  plan  et  en  jette  les 
morceaux  dans  le  Gave. 

— Que  faites-vous?  s'écrie  l'architecte  stupéfait. 

— Vous  le  voyez,  répond  le  prêtre,  je  rougis  de  ce  que  la  mesquinerie 
humaine  ose  offrir  à  la  Mère  de  mon  Dieu,  et  j'en  anéantis  l'expiession 
misérable.  Ce  qu'il  faut  ici,  en  mémoire  des  grands  événements  qui  se 
sont  accomplis,  ce  n"est  pas  l'église  rétrécie  d'un  village  :  c'est  un  temple 
de  marbre  aussi  grand  que  le  pourra  contenir  le  sommet  des  Hoches  Mas- 
sabielle,  aussi  magnifique  que  le  pourra  concevoir  votre  esprit.  Allez, 
monsieur  l'architecte,  que  votre  génie  ose  tout,  que  rien  ne  larrete  et 
qu'il  nous  donne  un  chefd'œuvre.  Et  sachez  bien  que,  fussiez-vous 
]Michel-Ange,  ce  sera  encore  étrangement  indigne  de  la  Vierge  apparue 
ici. 

— Mais,  monsieur  le  Curé,  observait-on  de  toutes  parts,  il  faudrait  des 
millions  pour  réaliser  ce  que  vous  dites  î 

—  Celle  qui  de  ce  roc  stérile  a  fait  jaillir  la  Source  vive  saura  bien 
rendre  généreux  les  cœurs  des  croyants,  répliqua  le  Prêtre.  Allez  et  ne 
craignez  point.     Pourquoi  tremblez-vous,  chrétiens  de  peu  du  foi  ? 

Le  temple  s'éleva  dans  les  proportions  marquées  par  l'homme  de  Dieu. 

Souvent  le  curé  Peyramale  considérant  ces  divers  travaux  : 

— Quand  donc,  disait -il,  me  sera-t-il  donné  d'assister,  au  milieu  des  prêtres 
et  des  Fidèdes,  à  la  première  procession  qui  viendra  inaugurer  en  ces 
lieux  bénis  le  culte  public  de  l'Eglise  catholique  ?  Ne  devrai-je  pas 
chanter  en  ce  moment  mon  Nane  dimitritt  et  n'expirerai-je  {)oint  de  joie  à 
cette  fête  ? 

Ses  yeux  se  remplissaient  de  larmes  à  cette  pensée.  Jamais  désir  ne 
fut,  au  fond  d'une  âme,  plus  ardent  et  plus  carrosse  que  ce  vœu  innocent 
d'un  cœur  tout  épris  de  Dieu. 

Parfois,  aux  heures  où  il  y  avait  moins  de  monde  aux  Roches  Massa- 
bielle,  une  petite  fille  venait  s'agenouiller  humblement  devant  le  lieu  de 
l'Apparition  et  boire  à  la  Source.  Cétait  une  enfant  du  peuple,  pauvre- 
ment vêtue.  Rien  ne  la  distinguait  du  vulgaire,  et,  à  moins  que  quel- 
qu'un parmi  les  pèlerins  ne  la  connût  ou  ne  la  nommât  aux  autres,  nul 
ne  devinait  que  ce  fût  là  Bernadette.  La  privilégiée  du  Seigneur  était 
rentrée  dans  l'ombre  et  le  silence.  Elle  allait  toujours  à  l'école  des  Sa^urs 
où  elle  était  la  plus  simple  et  aurait  voulu  être  la  plus  effacée.  Les  visites 
innombrables,  qu'elle  y  recevait  ne  troublaient  point  cette  âme  [)aisible,  où 
vivait  pour  toujours  le  souvenir  du  ciel  entr'ouvert  et  l'image  de  la  Vierge 
ncomparable.  Bernadette  conservait  ces  choses  en  son  cœur.  Les  peu- 
ples cependant  accouraient  de  toutes  parts,  les  miracles  s'accomplissaient 
et  le  temple  s'élevait.  Et  Bernadette,  de  même  que  le  saint  curé  de 
Lourdes,  attendait  comme  le  plus  fortuné  des  jours,  après  ceux  de  la  visite 
divine,  celui  où  elle  verrait  de  ses  yeux  les  Prêtres  du  vrai  Dieu  conduiie 


232  NOTRE  CAME  DE  LOURDES. 

eux-mêmes  les  Fidèles,  la  croix  en  tête  et  bamiières  déployées,  à  la  Roche 
de  l'Apparition. 

Malgré  le  mandement  de  l'Evêque,  l'Eglise,  en  effet,  n'avait  encore  pris 
possession,  par  aucune  cérémonie  publique,  de  ces  lieux  à  jamais  sacrés. 
Cette  prise  de  possession  eut  lieu  solennellement  le  4  avril  1864,  par 
l'inauguration  et  la  bénédiction  d'une  superbe  statue  de  la  sainte  Vierge, 
qui  fut  placée,  avec  toute  la  pompe  usitée  en  pareil  cas,  dans  cette  niche 
rustique,  bordée  de  plantes  sauvages,  où  la  Mère  de  Dieu  était  apparue  à 
la  fille  des  hommes.  (^1) 

Le  temps  était  magnifique.  Le  jeune  soleil  du  printemps  s'était  levé 
et  s'avançait  dans  un  durae  d'azur,  que  ne  ternissait  aucun  nuage. 

La  ville  de  Lourdes  était  pavoisée  de  fleurs,  d'oriflammes,  de  guirlan- 
des, d'arcs  de  triomphe.  A  la  haute  tour  de  la  paroisse,  à  toutes  les 
chapelles  de  la  cité,  à  toutes  les  églises  des  environs,  les  bourdons,  les 
cloches  et  les  campanilles  sonnaient  à  toute  volée.  Des  peuples  immenses 
étaient  accourus  à  cette  grande  fête  de  la  Terre  et  du  Ciel.  Une  pro- 
cession, comme  on  n'en  avait  jamais  vu  de  mémoire  d'homme,  se  mit  en 
marche  pour  aller  de  l'éghse  de  Lourdes  à  la  Grotte  de  l'Apparition.  Des 
troupes,  avec  toutes  les  richesses  et  tout  l'état  de  l'appareil  militaire, 
tenaient  la  tête.  A  leur  suite,  les  confréries  de  Lourdes,  les  sociétés  de 
Secours  mutuels,  toutes  les  Corporations  de  ces  contrées,  portant  leurs 
bannières  et  leur  croix  ;  la  Congrégation  des  Enfants  de  Marie,  dont  les 
traînantes  robes  avaient  l'éclat  de  la  neige  ;  les  Sœurs  de  Nevers  avec 
leur  long  voile  noir  ;  les  Filles  de  la  Charité,  aux  grandes  coiffes  blanches  ; 
les  Sœurs  de  Saint-Joseph  enveloppées  dans  leur  manteau  sombre  ;  les 
ordres  religieux  d'hommes,  les  Carmes,  les  Frères  de  l'instruction  et  des 
écoles  chrétiennes,  des  multitudes  prodigieuses  de  pèlerins,  hommes, 
femmes,  enfants,  vieillards,  cinquante  à  soixante  mille  hcrwmes  rangée,  en 
deux  interminables  files,  serpentaient  le  long  du  chemin  fleuri  qui  condui- 
sait aux  Roches  illustres  de  Massabielle.  D'espace  en  espace,  des  chœurs 
de  voix  humaines  et  d'instruments  faisaient  entendre  des  fanfares,  des 
cantiques,  toutes  les  explosions  de  l'enthousiasme  populaire.  Ensuite,  fer- 
mant ce  cortège  inouï,  s'avançait  )lennellement,  entouré  de  quatre  cents 
prêtres  en  habit  de  chœur,  de  ses  grands  vicaires,  les  dignitaires  et  du 
chapitre  de  son  église  cathédrale,  très-haut  et  très-éminent  prélat,  Sa 
Grandeur,  Monseigneur  Bertrand-Sévère  Laurence,  évêque  de  ïarbes,  la 
mitre  au  front,  revêtu  de  son  costume  pontifical,  d'une  main  bénissant  les 
peuples,  de  l'autre  s'appuyant  sur  son  grand  bâton  d'or. 

(1)  Cette  statue,  en  btaii  marbre  de  Carrare,  de  grandeur  naturelle,  fut  offerte  à  la 
Grotte  de  Lourdes  par  deux  nobles  et  pieuges  sœurs  du  diocèse  de  Lyon,  mesdames  de 
Lacour.  Elle  fut  exécutée  sur  les  minutieuses  indications  de  Bernadette,  jiar  M.  Fabish» 
l't'minent  sculpteur  lyonmiis.  La  Vierge  est  représentée  telle  que  l'a  dt'criie  la  Voyantei 
aTec  un  arrupiileux  respect  des  moindres  dt'ttiils  et  uu  rare  talent  dVxécution. 


NOTRE  DAME  DE  LOURDES.  233 

Une  émotion  indescriptible,  une  ivresse  comme  en  connaissent  seules 
les  multitudes  chrétiennes  assemblées  sous  le  regard  de  Dieu,  remplissait 
tous  les  cœurs.  Il  était  enfin  venu,  après  tant  de  peines,  tant  de  luttes, 
tant  de  traverses,  le  jour  du  triomphe  solennel.  Des  larmes  de  bonheur, 
d'enthousiasme  et  d'amour  coulaient  sur  les  visages  émus  de  ces  peuples, 
remués  par  le  souffle  de  Dieu. 

Quelle  joie  indicible  devait,  au  milieu  de  cette  fête  universelle,  remplir 
le  cœur  de  Bernadette,  marchant  sans  doute  en  tête  de  la  C on irré «cation 
des  enfants  de  Marie?  Quels  sentiments  d'écrasante  félicité  devaient 
inonder  rârae  du  vénérable  Curé  de  Lourdes,  chantant  sans  doute,  à 
coté  de  l'Evêque,  Vlloaamia  de  la  victoire  divine  ?  Ayant  été  tous  deux 
à  la  peine,  le  moment  était  pour  eux  venu  d'être  tous  deux  à  la  gloire. 

Ilélas  !  parmi  les  Enfants  de  Marie  on  cherchait  en  vain  Bernadette  ; 
parmi  le  Clergé  qui  entourait  le  prélat  on  cherchait  en  vain  le  Curé  Pey- 
ramale.  Il  est  des  joies  trop  fortes  pour  la  terre  et  qui  sont  réservées 
pour  le  Ciel.     Ici-bas,  Dieu  les  refuse  à  ses  fils  plus  chers. 

A  cette  heure  oîi  tout  était  en  fête,  et  où  le  soleil  heureux  éclairait  le 
triomphe  des  fidèles  et  des  croyants,  le  Curé  de  Lourdes,  atteint  d'une 
maladie  que  l'on  jugeait  mortelle,  était  en  proie  à  d'atroces  souffrances 
physiques.  Il  était  étendu  sur  son  lit  de  douleur,  au  chevet  duquel  veil- 
laient et  priaient  nuit  et  jour  deux  religieuses  hospitalières.  11  voulut  se 
faire  lever  pour  voir  passer  le  grand  cortège,  mais  les  forces  lui  manquè- 
rent, et  il  n'eut  même  pas  la  vision  fugitive  de  toutes  ces  splendeurs.  A 
travers  les  rideaux  fermés  de  sa  chambre,  le  son  joyeux  des  cloches 
argentines  ne  lui  arrivait  (jue  comme  un  glas  funèbre. 

Quant  à  Bernadette,  Dieu  lui  marquait  aussi  sa  prédilection,  comme  il 
a  coutume  de  le  faire  pour  ses  élus,  en  la  faisant  passer  par  la  grande 
épreuve  de  la  douleur.  ''Candis  que ,' dominaitt  l'imifien^e  procession  des 
Fidèles,  Sa  Grandeur,  Monseigneur  Laurence,  évêque  de  Tarbes,  allait, 
au  nom  de  l'Eglise,  prendre  possession  des  Roches  Massabielle  et  inaugurer 
solennellement  le  culte  de  la  Vierge  qui  lui  était  apparue,  Bernadette,  comme 
le  prêtre  éminent  dont  nous  venons  de  parler,  était  frai)pée  par  la  maladie: 
et  la  maternelle  Providence,  redoutant  peut-être  pour  son  enfant  bien-aimée 
la  tentation  de  quehpie  vaine  gloire,  lui  dérobait  le  spectacle  de  ces  fêtes 
inouïes,  où  elle  eût  entendu  son  nom  acclamé  par  des  milliers  de  bouches, 
glorifié  du  haut  de  la  chaire  chrétienne  par  l'ardente  parole  des  prédica- 
teurs. Trop  indigente  pour  être  soignée  en  sa  maison,  ou  ni  elle  ni  les 
siens  n'avaient  jamais  voulu  recevoir  aucun  don,  Bernadette  avait  été 
transportée  à  l'hôpital  où  elle  gisait  sur  l'humble  grabat  de  la  charité 
publique,  au  milieu  de  ces  pauvres,  que  le  Monde  (pii  passe  appelle  mal- 
heureux, mais  que  Jésus-Christ  a  bénis,  en  les  déclarant  les  bienheureux 
de  son  Royaume  éternel. 

Aujourd'hui,  onze   ans  se  sont  écoulés   depuis  les   Apparitions  de  la 


234  NOTRE  DAME  DE  LOURDES. 

Très  Sainte  Vierge.  Lç  vaste  temple  est  presque  achevé  ;  il  s'élève  jus- 
qu'à la  naissance  des  voûtes,  et  il  y  a  longtemps  déjà  que  l'on  célèbre  le 
Saint-Sacrifice  à  tous  les  autels  de  la  crypte  souterraine.  Des  Mission- 
naires diocésains  de  la  maison  de  Garaison  ont  été  installés  par  lEvêque  à 
quelques  pas  de  la  Grotte  et  de  l'église  pour  distribuer  aux  pèlerins  la 
parole  apostoHipie,  les  sacrements  et  le  corps  du  Seigneur. 

Les  pèlerinages  ont  pris  un  développement  sans  exemple  peut-être  dans 
l'univers,  car  jamais  jusqu'à  notre  époque,  ces  vastes  mouvements  de  la  foi 
populaire  n'avaient  eu  à  leur  disposition  les  tout-puissants  moyens  de 
transport  inventés  par  la  science  moderne.  Le  chemin  de  fer  des  Pyré- 
nées, pour  lequel  un  tracé  plus  direct  et  moins  coûteux  était  mar(|ué 
d'avance  entre  Tarbes  et  Pau,  a  fait  un  détour  pour  passer  à  Lourdes,  où 
il  verse  incessamment  d'innombrables  voyageurs,  qui  viennent,  de  tous  les 
points  de  l'horizon,  invoquer  la  Vierge  apparue  à  la  Grotte,  et  demander 
à  la  Source  miraculeuse  la  suérison  de  leurs  maux.  On  v  accourt  non- 
seulement  des  diverses  provinces  de  la  France,  mais  encore  de  l'Angle- 
terre, de  la  Belgique,  de  l'Espagne,  de  la  Russie,  de  l'Allemagne.  Du 
fond  des  lointaines  Amériques,  de  pieux  chrétiens  se  sont  levés,  et  ont 
franchi  les  Océans  pour  se  rendre  à  la  Grotte  de  Lourdes,  et  s'agenouiller 
devant  ces  Roches  célèbres,  <jue  la  Mère  de  Dieu  a  sanctifiées  en  les 
touchant.  Souvent,  ceux  qui  ue  peuvent  venir,  écrivent  aux  Misssion- 
naires,  et  demandent  qu'on  leur  fasse  parvenir  en  leur  pays  un  peu  de  cette 
eau  miraculeuse.     IJ  s'en  envoie  dans  le  monde  entier. 

Bien  (|[ue  Lourdes  soit  une  petite  ville,  il  y  a  sur  la  route  qui  conduit  à 
la  Grotte  un  va-et-vient  perpétuel,  un  mouvement  prodigieux  d'hommes, 
de  femmes,  de  prêtres,  de  voitures,  comme  dans  les  rues  d'une  populeuse 
cité.  ^  ,  ,  P  « 

Dès  que  renaît  la  belle  saison  et  que  le  soleil,  vainqueur  de  l'hiver, 
ouvre  au  milieu  des  fleurs  les  portes  d'azur  et  d'or  du  printemps,  les 
chrétiens  de  ces  contrées  commencent  à  s'ébranler  pour  faire  le  pèleri- 
nage de  Massabielle,  non  plus  isolément  comme  durant  les  frimas,  mais 
par  caravanes  immenses.  De  dix,  de  douze,  de  quinze  lieues  à  la  ronde, 
les  robustes  peuples  de  la  Montagne  viennent  à  pied  par  troupe  de  mille 
ou  de  deux  mille.  Ils  partent  dès  la  veille  au  soir  et  marchent  toute  la 
nuit  à  la  lueur  des  étoiles,  comme  les  patres  de  la  Judée  allant  à  la 
crèche  de  Bethéem  adorer  la  naissance  de  l'Enfant-Dieu.  Ils  descendent 
des  hauts  sommets,  ils  remontent  les  vallées  profondes,  ils  franchissent  les 
torrents  écumeux,  ils  longent   les  ruisseaux  et  les  Gaves,  en  chantant  des 

hymnes  à  Dieu.  Et,  sur  leur  passage,  les  troupeaux  endormis  des  génisses 
ou  des  brebis  s'éveillent  et  font  entendre,  parmi  les  cimes  désertes,  le  bruit 
mélancolique  des  clochettes  sonores.  A  l'aurore,  les  pèlerins  arrivent  à 
Lourdes.  Ils  se  rangent  en  procession  :  il  déploient  les  oriflammes  et  les 
bannières  pour  se  rendre  à  la  Grotte.     Les  hommes  en  béret  bleu,  chaus- 


NOTRE   DAME   DE   LOURDES.  285- 

ses  de  gros  souliers  ferrés  qu'a  couverts  de  poussière  la  longue  marche 
de  la  nuit,  s'appuient  sur  un  bâton  noueux  et  portent,  pour  la  plupart,  sur 
leurs  (ipaules  les  provisions  du  voyage.  Les  femmes  sont  en  capulet  blanc 
ou  rouge.  Quelques-unes  sont  chargées  de  doux  fardeau  d'un  enfant.  Et 
ce  peuple  recueilH  s'avance  lentement  en  psalmodiant  les  litanies  de  la 
Vierge.  ^ 

A  Massabielle  ils  entendent  la  Messe,  ils  s'agenouillent  à  la  Table 
Sainte,  ils  boivent  à  la  Source  miraculeuse.  Puis  ils  s  épandent  par 
groupes  de  famille  ou  d'amis,  sur  les  pelouses  qui  entourent  la  Grotte,  et, 
déployant  sur  l'herbe  les  provisions  apportées,  ils  s'assoient  sur  le  vert 
tapis  des  prairies.  Et,  au  bord  du  Gave,  à  l'omlu-e  des  Roches  bénies,  ils 
réalisent  en  un  frugal  repas  ces  agapes  fraternelles  dont  les  chrétiens  des 
premiers  temps  nous  ont  laissé  la  tradition.  Puis,  après  avoir  reçu  une 
nouvelle  bénédiction  et  s'être  agenouillés  une  dernière  fois,  ils  reprennent 
le  cœur  heureux  le  chemin  du  retour. 

Ainsi  viennent  à  la  Grotte  les  peuples  pyrénéens.  Mais  le  concours  h 
plus  nombreux  n'est  point  encore  celui-là.  De  soixante  à  quatre-vingts 
lieues  arivent  presque  tous  les  jours  d'immenses  processions  transportées 
de  ces  distances  énormes  sur  les  ailes  rapides  de  la  vapeur.  Nous  en 
avons  vu  venir  de  Bayonne,  de  Peyrehorade,  de  la  Teste,  d'Arcachon,  de 
Bordeaux.  Il  en  viendra  de  Paris.  Sur  la  demande  des  Fidèles,  le  che- 
min de  fer  du  Midi  organise  chaque  fois  des  trains  spéciaux,  des  trains  de 
pèlerinage,  consacres  exclusivement  à  ce  vaste  et  pieux  mouvement  de  la 
foi  catholique.  A  l'arrivée  de  ces  trains,  les  cloches  de  Lourdes  sonnent  à 
toute  volée.  Et,  de  ces  noirs  wagons,  sortent  et  se  mettent  en  procession 
dans  la  cour  du  chemin  de  fer,  les  jeunes  fill«^s  habillées  de  blanc,  les 
femmes,  les  veAves,  les  enfants,  les  hommes  mûrs,  les  vieillards,  le  Clergé 
revêtu  de  ses  habits  sacrés.  Les  bannières  et  les  banderolles  flottent  au 
vent.  On  voit  passer  la  croix  du  Christ,  le  statue  de  la  Vierge,  limage 
des  Saints.  Les  chants  en  l'honneur  de  Marie  éclatent  sur  toutes  les 
lèvres.  L'innombrable  procession  traverse  la  ville,  (|ui  a,  ces  jours-là, 
l'aspect  d'une  cité  sainte,  comme  Rome  ou  Jérusalem.  A  ce  spectacle  le 
cœur  s'élève,  il  monte  vers  Dieu  et  se  sent  porté  de  lui-même  à  ces 
hauteurs  subhmes  où  des  larmes  viennent  aux  yeux  et  où  l'âme  est  déli- 
cieusement oppressée  par  la  présence  sensible  du  Seigneur  Jésus.  On 
croit  avoir  durant  un  instant  comme  une  vision  du  Paradis. 

La  main  du  Tout-Puissant  ne  se  fatigue  point  de  répandre  au  lieu  où  sa 
Mère  apparut  des  grâces  de  toute  nature.  Les  miracles  y  sont  aussi  fré- 
quents que  jadis.  Naguèrcs  encore  le  R.  P.  Ilermann  y  recouvrait  la 
vue. 

Dieu  a  fait  son  œuvre.  " 

Dieu  a  dit  au  flocon  de  neige,  immobile  et  perdu  sur  les  pics  solitaires  : 
"  Tu  vas  venir  de  Moi-même  à  Moi-même.     Tu  vas  venir  des  inaccessibles 


2Bo  NOTRE  DAME  DE  LOURDES. 

hauteurs  de  la  Montagne  aux  insondables  profondeurs  de  la  Mer."  Et  il 
a  envoyé  son  serviteur  le  Soleil  avec  ses  faisceaux  de  rayons  comme  pour 
ramasser  et  entraîner  avec  un  balai  de  diamant  cette  poussière  éclatante 
qui  se  change  aussitôt  en  perles  limpides.  Les  gouttes  d'eau  ruissellent  à 
la  frange  des  neiges  ;  elles  roulent  sur  la  croupe  des  monts  ;  elles  bondis- 
sent à  travers  les  rochers  ;  elles  se  brisent  parmi  les  cailloux  ;  elles  se 
réunissent  ;  elles  se  ramassent,  puis  elles  courent  ensemble,' tantôt  paisibles, 
tantôt  rapides  vers  l'Océan  prodigieux,  image  saisissante  de  l'éternel  mou- 
vement dans  l'éternel  repos  ;  et  elles  arrivent  ainsi  dans  les  vallées  qu'ha- 
bite la  race  d'Adam. 

— Nous  arrêterons  la  Goutte  d'eau,  disent  les  hommes,  aussi  orgueilleux 
qu'à  Babel. 

Et  ils  entreprennent  de  barrer  ce  faible  et  tranquille  courant  qui  des- 
cend doucen^ent  à  travers  les  prairies.  Mais  le  courant  se  joue  des  digues 
de  bois,  des  masses  de  terre  et  des  amas  de  cailloux. 

— Nous  arrêterons  la  Goutte  d'eau,  répètent  les  fous  dans  leur  déhre. 

Et  les  voilà  qui  entassent  des  roches  énormes  :  ils  les  joignent  ensemble 
par  un  ciment  invincible.  Et  cependant,  malgré  leurs  efforts,  l'eau  s'in- 
filtre et  traverse  par  mille  fissures.  Mais  ils  sont  nombreux,  ils  sont 
Légion,  ils  sont  une  troupe  plus  vaste  que  les  armées  de  Darius  ;  ils  pos- 
sèdent des  forces  immenses.  Ils  bouchent  les  mille  fissures  ;  ils  obstruent 
les  crevasses  ;  ils  relèvent  les  pierres  tombées  ;  et  il  vient  enfin  une  heure 
où  le  Gave  ne  passe  plus.  Le  Gave  a  devant  lui  un  barrage  plus  haut 
que  les  Pyramides,  plus  épais  que  les  remparts  o'ièbres  de  Babylone. 
En  deçà  de  ce  mur  gigantesque,  on  voit  briller  au  ^  loil  les  cailloux  de  son 
lit  desséché. 

L'orgueil  humain  pousse  des  hourrahs  et  des  cris  de  triomphe. 

L'onde  pourtant  continue  de  descendre  des  cimes  éternelles  où  la  voix 
de  Dieu  a  retenti  ;  des  miUions  de  gouttes  d'eau,  arrivant  une  à  une? 
font  halte  devant  l'obstacle  et  s'élèvent  silencieusement  derrière  ce  mur 
<ie  granit  que  des  millions  d'hommes  ont  buti. 

— Contemplez, disent  ceux-ci,  la  toute-puissance  de  notre  race.  Regardez 
ce  mur  titanesque.  Portez  les  yeux  vers  son  faîte  ;  admirez  son  incalcu- 
lable hauteur.  Nous  avons  vaincu  à  jamais  le  courant  qui  descend  des 
sommets. 

En  ce  moment  une  mince  nappe  d'eau  franchit  le  barrage  cyclopéen. 

On  accourt.  La  nappe  d'eau  a  grossi.  C'est  un  fleuve  qui  tombe,  em- 
portant çà  et  là  les  plus  hautes  roches  du  mur. 

— Qu'est  cela?  s'écrie-t-on  de  toutes  parts  dans  la  cité  éperdue. 

— C'est  la  Goutte  d'eau  qui  reprend  sa  marche  et  qui  passe,  la  Goutte 
d'eau  à  qui  Dieu  a  parlé. 

Qu'a  fait  votre  mur  babélique  ?  Qu'avez-vous  fait  avec  vos  efforts  de 
Titans  ?  Vous  avez  transformé  une  onde  paisible  en  formidable  cataracte. 


NOTRE   DAME   DE   LOURDES.  23T 

Vous  avez  voulu  arrêter  la  Goutte  d'eau  :  elle  reprend  son  cours  avec 
l'enthousiasme  du  Niagara. 

Qu'elle  était  humble,  cette  Goutte  d'eau,  cette  parole  d'enfant  à  qui 
Dieu  avait  dit  :  '<-  Suis  ton  chemin  !"  Qu'elle  était  petite  cette  Goutte 
d'eau,  cette  bergère  brûlant  un  cierge  à  la  Grotte,  cette  pauvre  femme  en 
prières,  offrant  un  bouquet  à  la  Vierge,  ce  vieux  paysan  agenouillé  î  Qu'il 
était  fort,  qu'il  semblait  infranchissable  et  invincible,  ce  mur  énorme  auquel 
travaillèrent,  durant  huit  mois  entiers,  toutes  les  forces  d'un  grand  Etat, 
depuis  l'ouvrier  jusqu'au  contre-maître,  depuis  l'homme  de  PoUce  et  le 
Gendarme  jusqu'au  Préfet  et  au  Ministre  ! 

L'enfant,  la  bonne  femme,  le  vieux  paysan  ont  repris  leur  chemin. 
Seulement  ce  n'est  plus  un  cierge  ou  un  pauvre  bouquet  qui  témoigne  de 
la  foi  populaire  :  c'est  un  monument  magnificpie  que  les  fidèles  élèvent  ; 
ce  sont  des  millions  qu'ils  jettent  dans  les  fondements  de  ce  temple,  déjà 
illustre  dans  la  chrétienté.  On  avait  voulu  arrêter  quelques  croyants 
isolés,  maintenant  ils  viennent  en  foule,  en  processions  immenses,  bannières 
déployées  et  chantant  des  cantiques.  Ce  sont  des  pèlerinages  inouïs,  des 
peuples  entiers  qui  arrivent,  transportés  sur  les  routes  de  fer  par  les  cha- 
riots  de  feu  de  la  vapeur.  Ce  n'est  plus  un  petit  pays  qui  croit,  c'est 
l'Europe  :  c'est  le  monde  chrétien  qui  accourt  de  tous  les  côtés.  La 
Goutte  d'eau  qu'on  a  voulu  emprisDnner  est  devenu  le  Niagara. 

Dieu  a  fait  son  œuvre.  Et  maintenant  comme  au  septième  jour,  quand 
il  rentra  dans  son  repos,  il  a  remis  aux  hommes  le  soin  de  profiter  de  cette 
œuvre  et  il  leur  a  laissé  la  faculté  redoutable  de  la  développer  ou  de  la 
compromettre.  Il  leur  a  donné  un  germe  de  grâces  fécondes,  comme  il 
leur  a  donné  un  germe  de  toutes  choses,  à  la  ciiarge  par  eux  de  le  cultiver 
et  de  le  développer.  Ls  peuvent  le  multiplier  au  centuple  s'ils  marchent 
humblement  et  saintement  dans  l'ordre  du  plan  divin  :  ils  le  peuvent  stéri- 
liser s'ils  refusent  d'entrer  dans  ce  plan  sacré.  Tout  bien  venu  d'en  haut,, 
est  confié  à  la  liberté  humaine  comme  lui  fut  confié  à  l'origine  le  Paradis 
terrestre,  lequel  contenait  tous  les  biens,  à  la  condition  de  savoir  le  tra- 
vailler et  le  garder,  ut  operaretur  et  emtodiret  illum.  Prions  Dieu  que 
les  hommes  ne  perdent  jamais  ce  que  sa  Providence  a  fait  pour  eux  et 
que,  par  des  idées  terrestres,  ou  des  actes  anti-évangéliques,  ils  ne  brisent 
pas,  dans  leurs  mains  coupables  ou  maladroites,  le  vase  des  grâces  divines, 
le  vase  sacré  dont  ils  ont  reçu  le  dépôt. 

La  plupart  des  personnages  nommés  dans  le  cours  de  cette  longue  histoire 
vivent  encore. 

Il  n'en  est  que  quelques-uns  qui  ne  soient  plus  de  ce  monde.  Seuls,  le 
préfet  Massy,  le  juge  Duprat,  le  maire  Lacadé,  le  ministre  Fould,  sont  morts. 

Plusieurs  ont  fait  des  pas  en  avant  dans  le  chemin  de  la  fortune.  M. 
Rouland  a  quitté  le  Ministère  des  Cultes  pour  administrer  les  lingots  d'or 
de  la  Banque  de  France.     M.  Dutour,  Procureur  Impérial,  est  devenu 


238  NOTRE    DAME   DE   LOURDLS. 

<!onseillcr  à  la  Cour.     M.  Jacomet  est  Commissaire  central  dans  une  des 
plus  grandes  villes  de  l'empire. 

Bourriette,  Croisine  Bouhohorts  et  son  fils,  Mme  Rizan,  Henri  Busquet, 
Mlle  Moreau  de  Sazenay,  la  veuve  Crozat,  Jules  Lacassagne,  tous  ceux 
dont  nous  avons  raconté  la  guérison  sont  encore  pleins  de  vie,  et  témoignent 
par  leur  santé  retrouvée  et  leurs  infirmités  disparues,  de  la  toute -puissante 
miséricorde  de  l'Apparition  de  la  Grotte. 

M.  le  docteur  Dozous  continue  d'être  le  médecin  le  plus  éminent  de 
Lourdes.  M.  le  docteur  Vergez  est  médecin  des  eaux  de  Barèges  et  il 
peut  attester  aux  visiteurs  de  ces  thermes  célèbres  des  miracles  qu'il  cons- 
tata jadis.  M.  Estrade,  cet  observateur  impartial  dont  nous  avons  plus 
d'une  fois  reproduit  les  impressions,  est  Receveur  des  Contributions  Indi- 
rectes, à  Bordeaux.     Il  demeure  rue  Ducau,  14. 

Maintenant  comme  alors,  Mgr.  Laurence  est  évêque  de  Tarbes.  L'âge 
n'a  point  diminué  les  facultés  du  prélat.  Tel  que  nous  l'avons  dépeint  en 
ce  livre,  tel  il  est  aujourd'hui.  Sa  Grandeur  possède  auprès  de  la  Grotte 
une  maison  où  elle  se  retire  quelquefois  pour  méditer,  en  ces  lieux  aimes 
par  la  Vierge,  sur  les  grands  devoirs  et  les  graves  responsabiUtés  d'un 
évèque  chrétien  qui  a  reçu  en  son  diocèse  une  grâce  si  merveilleuse. 

M.  l'abbé  Pejramale  a  guéri  de  la  cruelle  maladie  dont  nous  parlions 
plus  haut.  Il  est  toujours  le  vénéré  pasteur  de  cette  chrétienne  ville  de 
Lourdes  où  sa  personnahté,  puissante  dans  le  bien,  est  à  jamais  marquée 
en  traits  ineffaçables.  Longtemps,  très -longtemps  après  lui,  alors  qu'il 
sera  couché  sous  les  herbes  au  milieu  de  la  génération  qu'il  a  formée  au 
Seigneur,  alors  que  les  successeurs  de  ses  successeurs  habiteront  en  son 
Presbytère  et  occuperont  à  l'éghse  son  grand  fauteuil  de  bois,  sa  pensée 
sera  encore  vivante  dans  l'âme  de  tous  ;  et  quand  on  dira  ces  mots  :  "  le 
Curé  de  Lourdes,"  c'est  à  lui  que  l'on  pensera. 

Louise  Soubirous,  la  mère  de  Bernadette,  est  morte  le  8  décembre  1866» 
le  jour  même  de  la  fête  de  l'Immaculée  Conception.  En  choisissant  cette 
fête  pour  arracher  la  mère  aux  misères  de  ce  monde.  Celle  qui  avait  dit  à 
l'enfant:  "Je  suis  l'Immaculée  Conception,"  semble  avoir  voulu  tempé- 
rer, dans  le  cœur  des  survivants,  l'amertume  d'une  telle  mort  et  leur 
montrer,  comme  un  gage  certain  d'espérance  et  de  bienheureuse  résurrec- 
tion, le  souvenir  de  son  Apparition  rayonnante. 

Tandis  que  les  millions  se  dirigent  vers  la  Grotte  pour  faire  achever  le 
temple  auguste,  le  père  Soubirous  est  demeuré  un  pauvre  meunier,  vivant 
péniblement  du  labeur  de  ses  mains.  Marie,  celle  de  ses  filles  qui  était 
avec  la  Voyante  lors  de  la  première  Apparition,  a  épousé  un  bon  paysan, 
qui  est  devenu  meunier  et  qui  travaille  avec  son  beau-père.  L'autre 
compagne  de  l'enfant,  Jeanne  Abbadie,  est  servante  à  Bordeaux. 

Bernadette  n'est  plus  à  Lourdes.  On  a  vu  comme  elle  avait,  en  maintes 
circonstances,  repoussé  les  dons  enthousiastes  et  refusé  d'ouvrir  à  la  for- 


NOTRE  DAME  DE  LOURDES.  239 

tune  qui  frappait  à  l'humble  porte  do  sa  maison.  Elle  rêvait  d'autres 
richesses.  ''  On  saura  un  jour, — avaient,  à  l'origine,  dit  les  incroyants, 
— comment  elle  sera  récompensée."  Bernadette,  en  effet,  a  choisi  sa 
récompense  et  mis  la  main  sur  son  trésor.  Elle  s'est  faite  Sœur  de  cha- 
rité. Elle  s'est  vouée  à  soigner  dans  les  hôpitaux  les  pauvres  et  les 
malades  recueillis  par  la  pitié  publique. 

Après  avoir  vu  devant  ses  yeux  la  face  resplendissante  de  la  Mère  du 
Dieu  trois  fois  saint,  que  pouvait-elle  faire  autre  chose  que  de  devenir  la 
servante  attendrie  de  ceux  dont  le  Fils  de  la  Vierge  a  dit  :  Ce  que  vous 
ferez  au  plus  humble  de  ces  petits,  c'est  à  Moi-même  que  vous  le  ferez." 

C'est  chez  les  Sœurs  de  la  Charité  et  de  l'Instruction  chrétienne  de 
Ne  vers  que  la  Voyante  a  pris  le  voile.  Elle  se  nomme  la  sœur  Marie- 
Bernard.  Nous  l'avons  vue  naguère  en  son  costume  de  religieuse,  à  la 
maison-mère  de  cette  Congrégation.  Bien  qu'elle  ait  vingt-cinq  ans,  sa 
physionomie  a  conservé  le  caractère  et  la  grâce  de  l'enfance.  Elle  pos- 
sède un  charme  incomparable,  un  charme  qui  n'est  point  d'ici-bas  et  qui 
élève  l'âme  vers  les  régions  du  ciel.  En  sa  présence,  le  cœur  se  sent 
remué  dans  ce  qu'il  a  de  meilleur  par  je  ne  sais  quel  sentiment  religieux, 
et  on  la  quitte  tout  embaumé  par  le  parfum  de  cette  paisible  innocence. 
On  comprend  que  la  sainte  Vierge  l'ait  aimée.  D'ailleurs,  rien  d'extra- 
ordinaire, rien  la  signale  aux  regards  et  qui  puisse  faire  deviner  le  rôle 
immense  qu'elle  a  rempli  entre  la  terre  et  le  Ciel.  Sa  simplicité  n'a  pas 
même  été  atteinte  par  le  mouvement  inouï  qui  s'est  fait  autour  d'elle.  Le 
concours  des  multitudes  et  l'enthousiasme  des  peuples  n'ont  pas  plus  troublé 
son  ime  que  l'eau  d'un  torrent  ne  ternirait,  eu  le  baignant  une  heure  ou 
un  siècle,  l'impérissable  pureté  du  diamant. 

Dieu  la  visite  encore,  non  plus  par  des  apparitions  radieuses,  mais  par 
l'épreuve  sacrée  de  la  souiîrance.  Elle  est  souvent  malade,  et  ses  tortures 
sont  cruelles.  Elle  les  supporte  avec  une  patience  douce  et  presque 
enjouée.  Plusieurs  fois  on  l'a  crue  à  la  mort  :  "  Je  ne  mourrai  pas 
encore,"  dit-elle  en  souriant. 

Jamais,  à  moins  d'être  interrogée,  elle  ne  parle  des  faveurs  divines 
dont  elle  a  été  l'objet.  Elle  fut  le  témoin  de  la  Vierge.  Maintenant 
qu'elle  a  rempli  son  message,  elle  s'est  retirée  à  l'ombre  de  la  vie  reli- 
gieuse, humble  et  cherchant  à  se  perdre  dans  la  foule  de  ses  compagnes. 
C'est  pour  elle  un  chagrin  lorsque  le  monde  la  vient  chercher  au  sein  de 
sa  retraite  et  que  quelque  circonstance  la  force  à  se  produire  encore.  Elle 
redoute  le  bruit  et  fuit  la  gloire  humaine.  Elle  repousse  loin  d'elle  tout 
ce  qui  peut  lui  rappeler  la  célébrité  de  son  nom  dans  l'univers  chrétien. 
Ensevelie  en  sa  cellule  ou  absorbée  dans  le  soin  des  malades,  elle  ferme  son 
oreille  à  tous  les  tumultes  de  la  terre  :  elle  en  détourne  sa  pensée  et  sou 
cœur  pour  se  recueillir  dans  la  paix  de  sa  solitude  ou  dans  les  joies  de  la 


240  NOTRE  DAME  DE  LOURDES. 

charité.  Elle  vit  dans  Thumilité  du  Seifijneur  et  elle  est  morte  aux  vanités 
d'ici-bas.  Ce  livre  que  nous  venons  d'écrire  et  qui  parle  tant  de  Berna- 
dette, la  sœur  Marie  Bernard  ne  le  lira  jamais.